Terroristes

Alessandro Stella

paru dans lundimatin#404, le 26 novembre 2023

La semaine dernière, le spécialiste de la contre-insurrection Jérémy Rubenstein s’intéressait dans nos pages à la manière dont nous pouvons qualifier, ou non, une « action terroriste ». Cette semaine, Alessandro Stella revient sur cet étrange vocable qui sature nos représentations et nos discours : le terrorisme. Sous la forme d’une mise au point succincte, l’historien propose de revenir sur l’automatisation, parfois schizophrénique, des usages de cette catégorie, répondant à des enjeux profondément culturels et politiques.

Depuis le 7 octobre 2023, quand les militants du Hamas et d’autres groupes de la résistance palestinienne ont percé à différents endroits les murs du ghetto-prison à ciel ouvert qui les enfermaient depuis 17 ans, pour ensuite tuer 1200 Israéliens entre militaires et civils et en enlever 240, le monde entier est sommé de qualifier ces actes de terroristes. Qui ne le ferait pas se rendrait complice desdits terroristes et cloué au silence et à l’infamie publique.

Cela tombe sous le sens que tuer non seulement des soldats mais aussi d’autres hommes, des femmes, des enfants, est une action terroriste. Selon le dictionnaire Larousse : « terrorisme est un ensemble d’actes de violence (attentas, prise d’otages, etc.) commis par une organisation pour créer un climat d’insécurité, exercer un chantage sur un gouvernement ou satisfaire une haine à l’égard d’une communauté, d’un pays, d’un système ».

La signification du terme terrorisme est claire et ne souffre d’aucune ambiguïté : c’est bien plus que faire peur, c’est inspirer la terreur chez autrui, chez l’ennemi désigné. Suivant cette définition, il va de soi que les actions commises le 7 octobre 2023 par la Résistance palestinienne ont été des actions terroristes. En même temps, il devrait aller de soi de qualifier les bombardements indiscriminés de l’armée israélienne sur Gaza, qui, depuis le 7 octobre dernier, ont déjà tué et blessé au moins dix fois plus de Palestiniens, d’actes terroristes. Détruire par des bombes des quartiers entiers, ensevelir sous les décombres ses habitants, bombarder des hôpitaux, des écoles, des lieux de culte, affamer, priver d’eau, pousser des populations à l’exode, sont évidemment des actes terroristes.

Alors pourquoi tous les médias mainstream d’Europe et des Etats-Unis reprennent et répercutent la distinction posée par le Gouvernement israélien et les chefs d’Etat occidentaux, à savoir parler du « terrorisme du Hamas » et de « l’inévitable riposte », de « la légitime défense d’Israël », de la « guerre Israël-Hamas » ? Il suffirait de tourner le regard vers les pays d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie, où non seulement les populations mais aussi leurs dirigeants réfutent cette dichotomie sémantique partisane. C’est que, depuis son invention et utilisation, la qualification de terrorisme a servi à délégitimer et à criminaliser des individus et des groupes d’opposition aux Régimes en place qui ont eu recours à la violence.

Passant outre l’étymologie du terme terroriste, qui le ferait remonter à l’époque jacobine, à la guillotine, à la terreur exercée par l’Etat français postrévolutionnaire, l’épithète « terroriste » a été utilisé en Europe depuis plus d’un siècle d’abord pour désigner les anarchistes régicides, puis les résistants aux Nazis et fascistes, puis les résistants algériens et autres militants des mouvements anticolonialistes, ensuite appliqué aux militants d’ETA, de l’IRA, de la RAF, des Brigades Rouges, d’Action Directe. Mais, et c’est très important de le souligner en ce moment, aussi pour stigmatiser des groupes sionistes (en particulier l’Irgoun, dirigé par Menahem Begin de 1944 à 1948) se battant contre le colonialisme britannique en Palestine, puis contre les résistants palestiniens à la colonisation sioniste (le Fatah et Yasser Arafat).

La trajectoire, le destin de ces deux hommes, Menahem Begin et Yasser Arafat, illustre à l’envie la question dudit « terrorisme ». Menahem Begin, le 22 juillet 1946, avait coordonné l’attentat de l’Irgoun contre l’hôtel King David à Jérusalem, qui avait fait 92 morts, dont 28 Britanniques, 41 Arabes, 17 Juifs et 5 non répertoriés. Begin a été aussi considéré responsable du massacre de Deir Yassin, le 9 avril 1948, qui avait provoqué la mort de 100 à 200 palestiniens de ce village à côté de Jérusalem. Engagé dans la guerre de 1967, devenu ensuite Premier ministre d’Israël, il négociera les accords de paix avec l’Egypte et, en 1978, il recevra pour cela le prix Nobel de la paix.

Quant à Yasser Arafat, après trente ans de combat contre l’Etat colonialiste d’Israël, de l’Egypte à Gaza, de la Cisjordanie à la Jordanie, de la Syrie au Liban, classé « terroriste » durant des décennies, il a reçu ensuite lui aussi le prix Nobel de la paix en 1994, en compagnie de Shimon Peres et Yitzhak Rabin, pour les accords d’Oslo. De terroriste à prix Nobel de la paix.

Alors, qui sont les terroristes ?

Depuis le début, le terme de terrorisme a toujours été utilisé par les Etats pour désigner, disqualifier, criminaliser leurs opposants qui, opprimés, discriminés, exclus, tués et emprisonnés ont fini par prendre les armes pour se défendre. Chaque Etat a construit ses terroristes. L’Etat turque a désigné ainsi le PKK, l’Etat syrien le FDS et le YPG, l’Etat russe les rebelles Tchéchènes, l’Etat chinois les résistants Ouighours, l’Etat birman les résistants Rohingyas, l’Etat colombien les FARC, l’Etat péruvien le Sendero Luminoso, l’Etat chilien le FPMR, etc. Chaque Etat a fabriqué ses terroristes, pour délégitimer ses opposants, pour pouvoir les anéantir, pour se maintenir au pouvoir. L’Etat d’Israël a utilisé à outrance cette arme de disqualification massive, contre le Fatah, le FPLP, le Hamas, le Jihad islamique, jusqu’à aboutir, en octobre 2021, sous le gouvernement de Naftali Bennett-Yaïr Lapid, à déclarer comme « terroristes » six ONG palestiniennes de défense des droits humains.

C’est pourquoi, et cela a fait scandale récemment, l’AFP en a tiré les conclusions et affirmé que : « « L’emploi du mot terroriste est extrêmement politisé et sensible. De nombreux gouvernements qualifient d’organisations terroristes les mouvements de résistance ou d’opposition dans leurs pays. De nombreux mouvements ou personnalités issus d’une résistance un temps qualifiée de terroriste ont été reconnus par la communauté internationale et sont devenus des acteurs centraux de la vie politique de leur pays. L’AFP ne décrit pas les auteurs de tels actes, passés ou présents, comme des “terroristes”. Cela inclut des groupes comme l’ETA, les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul, les FARC, l’IRA, Al-Qaeda et les différents groupes qui ont mené des attaques en Europe au siècle dernier, dont les Brigades Rouges, la Bande à Baader et Action Directe. » [1]

En fait, pour pouvoir parler librement de terrorisme (démarche en principe interdite, dans nos bons Etats où la liberté d’expression est soi-disant sacrée et inscrite dans la Constitution) il faudrait enlever les signes positif et négatif, le légal et l’illégal, l’étatique et le non institutionnel. Seulement à ces conditions, on pourrait alors regarder tous les massacres qui ont eu cours dans l’histoire sans s’aligner sur la version donnée par les Etats. Surtout, il faudrait pouvoir parler de terrorisme d’Etat, autrement plus puissant et meurtrier que le terrorisme pratiqué par ses opposants en armes.

Ainsi nous pourrions lire différemment les massacres de masse de populations civiles, commis par des Etats et leurs armées au nom des « impérieuses nécessités de la guerre ». Comme, par exemple, les bombardements des villes françaises, surtout en Bretagne et en Normandie, pilonnées en 1944-45 par l’aviation anglo-américaine, les Alliés, pour en déloger les troupes allemandes, causant au passage la mort de dizaines et de dizaines de milliers de civils français, victimes de « dégâts collatéraux ».

« Fortement touché, le pays a reçu 22 % du tonnage de bombes lâchées par les Alliés sur l’Europe pendant la guerre. Souvent maladroites, ces opérations n’ont pas manqué de toucher les civils et des bâtis qui n’avaient rien à voir avec leurs objectifs. C’est l’ensemble du territoire français qui est concerné. Au-delà des villes portuaires de Lorient ou de Brest par exemple, bases des sous-marins allemands dont l’attaque intensive était attendue, bien d’autres centres urbains majeurs du pays ont subi une grande violence. C’est le sort de villes comme Nantes, Caen, Le Havre et Marseille, pour n’en nommer que quelques-unes. Beaucoup de petites municipalités ont aussi été fortement touchées, voire parfois presque totalement détruites. Les bombardements stratégiques effectués par les Alliés ont donc été un événement majeur de la seconde Guerre mondiale pour la France. Pourtant, le sujet semble généralement ignoré. » [2]

Si on partait du principe humanitaire qu’un mort est un mort, un blessé un blessé, peu importe qui l’a provoqué, sa justification ou sa légalité, il faudrait regarder de la même manière les massacres de civils commis par les bombardements des Alliés sur les villes allemandes, Dresde et Berlin en particulier. Enfin dire que les bombes nucléaires lâchées sur Hiroshima et Nagasaki n’ont pas été le recours obligé de la guerre pour faire plier l’ennemi japonais, mais un monstrueux massacre de la population japonaise (entre 100 et 200.000 morts d’un coup). Pour terroriser les Japonais et les obliger à capituler, les Etats-Unis ont sans doute commis l’acte terroriste le plus meurtrier de l’histoire. Que dire enfin des centaines de milliers de morts, tués sous les bombes en Irak, en Afghanistan, en Syrie, pour combattre les terroristes et amener la « démocratie » chez les « barbares » ?

C’est que tous ces massacres de masse commis par des Etats et leurs armées, infiniment plus meurtriers que toutes les actions de guérilla des combattants résistants, sont restés et demeureront impunis. Car considérés par ces mêmes Etats commis au nom du droit, de la justice, de la liberté. Inimaginable d’inculper et traduire en justice des « libérateurs », des Churchill, Roosevelt, Truman, Bush, Blair, Obama, Sarkozy, Hollande. Alors que les prisons du monde entier sont remplies de « terroristes » condamnés à des années et des années d’enfermement, ou attendant depuis des années un éventuel procès. C’est le cas en particulier de 6000 prisonniers politiques enfermés dans les prisons israéliennes, auxquels viennent s’ajouter 2500 autres palestiniens de Cisjordanie arrêtés depuis le 7 octobre dernier, parfois accusés d’actes terroristes et le plus souvent inculpés de complicité ou d’apologie du terrorisme. Pour faire peur aux résistants, à leurs familles et à leurs amis, pour les empêcher de continuer leur lutte. Pour imposer le silence et la soumission, le recours au terrorisme paraît la règle de tous les Etats, dictatoriaux ou démocratiques qu’ils soient définis, les Etats colonialistes en particulier.

Alessandro Stella

[1Cf. site de l’AFP

[2Victor Bissonnette, « Une violence sous silence : le bombardement de la France par les Alliés », Cahiers d’histoire, vol. 36, numéro 2, hiver 2019, p. 153–178.

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