Sortie sous confinement

[Poème] - par Philippe Tancelin

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Les Hommes sont mal renseignés ou ont perdu le sens des mots ou mieux encore, ont confiné les mots dans le sens qui leur agrée exclusivement. Ainsi quand ils disent « sortir », c’est souvent pour enfermer le dehors dans leur dedans et n’entrouvrir leurs yeux qu’une ou deux fois par siècle.

C’est à sortir sous confinement sanitaire, selon des croisements sans demain, des rues en avalanche de vide, qu’ELLES apparaissent dans cette immensité qui nous les rend étrangères… VOYONS-LES

Voyons-les…
Quel sourire les possède encore ?
Quels chants dans les arbres bercent leur nuit ?
Comme marbre posé à l’angle de mes rues
que se dit-il à leurs lèvres closes
Elles sont là…par une aveugle présence
qui les rend intouchées

Sous le lin épais de leur errance
s’abrite une saison familière qui approche
tandis que retombe de leurs mains
la matière indicible de l’attente
lorsque le souffle a ce goût de finitude
et que la mort prend patience à dicter son rôle

Voyons-les…de tout leur être de fêlure
par le cuivre martelé de leur teint
par la cicatrice cavalière qui chemine leur cerveau
par leur étoile détachée du ciel abreuvant l’asphalte
par leur tempes nues gagnées d’une pudique cendre
par le plus grand désert qui s’accomplit
au pas étourdi de la danse sociale
par la mer tombée de ses abîmes
dans la bestialité frontalière d’un « capitalisme maîtrisé » [1]

Voyons-les…à la lueur vigilante des blessures
qui dialoguent avec la prophétie
Voyons-les ravinées…brisées…mais là superbes
et si tôt présentées devant l’irréversible

Voyons-les venir du grand effacement de futurs
sous la valse du hasard des naissances
Voyons-les très en ailleurs
d’une attestation de déplacement dérogatoire
au cœur irrévocable du présent
parmi l’inerte des étangs
Voyons-les répandues sur l’usure des exils

Dans quelle coupe levée à leur silence
buvons-nous nos santés ?

Où…le désarroi de nos places face à des miroirs sans fond ?
Où…la barque du poème inquiété
de la défaite du peuple de mains promises ?
Où…la vigne quand c’est son tour
de tailler nos mots sous le grésil ?

A QUAND…notre regard tendant un oiseau
à la note de leur présence ?
A QUAND…ce clair de rivage au fil d’un sourire ?
Par quelle déchirure de doubles
ce qui ne veut pas voir
soudain dirait l’autre qu’il est ?
Par quelle levée de vents
flotteront nos cœurs sous pavillon de compassion ?

Voyons-les…tendre la main aux pleurs
qui nous viendraient en rêve
du pays de leur fierté fracassée

Elles pressentent la disparition de nos cercles
d’indifférence
Elles veillent en icône
la détresse assouvie de nos contours humains

Voyons-les… Voyons-les…
Roumaines, afghanes, syriennes, autres
et mêmes figures du loin éternel
Voyons-les ces femmes de tous les horizons de nuit
adossées à nos forteresses
Elles effleurent les peurs qui nous contiennent
Elles portent contre leur hanche l’étoile endormie
de leur amertume
Voyons-les ces Piéta de nos cités
Interdites à leur beauté
Regardons-les d’argile en ces temps confinés
Entendons-les ces gardiennes de nos seuils du supportable
Elles disent dans leur incandescence de cire
L’irrévocable fuite de notre humanité
Elles témoignent de nos manquements
face à l’impartage
Elles disent ce qu’il nous faut recouvrer d’origine
pour pallier la certaine fin d’une incertaine histoire
Voyons-les par ce sceau d’alerte qui résonne dans nos applaudissements de 20H
Voyons-les de tout leur corps, de leur aura d’aurore
Elles sont ce signe de notre inconsolable dans l’initial

Philippe Tancelin

5 avril 2020

[1Lors d’un débat sur France inter le 4 avril 2020 : expression de Monsieur Pascal Lamy, ancien directeur général de l’organisation mondiale du commerce, président du forum de paris sur la paix, évoquant l’après crise sanitaire mondiale.

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