Alain Badiou et Éric Hazan au secours de Blanche Gardin

paru dans lundimatin#436, le 9 juillet 2024

Lors d’une soirée caritative, Blanche Gardin a fait mine de revendiquer son « antisémitisme » pour épingler l’utilisation infondée de cette accusation contre les défenseurs de la cause palestinienne. Décrié, son sketch met en lumière le propos du philosophe Alain Badiou et de l’écrivain Éric Hazan (récemment disparu) dans un petit livre datant de 2011 : « l’Antisémitisme partout ».

« Je m’appelle Blanche et, depuis le 7 octobre, je suis antisémite. » C’est avec ces mots provocateurs et un air accablé que Blanche Gardin s’est présentée au public, le 1er juillet, lors d’une soirée caritative en faveur de la population palestinienne, Voices for Gaza. Accompagnée sur scène par l’humoriste Aymeric Lompret (qui a démissionné de France Inter après le renvoi de son collègue Guillaume Meurice) dans le rôle de l’animateur, Gardin s’est prêtée à une parodie de réunion des AA (pour « Antisémites Anonymes ») : « J’ai posté un appel à manifester pour le cessez-le-feu. – Et tu n’as pas senti que c’était antisémite ? » Elle exprime sa « gratitude pour tous ces gens qui [l]’ont insultée, tous ces gens qui [lui] ont fait ouvrir les yeux sur [son] antisémitisme ». Et de conclure le sketch sur l’islamophobie qui pourrait lui sauver la mise mais dont elle ne peut se prévaloir car elle est « antisémite », et que « l’un exclut l’autre » (« Si t’es islamophobe, ça te protège de l’antisémitisme »), non sans avoir égratigné au passage une autre humoriste de France Inter, Sophia Aram, aux positions proches de celles du Printemps républicain ; parmi ceux qui ont volé au secours d’Aram, l’ex-Premier ministre Manuel Valls, qui sur Sud Radio, le 4 juillet, a critiqué « ceux qui veulent remplacer sur la scène publique Dieudonné » (nul besoin de faire un dessin : sa réponse confirme, s’il en était besoin, la pertinence du sketch…).

En 2011 sortait un petit livre fâcheusement oublié depuis, qu’est venue rappeler la disparition d’un de ses auteurs, le 6 juin dernier : « l’Antisémitisme partout ». Dans cet essai de 60 pages au titre lapidaire, le regretté Eric Hazan, écrivain et fondateur des éditions de La Fabrique, et le philosophe marxiste Alain Badiou s’attachent à décrire la façon dont l’accusation d’antisémitisme a commencé (ou a fini) de miner le débat public en France dans les années 2002-2004 – une méthode éprouvée dans un contexte politique, social et géopolitique bien particulier et échafaudée, paradoxalement (quoique pas tant que ça), par des intellectuels issus de la gauche anticapitaliste comme André Glucksmann, Jean-Claude Milner ou Alexandre Adler qui avaient viré de bord : « Pour eux, quiconque proteste contre les exactions du gouvernement israélien en Palestine occupée ou s’inquiète de la persécution policière des jeunes en France est un nostalgique qui, sans toujours en être conscient, a remplacé le prolétariat défunt par les terroristes barbus. A ce compte, nous pourrions d’ailleurs leur demander s’ils sont bien conscients d’être, eux, un détachement d’intellectuels spécialisés, au service des formes actuelles de la domination réactionnaire, sous la protection de l’armée américaine et avec l’Etat d’Israël comme poste avancé face à la barbarie. »

« Stigmatisation passe-partout »

Pendant ces années post-11 Septembre, la guerre américaine fait rage au Moyen-Orient (Irak et Afghanistan), l’élection présidentielle française est marquée par la performance de Jean-Marie Le Pen au premier tour (qui « servira à réduire l’antisémitisme musulman et le comportement anti-israélien, parce que [c’est] un message aux musulmans leur indiquant de se tenir tranquilles », déclare alors le président du Crif, Roger Cukierman, dans la presse israélienne), tandis qu’en Palestine la seconde Intifada est violemment réprimée par l’armée israélienne.

Pour les auteurs, qui ne contestent pas a priori l’existence d’actes hostiles visant des juifs en France à ce moment-là, la dénonciation d’une « vague d’antisémitisme » est un « contre-feu » à l’indignation suscitée par les sanglantes opérations conduites contre les Palestiniens. Et les gardiens de l’ordre social de saisir l’aubaine constituée par cette « stigmatisation passe-partout » afin de discréditer toutes sortes d’adversaires et de s’assurer que « certains choix d’apparence très éloignés, et où “juif” n’apparaît pas, [passent pour] antisémites » : « Comme les vieux staliniens étaient capables de juger qu’une musique anodine était “objectivement impérialiste”, la grande victoire […] de tout ce courant est d’avoir créé l’antisémitisme “objectif”, ce qui entraîne l’intéressante possibilité de déclarer “antisémite” à peu près n’importe quoi, et donc n’importe qui. »

Lire aujourd’hui, treize ans après sa parution et alors que plus de vingt ans nous séparent de l’année qui a vu naître cette campagne idéologique (2002), le livre de Badiou et Hazan donne l’occasion de vérifier l’adage selon lequel l’histoire tend à se répéter, en pire parfois – les guerres violentes et les conflits larvés se multiplient, l’ONU parle d’« extermination » à propos des crimes israéliens à Gaza, la France a connu des attaques terroristes meurtrières et la répression de plusieurs mouvements sociaux, les plus hautes fonctions sont désormais à la portée des héritiers de Jean-Marie Le Pen, les actes antisémites et racistes connaissent une recrudescence exponentielle – et de constater l’actualisation de sa dimension prophétique : « Il faut s’attendre à ce que les “jeunes de banlieue” et les “intellectuels progressistes” soient prochainement traités d’antisémites par le Front national […]. »

Revenons à Blanche Gardin et à ce sketch, joué devant une salle acquise mais dont elle savait qu’il franchirait les murs de La Cigale et lui attirerait les foudres de « ceux qui voient des antisémites partout » (se rappeler la sortie de Manuel Valls sur Sud Radio) – d’une certaine manière, ils sont invités à lui donner la réplique. A-t-elle lu le livre de Badiou et Hazan ? On ne saurait dire ; le fait est qu’elle suit à la lettre le conseil formulé dans son dernier paragraphe, qui exhorte à désamorcer la peur, possiblement tétanisante, d’être l’objet de telles accusations et à démasquer ces « nouveaux inquisiteurs » en mettant au jour le service rendu à une idéologie réactive (cibler l’antisémitisme afin de valider d’autres discriminations), ainsi qu’à eux-mêmes : « Finalement, on ne peut pas, il ne faut pas se défendre. La seule réaction efficace, c’est l’attaque. Il faut démonter le système, montrer de quelle colline parlent les accusateurs, quel est leur passé, quelles sont leurs raisons politiques, quels avantages personnels ils tirent de leurs mensonges, quels sont leurs liens et leurs complicités. »

Pauline Chopin


L’Antisémitisme partout. Aujourd’hui en France, par Alain Badiou et Éric Hazan, février 2011, La Fabrique éditions.

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