Comment reconnaître une action terroriste ?

Jeremy Rubenstein

paru dans lundimatin#403, le 13 novembre 2023

« Sera dite terroriste une action politique violente, sanglante et spectaculaire, décidée en fonction des effets psychologiques escomptés. » Le concept de terrorisme occupe une place centrale au sein du traitement politico-médiatique de la guerre à Gaza. Faut-il qualifier les massacres du Hamas [1] de terroristes ou s’agit-il de crimes de guerre ? Les bombardements israéliens indiscriminés relèvent-t-ils de la « défense légitime » ou du « terrorisme d’état » ?
Au milieu de l’horreur, de la cacophonie et de la confusion de ce dernier mois, Jérémy Rubenstein auteur de Terreur et séduction - Une histoire de la doctrine de la "guerre révolutionnaire" (La découverte) [2] propose de repenser et d’éclaircir historiquement cette notion : le terrorisme.

L’action terroriste n’est pas qu’un délire de l’antiterrorisme, mais qu’est ce ?
Alain Gresh, dans un entretien au Média [3], rappelle une évidence, nécessaire de souligner dans le capharnaüm des stridences médiatiques (j’y reviendrai) se déchainant depuis le 7 octobre : il n’existe pas d’« organisation terroriste », dans le sens où aucun groupe, parti ou mouvement n’a pour objectif ou programme le terrorisme en soi. « Organisation terroriste » est une nomenclature politique, en l’occurrence utilisée par les États-Unis et l’Union Européenne pour désigner le Hamas (ce qui leur interdit de parler avec cette organisation politique, obligeant de passer par des tiers). Il n’existe aucun consensus international sur une définition du terrorisme et encore moins sur une liste « d’organisations terroristes ».

La tentation d’évacuer le terme

A l’instar de nombre de personnes agacées par ce terme de « terrorisme », ou plus exactement par son utilisation ne servant qu’à délégitimer, Alain Gresh invite à l’évacuer des débats. Et, effectivement, dans son sens uniquement délégitimant, le terme est totalement inopérant puisque les terroristes d’hier sont des alliés d’aujourd’hui, et les alliés d’aujourd’hui sont les terroristes de demain, et nous-même seront bientôt désignés comme tels si ce n’est pas déjà fait. Chacun devient vite le terroriste de l’autre. Et, logiquement, conclut Gresh : « si le Hamas est une organisation terroriste, alors Israël est un État terroriste ».

Cette conclusion résonne avec la définition que donne Raymond Aron de « l’action terroriste », souvent citée mais mal citée car tronquée. Et pour cause, dans son ensemble, elle ne convient pas du tout à ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent de l’intellectuel de droite puisqu’elle renvoie dos-à-dos -comme le fait Alain Gresh- attentats et bombardements :

« Est dite terroriste une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques. En ce sens, les attentats dits indiscriminés des révolutionnaires sont terroristes, comme l’étaient les bombardements anglo-américains de zones. L’absence de discrimination contribue à répandre la peur puisque, personne n’étant visé, personne n’est à l’abri »

Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962

Néanmoins, si la définition d’Aron me semble la plus concise et juste possible « une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques », le paragraphe suivant apporte, à mon sens, de la confusion. Il suppose en effet que les bombardements obtiennent des effets psychologiques plus importants que ceux infligés aux corps et aux infrastructures. Que des bombardements massifs sur des villes cherchent, avant tout, à démoraliser la population pour amener son gouvernement à abdiquer, c’est possible. Il n’en reste pas moins que les bombardements provoquent une destruction massive « purement physique », si bien que l’exemple invoqué par Aron dissout la spécificité de la violence terroriste telle que précisément définie dans la phrase précédente.

Bombardements et attentats, un même terrorisme ?

Reprenons, Aron justifie de renvoyer dos-à-dos attentats et bombardements par « l’absence de discrimination » qui répand la peur dans les deux cas. Certes, mais alors absolument toute violence indiscriminée serait terroriste, si bien que le terme n’aurait pas beaucoup de raison d’être. Violence « terroriste » s’opposerait alors uniquement à celle « ciblée » -et c’est d’ailleurs tout le propos des propagandes tâchant de convaincre, contre l’évidence, que les bombardements évitent les civils, qui ne seraient que de malencontreux « dommages collatéraux ».

Cette opposition oublie la question centrale du coût : seuls des organisations riches (essentiellement des États) sont en mesure d’effectuer des bombardements. Par exemple, une seule bombe sophistiquée utilisée depuis un Rafale avoisine les 350 000 euros, selon son fascicule publicitaire. Certes, l’armée israélienne semble utiliser plus des produits étasuniens, à moins de 60 000 dollars l’unité mais vue la quantité qu’elle déverse sur Gaza, le coût reste hors de portée pour la plupart des organisations politiques. Le bombardement est une activité d’assassins riches. L’attentat peut faire baisser drastiquement le coût d’une activité similaire.

Ainsi, nous apportons cette précision, classique et essentielle, à la définition du terrorisme : il s’agit d’une arme de pauvres. Ou utilisé dans une stratégie du « faible au fort » pour parler avec le jargon militaro-journalistique. Comment réduit-on drastiquement le coût, tout en obtenant des « effets psychologiques hors de proportion avec les résultats purement physiques » ? Par l’image, la communication de l’horreur.

L’opposition absurde « démocratie » contre « terrorisme »

A écouter la doxa, on serait amené à croire que le terrorisme est un régime politique, puisqu’elle oppose sans cesse « démocratie » à « terrorisme ». Le ridicule confusionnisme d’une telle opposition entre deux termes de nature très différente, un régime politique versus une méthode d’intervention violente, devrait nous épargner d’y dédier une seule seconde. Mais elle occupe un tel espace médiatique qu’il faut bien rappeler qu’il est parfaitement possible de se revendiquer de la démocratie et d’utiliser le terrorisme.

Aux premiers jours de juillet 1940, la seule puissance européenne encore démocratique (se revendiquant de ce régime politique), la Grande-Bretagne, met en place un nouveau service, le Special Operation Executive (SOE) afin de combattre l’Axe sur le continent. A l’initiative de ce service, qui va bientôt chapeauter nombre de mouvements de résistance, le ministre de l’Économie de guerre, Hugh Dalton, explique les méthodes à employer :

« Cette “internationale démocratique” doit recourir à une grande diversité de méthodes, dont le sabotage industriel et militaire, l’agitation ouvrière et la grève, la propagande systématique, les attentats terroristes contre les traîtres et contre les responsables allemands, le boycott et l’émeute »
Lettre de Hugh Dalton à Lord Halifax, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, 2 juillet 1940 [4]

Faible et isolée, engagée dans une guerre totale face à la toute puissante Allemagne, la Grande-Bretagne reprend résolument à son compte toutes les méthodes utilisées par des organisations faibles face aux forts :

« Nous devons organiser en territoire occupé par l’ennemi des mouvements comparables au Sinn Fein irlandais, aux guérilleros chinois qui se battent en ce moment contre le Japon, aux irréguliers espagnols qui ont joué un rôle notable dans la campagne de Wellington ou – autant l’admettre – aux organisations que les nazis eux-mêmes ont développées de manière si remarquable dans presque tous les pays du monde. » (Ibid.)

La population est au cœur de la guerre totale

Les esprits les plus aiguisés (les autres ne cherchent même plus à donner un sens à leurs mots) parmi la mélasse intellectuelle servie actuellement dans les télés-radios-en-continue s’arc-boutent sur un point qui leur permettrait de distinguer le bon terroriste (le résistant d’hier) du mauvais (le musulman d’aujourd’hui, en somme) : la population civile. Le bon terroriste s’en prend « aux traitres et aux responsables allemands », le mauvais s’attaque aux civils.

Alors, malheureusement, cette distinction n’a aucune opérationnalité dans une guerre totale dont la particularité (ou nouveauté - par rapport au long processus juridico-militaire tendant à épargner la population civile de la guerre-) est, précisément, de la faire voler en éclat. Et ce n’est pas le Hamas ou n’importe quelle organisation actuelle usant du terrorisme qui a inventé ce concept de « guerre totale ». C’est l’état-major allemand de l’entre-deux-guerres, ensuite repris allégrement par toutes les armées occidentales, à commencer par la française dans ses guerres de décolonisation. La « guerre totale » ne distingue pas le militaire du civil.

D’ailleurs, pour n’en rester qu’aux distinctions du très démocrate (Labour Party) Hugh Dalton, si on peut concevoir à peu près ce que serait un « responsable allemand », le « traitre » est en revanche une notion très extensible qui désigne bien des civils.

Surtout, ce n’est pas vraiment la question qui se pose à qui conçoit une action terroriste. La question des cibles, les corps qui vont être tués -souvent de la manière la plus horrible qui soit-, se pose en fonction d’objectifs psychologiques. Le premier attentat, le 21 août 1941 au métro Barbès, de la résistance parisienne contre l’occupation allemande ne vise pas un soldat pour épargner les civils. Les résistants savent parfaitement que l’occupant prendra des mesures de rétorsion atroces contre les civils. C’est précisément le but recherché : montrer, et rendre insupportable, la nature de l’occupant. Sa réaction contre les civils est l’objectif de l’attentat.

Dans l’attaque résolument terroriste du 7 octobre, le Hamas a forcément des objectifs politiques et diplomatiques. Loin d’être un bon connaisseur de cette organisation politique, je ne m’aventurerais pas à les définir au-delà du plus évident : revenir sur la scène en tant que Palestinien, c’est-à-dire tâcher de pulvériser les « accord d’Abraham » (cette « solution » Bibi-trumpiste enjambant les Palestiniens de la scène arabe).

Si elle se pose, d’un point de vue terroriste, la question est de savoir si circonscrire l’attaque aux seuls militaires israéliens (autours de 300 de tués) provoquerait un choc psychologique à même d’ébranler ces accords et, plus largement, l’ensemble de la politique qui s’est habituée à ce que les Palestiniens crèvent à petit feu et par assassinats quotidiens [5].

Au vu des attentats qui ont marqué les vingt-cinq dernières années (dont la destruction des tours du Word Trade Center), et dans notre contexte général de surenchère spectaculaire de la violence sanglante (la moindre tuerie individuelle aux États-Unis provoque des dizaines de morts), il est probable que les stratèges des attaques du 7 octobre aient considéré que tuer uniquement des soldats ne provoquerait pas l’impact psychologique voulu. Ce sont les assassinats les plus insoutenables, et volontairement exposés, qui ont percuté l’agenda politique mondial.

La médiatisation définit l’intensité de l’acte terroriste, si bien que les stratèges de l’action utilisent l’infrastructure médiatique de l’ennemi. Ceux du Hamas savaient que chacune de leurs victimes auraient, dans les médias de leurs ennemis, des noms, des prénoms, des vies. Ils savaient que dans un pays comme la France, nous penserions que cet enfant arraché à la vie aurait pu être le nôtre.

Action terroriste et action génocidaire, des communications inverses qui définissent en partie l’action violente

Insistons lourdement, c’est le point crucial : le terrorisme se définit par sa communication. Dès lors, ce que fait Israël en Palestine ne relève pas du terrorisme. Depuis ses premiers bombardements massifs, et encore plus depuis que Tsahal attaque par terre, l’objectif d’Israël est de rendre ses massacres les plus opaques possibles. Les journalistes sont ciblés et un blackout est exercé. Ce genre de communication qui, à l’inverse du terrorisme, cache plus qu’elle n’expose, accompagne généralement les crimes d’épuration ethnique et de génocide. Ici, il n’y a pas de noms, pas de prénoms, pas de vies. Seulement des chiffres et des mots destinés à éloigner toute empathie (« animaux humains » et autres termes d’un long bestiaire anti-palestinien).

Renvoyer dos-à-dos la violence du Hamas et celle de l’armée israélienne dans une même catégorie « terroriste » n’a pas de sens. L’une est effectivement (ou techniquement) terroriste, l’autre est probablement génocidaire.

Pour résumer

Bref, dans son utilisation politique de dénigrement, afin de placer hors du champ politique « acceptable » une organisation, le terme n’apporte que confusion. Néanmoins, l’action terroriste peut aussi avoir une définition technique, comme méthode d’intervention politique violente, sanglante et spectaculaire. Sanglante car à ce stade on n’imagine plus une action non sanglante qui atteigne un haut impact psychologique. De plus, il est crucial de distinguer la nature des interventions politiques violentes selon un degré de la violence déployée (quoiqu’en pense un ministre de l’Intérieur, casser une vitrine ou saboter une grande bassine n’a strictement rien à voir avec une action terroriste). Spectaculaire car c’est dans sa capacité à sidérer non les victimes directes de l’attentat mais ses spectateurs que se définit la nature terroriste de l’action.

Jérémy Rubenstein

[1« Hamas », qui veut aussi dire « zèle » ou « ferveur », est l’acronyme de harakat al-muqâwama al-’islâmiya, en arabe حركة المقاومة الإسلامية « mouvement de résistance islamique »)

[2Pour voir notre entretien au long cours autour de son livre, c’est par ici

[4Citée par Michael FOOT, Des Anglais dans la Résistance. Le service secret britannique d’action (SOE) en France 1940-1944, Tallandier, Paris, 2013.

[5Rappelons que Gaza vit sous un blocus depuis 2007, le gouvernement israélien étant allé jusqu’à calculer le nombre de calories nécessaires à la survie de ses habitants, afin de ne pas laisser passer un sac de grain en « trop » https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/10/17/israel-a-calcule-le-nombre-de-calories-necessaires-aux-gazaouis_1776867_3218.html Affamer reste la manière la plus silencieuse de tuer et, d’ailleurs, aussi un moyen de s’enrichir : le ravitaillement de Gaza servait de variable d’ajustement pour l’agriculture israélienne qui pouvait, par exemple, éviter l’effondrement du prix d’une denrée en choisissant de l’envoyer au ghetto, voir « Affamer Gaza et s’enrichir » publié dans le journal Ha’Aretz et traduit par le Courrier International https://www.courrierinternational.com/article/2009/08/01/affamer-gaza-et-s-enrichir

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