Technodiversités génératives

Entretien avec Didier Demorcy

paru dans lundimatin#276, le 22 février 2021

Il est entendu que nous sommes censés être des incompétents qui déléguons aux compétents tout ce qui nous concerne au premier chef. Ici, les subsistances alimentaires dont on nous dit qu’il serait d’un incorrigible infantilisme d’imaginer que nous puissions nous les réapproprier.

L’entretien qui suit nous raconte d’autres histoires, celles passées mais aussi celles potentielles à venir. Anciennes histoires de semences et leur singularisation des milieux de vie. Nouvelles histoires où nous acceptons à nouveau l’épreuve de nos existences entremêlées. Il y est aussi question de formes d’autonomie (et donc de nouvelles inter-dépendances).

Avis aux lecteurs : le texte qui suit est technique. Il est technique sur des questions de botanique, de biologie, de réinvention d’un droit situé. Mais peut-il y avoir des révolutions sans des passions pour la technique ? Après tout, la technique ne revient-elle pas à porter une attention scrupuleuse aux modes d’existence enchevêtrés des êtres, humains et non-humains ?

Il s’agit alors peut être de ce que Yuk Hui appelle des cosmotechniques [1]. Un refus des logiques de casualité linaires, et de leur affreuse mise en réseau, qui font ’système’ et qui conduisent, inévitablement, à faire sombrer les rapports entre les êtres dans l’entropie de la totalisation. Ainsi, Yuk Hui nous dit-il : ’La cosmotechnique pose donc d’emblée la question de la localité. Elle est une enquête sur la relation entre la technologie et la localité, c’est-à-dire une recherche des lieux qui permettent à la technologie de se différencier’.

Et si nos rapports techniques aux choses, aux êtres ’autres’ était alors une question de co-animation ? Formes génératives de la technique et donc action de fragmentation contre la systématique du monde de la valeur. Si nous ne voulons pas que la technologie, dans sa monstrueuse composition totalisante, nous absente du monde, il nous faut à nouveau situer les techniques, toujours quelque part, dans les modes d’existence singuliers de nos rapports à des mondes pluriels.

Ce à quoi, il nous semble, les histoires de réapropriations semencières et d’interdépendances communales que nous propose Didier Demorcy font comme un écho.

Pour commencer, peux-tu nous parler du contexte actuel de la culture céréalière en Belgique ?
La plus grande quantité des céréales produites de nos jours en Belgique ne servira pas à nourrir des humain.e.s mais plutôt à fabriquer des bio-carburants ou à engraisser du bétail. Or, pour une bonne part, il s’agit de variétés panifiables !

Les meuneries et les boulangeries industrielles déclassent ces blés car ils ne répondent pas aux critères que ces fleurons de l’agro-alimentaire ont progressivement mis en place afin de pouvoir intensifier leurs processus de production. Le fameux gluten par exemple : la sélection variétale moderne cherche continuellement à renforcer la ’ténacité’ de cette protéine insoluble car elle confère aux pâtes une force et une élasticité telles que celles-ci supportent la violence d’un pétrissage mécanique intensif, s’accommodent de l’extrême rapidité des processus de panification et parfois même d’un passage au congélateur. Une des conséquences de ce déclassement quasi systématique des récoltes est le faible prix de vente de ces grains sur le marché céréalier - par ailleurs toujours plus ’mondialisé’. Dans ces conditions, un des seuls moyens dont disposent les agriculteurs afin d’obtenir un revenu passable est d’augmenter les quantités produites... D’où l’utilisation intensive d’engrais de synthèse et la création de variétés de céréales capables de les ’valoriser’. De là : l’usage de ’raccourcisseurs chimiques’ qui empêchent ces variétés ’améliorées’ (dites ’à haut rendement’) de verser sous le poids de leurs épis gavés. De là : l’obligation de recourir à des herbicides car les plantes ainsi nanifiées ne peuvent plus concurrencer efficacement les adventices. Et de là aussi – vu la densité des semis et la prolifération des maladies ainsi favorisées - l’usage de fongicides et d’insecticides... Bref : l’engrenage toxique de l’agriculture dite ’conventionnelle’ - aux prises, il est vrai, avec les tenaces habitudes de consommation induites par la société marchande et les multiples contraintes imposées par l’industrie alimentaire ’low-cost’ ! [2]

Li Mestère [3] défend activement la diversité semencière, peux-tu nous en dire plus sur la façon dont vous fonctionnez ?
La particularité de Li Mestère est d’être une association qui regroupe l’ensemble de la filière céréalière : paysans, meuniers, boulangers, brasseurs, chercheurs, et ’amateurs’ – tous réunis autour de la question, à nos yeux centrale, de la diversité semencière.

Afin de sensibiliser ’le public’ à cet enjeu mais aussi afin d’encourager une plus grande autonomie des agriculteurs quant au choix des variétés qu’ils mettent en culture, nous maintenons notamment une ’collection’ constituée autour de 4 axes : des espèces représentatives de l’histoire évolutive des céréales ; des variétés anciennes liées à l’histoire de la sélection variétale ; des variétés spécifiques à nos régions ; et enfin des variétés dites ’de pays’ (aux caractères non-fixés, variables et hétérogènes) qui nous semblent particulièrement prometteuses dans le cadre d’une agro-écologie respectueuse des plantes et des animaux, des cycles, des sols... et des humain.e.s qui en prennent soin et en vivent.

Cette collection témoigne de l’histoire longue de la sélection. Quelles en sont les bases biologiques ?
Dès que des êtres vivants s’intéressent de façon soutenue à d’autres vivants considérés comme une ressource, un processus de co-évolution émerge. Les animaux, en consommant préférentiellement, d’année en année, les feuilles, les racines, les graines ou les fruits de certaines plantes induisent une pression sélective, à laquelle les plantes répondent selon leurs moyens propres. Elles peuvent par exemple synthétiser des molécules dont la toxicité ne cessera de se complexifier à mesure que les systèmes digestifs de ceux et celles qui s’y intéressent et s’y risquent, trouveront les moyens de s’en accommoder. A l’inverse, à travers la production de fruits – ces ’leurres éthologiques’ (véritables compositions : couleurs, odeurs et saveurs incarnées) – les plantes tentent plutôt de rencontrer, de réguler et d’orienter ces appétits... ces désirs [4]. La saveur particulièrement sucrée des pommes serait ainsi le fruit d’anciennes noces bio-chimiques et gustatives entre pommiers sauvages et ours bruns dans les montagnes kazakhes...
En ce qui concerne les céréales cultivées, la pression sélective exercée par les humains a joué un grand rôle... Tu distingues notamment les variétés anciennes des variétés de pays, comment comprendre ces différences ?
Entre les céréales et les différents peuples ’chasseurs-cueilleurs’ qui les récoltaient et s’en nourrissaient déjà, des relations co-évolutives de cet ordre se sont également établies. Du côté des humain.e.s, l’augmentation de la part des céréales dans l’alimentation aurait induit (et aurait été rendue possible par...) un certain nombre d’adaptations physiologiques autorisant une meilleure assimilation du précieux amidon : production d’enzyme salivaire spécifique, transformation du microbiote intestinal, etc. Processus sans doute renforcés par la mise en place de pratiques culinaires nouvelles... que la disponibilité inédite de ce type d’aliments rendait à leur tour possible et souhaitable.

Ces relations se sont prolongées durant des millénaires sur des modes plus ou moins intensifs selon notamment l’importance des modifications aux milieux environnants que les pratiques agricoles et les modes de vie de ces différentes populations induisaient. Entre forêts-jardinées, horticultures sur brûlis et mises en culture de terres alluviales, des conditions de vie inédites s’offraient auxquelles les capacités de transformation des plantes ont été sensibles... initiant même parfois de véritables métamorphoses [5] ! De sauvageonnes à pleinement domestiques : un continuum s’est ouvert, fait d’adaptations spontanées à ces milieux changeants et de ’réponses’ aux sélections opérées par des humains attentionnés (pas uniquement motivés par d’éventuelles augmentations de rendement d’ailleurs : des aspects esthétiques et des préoccupations rituelles ayant pu intervenir également) [6].

Et plus ces plantes élues (céréales, légumineuses et leurs ’adventices’) [7] s’adaptaient aux préférences des cultivateurs, à leurs pratiques culturales et aux conditions pédo-climatiques locales, plus elles se différenciaient en populations spécifiques... au sein desquelles subsistaient néanmoins une variabilité et une hétérogénéité bienvenues : en cas de canicule ou de gel, de sécheresse ou de pluies abondantes, c’était tel ou tel ’sous-type’ qui prenait le dessus et assurait l’essentiel de la production de graines. De ces anciens compagnonnages toujours renouvelés - faits d’observations, de récoltes, de tris, d’échanges et de semis - ont émergé une infinité de variétés adaptées aux lieux et aux usages alentours... ’variétés de pays’, donc. [8]

Les variétés anciennes sont, elles, une invention récente ! Elles émergent progressivement à partir des années 1850/70 parallèlement à la profession de semencier qui se crée en inventant un nouveau type de sélection (dite ’généalogique’) [9]. Pour faire court, ces entreprises commerciales cherchent à repérer, à isoler et à transmettre aux générations suivantes des caractéristiques végétatives qui leur semblent... profitables. Ici aussi une sorte de co-évolution entre physiologie des plantes et façons culturales guide et oriente la sélection. La recherche initiale de précocité et de maturation homogène répondait ainsi aux contraintes nouvelles induites par la mécanisation des cultures et la marchandisation des productions agricoles qui se développaient alors. De même, la quête (toujours en cours) de variétés résistantes aux maladies deviendra d’autant plus indispensable que l’usage des engrais azotés s’intensifiera. Et si, peu à peu, des augmentations de rendement impressionnantes ont effectivement été obtenues, elles reposent sur un ensemble d’innovations technologiques et de dispositions culturales concomitantes et interdépendantes (engrais, amendements calcaires, mécanisation, remembrement, amélioration des transports, etc.) : le ’potentiel génétique’ de ces ’variétés d’élite’ ne peut s’exprimer qu’au prix de ce dispendieux ’alignement’ !

Par la suite, cette incessante création variétale s’inspirera de savoirs techniques et scientifiques de plus en plus ’hors sol’... jusqu’à en arriver aux errements que nous connaissons actuellement : si il n’y a pas de ’céréales OGM’ cultivées en Europe, d’autres techniques mises en place par l’industrie semencière - permettant l’hybridation et l’inclusion de ’ressources génétiques’ dans leurs nouvelles variétés - semblent potentiellement tout autant (sinon plus !) nuisibles [10].

En matière de variétés anciennes, Li Mestère ne s’intéresse donc qu’aux variétés mises sur le marché avant 1950 car c’est après cette date que se manifeste l’intérêt soutenu des sélectionneurs pour les potentialités du gluten et l’augmentation folle de l’usage des intrants.

Enfin... que ce soit parmi les variétés anciennes ou les variétés de pays, en pleins champs ou dans nos parcelles d’essais, nous avons régulièrement la joie de voir s’épanouir des céréales magnifiques – qui de plus donnent souvent d’excellentes farines dont le goût et les qualités nutritionnelles nous semblent compenser les rendements moindres (différences de rendements d’ailleurs contrebalancées - en partie, voire totalement - au niveau du revenu des agriculteurs par un meilleur prix de vente des récoltes et des coûts de production nettement inférieurs) [11].

Par rapport à l’accès aux semences, on entend parler de catalogues, de restrictions à la vente, de graines protégées par des droits de propriétés intellectuelles... Li Mestère participe à des luttes et mène des actions autour de la semence comme ’bien commun des peuples’ : pourquoi et comment ?
Les obtentions variétales modernes sont protégées par une série de réglementations juridiques et techniques qui visent avant tout à assurer le retour sur investissement des entreprises semencières. Le modèle économique et industriel de ces groupes (désormais mondialisés) repose notamment sur la production continuelle de ’nouvelles’ variétés dont le caractère innovant est attesté par un système de certifications qui porte sur les caractères distinctifs de la plante entière (sélection variétale traditionnelle) et/ou par un système de brevets basés sur les techniques mêmes qui modifient au niveau moléculaire l’information génétique des plantes (biotechnologies). Les modes de production et d’appropriation évoluent et, de plus en plus, se complètent et se renforcent mutuellement - les bénéfices induits, aussi.

Et si l’histoire des luttes contre ces différentes formes de ’privatisation du vivant’ est à la fois multiple, complexe, continue et pleine de rebondissements [12], certains droits et usages traditionnels ont tout de même été préservés : ainsi, différents traités internationaux affirment-ils – solennellement bien sûr ! - le droit des paysans et des paysannes à utiliser les graines issues de leurs propres récoltes comme semences [13].

Ces traités garantissent également le libre accès aux collections abritées au sein des différentes ’banques de graines’ mises en place et financées par des consortiums réunissant organisations internationales, centres de recherche, États et fondations privées [14]. Et c’est d’ailleurs auprès de certains de ces organismes que nous nous procurons une partie de nos variétés... à la condition expresse et contractuelle que nous nous engagions (même après des années de culture) à ne pas les revendre en tant que semences. Décrétées ’biens communs de l’humanité’, ces variétés – anciennes ou locales – ne sont disponibles qu’à des fins de recherche, de conservation et de ’sauvegarde de la biodiversité’. Mais si ce rattachement au domaine public empêche effectivement l’appropriation privée directe de telle ou telle variété, son corrélat principal est bien de garantir aux scientifiques et aux industries semencières un accès - libre et égal - à de potentiels parents. Autant de ’ressources génétiques’ - libres de droits donc ! – permettant par croisement ou inclusion directe de gènes l’obtention de nouvelles variétés qui, elles, ouvrent l’accès aux certifications et aux brevets... CQFD !

Au passage, cette mise sous tutelle du domaine public complique voire rend impossible, illégale et souvent dangereuse la défense des intérêts (y compris commerciaux) des communautés paysannes et indigènes qui ont accompagné ces plantes au long de leur émergence en tant que variétés locales... D’autant qu’à l’occasion de la signature d’accords commerciaux de libre-échanges, les États du Sud sont soumis à d’intenses pressions pour qu’ils s’engagent à reconnaître les droits de propriétés intellectuelles sur les semences... et qu’ils organisent le contrôle et la répression de pratiques culturales parfois ancestrales désormais frauduleuses. Peuples versus Humanité !  [15]

Au final, partout où cet ordre semencier composite – législatif, technique et marchand - réussit à s’implanter, seules les variétés certifiées et sélectionnées selon les critères retenus par l’agro-industrie peuvent être légalement commercialisées. Et si pour l’instant, au niveau mondial, plus de 90% des semences mises en terre chaque année par les paysan.ne.s échappent encore à ce type d’appropriation marchande (la solidarité entre paysan.ne.s ne cessant, ici et ailleurs, de ré-inventer ses voies et ses moyens propres)... la question se pose tout de même du développement possible de réseaux semenciers paysans autonomes : l’accès aux différentes ’aides’ d’État (le plus généralement vecteurs de ’modernisation’ forcée), aux ’assurances Récoltes’, aux crédits et aux certifications en tous genres (y compris ’bio’) étant de plus en plus drastiquement conditionnées à l’utilisation de ces semences ’légales’.

De plus, la mise en place des réseaux de production et de distribution de semences paysannes – locaux et auto-gérés, s’appuyant sur un travail de sélection collaboratif - est d’autant plus nécessaire que même pour les variétés destinées à l’agriculture biologique, ces fameux tests de certification sont le plus souvent réalisés dans des conditions de cultures conventionnelles – apports d’azote et insecticides compris.

Li Mestère tente donc de contribuer à cette lutte pour l’instauration de nouveaux types de Communs autour des semences par la ré-appropriation, la diffusion et le partage d’un certain savoir semencier : culture, observation, sélection, reproduction – voire croisement. Sachant qu’il s’agit de raviver des savoirs anciens plus ou moins abandonnés, plus ou moins oubliés, tout en les adaptant aux conditions de cultures et aux pratiques actuelles...

Il y a donc une dimension collective importante dans le travail de Li Mestère, peux-tu nous en dire plus ?
Li Mestère considère que l’autonomie alimentaire ne doit pas être laissée à la seule responsabilité de professionnels. Ainsi pour la reproduction de notre collection, nous faisons appel à des ’jardiniers-conservateurs’. Des ’amateurs’ qui décident de dédier quelques micro-parcelles de leur terrain à la mise en culture de différentes variétés. Cet apport est important également parce qu’il nous permet de maintenir notre collection de façon dynamique : en cultivant les variétés dans différents endroits en Belgique, nous les confrontons à des sols différents, à des conditions climatiques variées, à des pressions sélectives diversifiées. Conserver de manière vivante une variété, c’est lui permettre de s’adapter et donc de changer ! A l’inverse de l’agro-industrie, nous ne considérons pas la conservation des variétés comme la préservation de ressources génétiques fixes dans lesquelles puiser, mais bien comme la restauration et l’entretien de la vitalité et du potentiel de transformation de plantes – toutes singulières. [16]

D’autre part, nous participons avec l’association Bio Wallonie [17] et deux centres agronomiques [18] à une ’recherche participative’ [19] qui a pour objet la création d’une nouvelle population de froments issue de croisements multiples entre différents ’parents’ choisis dans nos collections suivant des critères agro-écologiques définis collégialement par les agriculteurs et les chercheurs. Le froment étant une espèce ’autogame’ (qui s’auto-féconde à plus de 95%), il s’agit d’aider - de forcer, diraient certains - ces différentes variétés à s’entre-féconder en prélevant et en rapprochant manuellement le pollen de l’une du stigmate des autres... Cette manipulation minutieuse mais ’low-tech’ a pour but de générer un maximum de variabilité et de diversité (génétique et phénotypique) à partir desquelles des ’paysans-chercheurs’ – auxquels en appelle le projet ! - pourront sélectionner des blés adaptés à leurs terroirs et à leurs micro-climats locaux. Face aux bouleversements climatiques en cours, dont les aléas à répétition des dernières années ne représentent encore sans doute qu’un avant-goût, la plasticité et la résilience potentielles de ces populations hétérogènes ’contemporaines’ nous semblent une piste intéressante afin de garantir au mieux de possibles futures récoltes. Et, même si d’autres approches moins ’invasives’ ou moins ’délibérées’ existent et s’expérimentent déjà dans certains de nos champs – la création par exemple de mélanges inédits de variétés de différentes provenances (incluant des variétés plus méridionales ou plus continentales) - il nous semble que la dimension d’apprentissage collectif de ce projet pourrait à terme se révéler extrêmement importante : des pratiques et des savoirs issus de mondes différents - et longtemps opposés – cherchent désormais à trouver les moyens de s’entre-accorder.

Dans le même ordre d’idée, depuis les années 1980-90, on assiste à l’essor de nombreuses techniques agro-écologiques [20] (engrais verts, semis sous couvert, rotations longues, agroforesteries, etc.) qui cherchent à restaurer et à renforcer les cycles naturels grâce auxquels la fertilité des sols se renouvelle (voire augmente !) - tout en prenant en compte le fait que la disponibilité et la qualité de la fumure d’origine animale posent d’ores et déjà problème. Cette conjonction astucieuse et novatrice de façons culturales (fruit de rapports enfin collaboratifs entre agriculteurs et chercheurs) nous intéresse également et ce bien qu’en l’occurrence les variétés anciennes et de pays soient particulièrement peu gourmandes en matière d’engrais [21] : la taille de leur feuillage et de leurs pailles, l’importance des surfaces ainsi offertes à la photosynthèse, l’extension de leurs systèmes racinaires et l’association symbiotique étroite qu’elles semblent entretenir avec les bactéries et les champignons du sol leur confèrent de fait une surprenante capacité à tirer parti de ’sols pauvres’ – dégradés, acides, peu ou pas fertilisés [22]...

Nous sommes passés de la gourmandise des ours kazakhs aux préférences alimentaires des agriculteurs néolithiques ; de l’agro-industrie semencière aux paysans-chercheurs, comment ces différents éléments se relient-ils plus spécifiquement aux contextes urbains ?
Peut-être devrait-on essayer de penser les rapports entre ville et campagnes sous l’angle des transferts de fertilité ? Car si cette alliance entre plantes relativement autonomes et façons culturales régénératives me semble bien laisser entrevoir l’espoir d’une certaine ’autarcie’ des cultures [23]... d’ici là : il y a urgence à préserver le potentiel de fertilité des sols !

Sans parler ici des pertes causées par l’érosion éolienne ou pluviale sur des sols en manque d’humus stable, une condition essentielle doit être rencontrée : les matières organiques exportées des champs à travers les récoltes doivent trouver le moyen d’y être, au moins partiellement, recyclées... Comment dès lors éviter que les récentes aspirations citadines à une ’alimentation respectueuse et saine’ ne rejouent ou n’accentuent d’anciens déséquilibres ? Car pour renouveler ces sources essentielles de fertilité qui se perdent en masse dans nos égouts, polluent les nappes phréatiques, encombrent les fleuves et asphyxient le littoral, d’intenses trafics de matières ont été – et sont toujours - organisés à base d’importation et de transformation d’hydrocarbures, d’intrants extorqués à d’anciennes colonies ou d’achats massifs de terres – proches et lointaines. Appropriations, remembrements, expropriations, déplacements de populations, enclosures... les procédés sont multiples et anciens !

Comment donc ne pas reproduire les rapports essentiellement extractifs qui lient ville et campagnes – le plus souvent reléguées au statut d’arrière-pays, de périphéries, d’hinterlands ? Peut-être est-ce là une des nombreuses tâches que devrait prendre en charge cette économie circulaire et vertueuse que certaines planifications urbaines actuelles appellent de leurs vœux ? Imaginer les moyens de se réapproprier collectivement une gestion fine de l’ensemble des ordures organiques produites en ville – matières fécales d’origine humaine incluses – afin que celles-ci puissent à nouveau contribuer à la fertilisation des sols alentours ? Concevoir de nouveaux types de ’fermes de boue’ [24], pour que prenne fin la malédiction du ’tout à l’égout’ et que les villes cessent de se développer hors sol.

Pour en venir à la question que ce numéro de la revue Mauvaise Herbe cherche à aborder sur le rôle des villes dans la mise en place d’une possible résilience alimentaire... quels éléments faudrait-il prendre en compte lors de la création de circuits dits ’courts’ centrés sur les céréales ?
L’engouement récent pour les variétés anciennes et de pays manifesté par quelques enseignes de distribution alimentaire et par certains grands propriétaires terriens (véritables agro-investisseurs désormais) nous semble préoccupant : leur habilité conjointe à échafauder de nouveaux ’marchés de niche’ (censément labellisés et certifiés) n’ayant d’égale que leurs capacités d’investissement et leurs aptitudes à ’intégrer’ les filières ! Il me semble donc important de continuer à nous interroger sur comment ne pas mettre en place - ou participer à - des systèmes d’approvisionnement où, de fait, la demande contrôle l’offre. Il s’agit que tous les membres de la chaîne céréalière et boulangère puissent bénéficier d’une juste rémunération de leur travail : pas question que la plus grande part de la plus-value engendrée – du grain au pain ! - soit capturée par les maillons ultimes comme c’est le plus souvent le cas dans le cadre des échanges marchands capitalistes.

Nous cherchons donc à encourager de nouvelles formes de Communs basés sur des partenariats de longue durée entre agriculteurs, meuniers et boulangers. Nous proposons, par exemple, d’établir des conventions visant à rétribuer l’agriculteur sur base de son travail - et pas seulement en fonction de la quantité de céréales produites. Les besoins annuels en farine des partenaires ayant été évalués, une certaine étendue de terre est mise en culture, et ce sont ces travaux (préparation des terres, semis, entretien des cultures, récolte, tri et stockage) qui sont rémunérés selon un prix fixé par avance sur une base pluriannuelle.

Des mécanismes de compensation en fonction de la quantité des récoltes et des prix du marché peuvent être mis en place au besoin. Chacun restant libre bien sûr d’écouler sa production restante à travers d’autres circuits...

En multipliant ce type de partenariats et en y associant une réflexion sur le ’juste prix du pain’ (contributions libres, prix garantis, tarifs différenciés, etc.), nous pensons qu’il serait possible de créer de nombreux circuits... disons ’ultra-courts’ à même d’assurer l’approvisionnement de collectifs citadins constitués à l’échelle des quartiers qui, en retour, accepteraient de s’engager dans des rapports à long terme : ’abonnements’, pré-commandes, investissements partagés, etc. A l’écart des injonctions moralisatrices et mercantiles que les experts en marketing ne cessent d’adresser à l’une de leurs cibles favorites du moment : les ’consom’acteurs’ - en passe de devenir l’archétype même de l’individu (néo)libéral (éco)responsable – il s’agit donc d’expérimenter et de mettre en place des relations de production et de distribution impliquant des formes d’alliances réciproques...

Pour des pains goûtus et solidaires.

Didier Demorcy est réalisateur, administrateur de Li Mestère (association belge, membre du Réseau Semences Paysannes). Merci à : Axel Colin, Marc Dewalque et tous les autres membres de Li Mestère... Une première version de cet entretien, mené par l’anthropologue Livia Cahn, est parue dans la revue La Mauvaise Herbe de l’Université Populaire d’Anderlecht, Bruxelles : https://universitepopulairedanderlecht.be/index.php/revues

[Photo : Caroline Vincart]

[1. Yuk Hui, La question de la technique en Chine. Editions Divergences (date de parution : mai 2021).

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[2. Voir par exemple : Histoire des agricultures du monde. Du Néolithique à la crise contemporaine. Marcel Mazoyer et Laurence Roudart. Éditions du Seuil, 2002.

[3. En wallon du Sud-Luxembourg belge, Li Mestère signifie ’méteil’ : froment et seigle (ou avoine) que les paysans semaient en mélange afin d’augmenter la résilience de leurs cultures.

[4. Voir par exemple : Le ravissement de Darwin. Le langage des plantes. Carla Hustak et Natasha Myers. Les Empêcheurs de penser en rond. Editions la découverte. 2020.

[5. En témoignent par exemple, les différences physiologiques entre téosintes et maïs domestiques : taille des épis bien sûr mais aussi passage d’un port ramifié à une dominance apicale stricte...

[6. Voir notamment : Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers états. James C. Scott. La Découverte, 2019. Et la critique que Charles Stépanoff a fait de ce livre : https://www.terrestres.org/2020/06/26/comment-en-sommes-nous-arrives-la/

[7. Dans ces ’premiers champs’, de nombreuses plantes considérées de nos jours comme des ’mauvaises herbes’ étaient sans doute tolérées, favorisées, voire cultivées à dessein... formant des communautés de plantes affines - ces ’associations’ dont l’agriculture et la sylviculture ne cessent de redécouvrir les vertus botaniques.

[8. En 1935, un chercheur suisse a ainsi collecté plus de 110 variétés locales d’épeautre en ne visitant pourtant qu’une petite vingtaine de villages des Ardennes belges.

Pour toutes ces questions : Blés de Pays et autres céréales à paille. Ruth Stegassy et Jean-Pierre Bolognini. Les Éditions Ulmer, 2018. Notre pain est politique. Les blés paysans face à l’industrie boulangère. Groupe blé (Ardear Aura), avec Mathieu Brier. Éditions de la dernière lettre, 2019. Le Pain, de la sélection à la cuisson. Marc Dewalque. Éditions Seconde Mouture. A paraître...

[9. Gènes, pouvoirs et profits. Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM. Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas. Éditions Quae, 2009.

[10. Techniques de sélection végétale. Évaluation pour l’agriculture biologique. Dossier FiBL, 2001 : https://www.fibl.org/fr/boutique/1201-selection-vegetal.html

[11. Sans compter bien sûr l’impact qu’auraient sur ces mêmes revenus toutes les prétendues ’externalités’ si elles étaient prises en compte : santé des populations et de l’environnement, pollution, biodiversité, maintien d’une vie villageoise et rurale, etc.

[12. Keeping seeds in our hands : the rise of seed activism. Karine Peschard et Shalini Randeria. The Journal of Peasant Studies, 47:4. 2020.

[13. Notons qu’en France par exemple, ce ’droit’ repose sur le paiement d’une taxe... significativement dénommée : CVO - Contribution Volontaire Obligatoire !

[14. Pour la réserve mondiale de semences du Svalbard en Norvège, la Fondation Syngenta par exemple... leader mondial dans la recherche liée à l’agriculture - en particulier la production de produits phytosanitaires et de semences. https://www.syngenta.fr/

[15. Sur toutes ces questions, voir : Droits de propriété industrielle et ’communs’ agricoles. Comment repenser l’articulation entre domaine public, biens collectifs et biens privés ? Frédéric Thomas. In : Repenser la propriété, un essai de politique écologique. Sous la direction de Sarah Vanuxem et Caroline Guibet Lafaye. Presses Universitaires d’Aix-Marseille. 2015.

[16. Nous organisons chaque année des visites de collection et une fête des battages...

Bienvenue à tous et à toutes : https://www.limestere.be

De nombreuses associations membres du Réseau Semences Paysannes font de même dans différentes régions de France : https://www.semencespaysannes.org

[17. Association pour la promotion et l’encadrement de l’agriculture biologique : https://www.biowallonie.com

[18. Le Centre Wallon de Recherches Agronomiques : http://www.cra.wallonie.be/fr/cra-w

et le laboratoire d’Agroécologie de l’Université Libre de Bruxelles : https://www.agroecologie-ulb.net

[19. Notre action s’appuie ici aussi sur des échanges avec d’autres réseaux – notamment le Réseau Semences Paysannes – engagé lui aussi (et de longue date) dans ce type de recherche et de collaboration.

[20. Techniques et usages dont certaines formes culturales non-européennes témoignent également.

[21. Pire encore : les excès d’apports azotés gorgeant leurs épis et affaiblissant leurs longues tiges... orages et grands vents les couchent au sol et la qualité des moissons s’en ressent !

[22. Autre exemple d’une certaine forme de coévolution : la domestication du seigle (devenue la céréale des terres froides par excellence) qui a ouvert la colonisation des contrées les plus septentrionales à certains peuples agriculteurs.

[23. Pour toutes ces questions : Agriculture naturelle. Répondre aux nouveaux défis. Joseph Pousset. Éditions Agridécisions, 2008. Et aussi : http://www.didierdemorcy.be/Joseph-Pousset-32

[24. Ananda Kohlbrenner, ’De l’engrais au déchet, des campagnes à la rivière : une histoire de Bruxelles et de ses excréments’, Brussels Studies : http://journals.openedition.org/brussels/1224

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