Seul face à l’art, entre les ruines de la culture

Thibaud Croisy

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

Il y a plusieurs années, alors que je commençais à faire de la mise en scène et qu’un théâtre m’avait sollicité pour donner un workshop, j’avais imaginé un projet intitulé Réduire l’offre. Ironique, le titre était moins un mot d’ordre qu’une tentative éperdue pour enrayer une offre culturelle qui m’apparaissait comme exponentielle et porter un coup d’arrêt à cette inflation d’ateliers, de stages, dont l’objectif me semblait être de « faire faire quelque chose aux gens », c’est-à-dire de les occuper, les sensibiliser, les divertir au sens étymologique du terme (les détourner de l’ennui).

Alors, j’avais pris le contrepied de cette tendance et proposé à un petit groupe de se réunir pour ne rien faire, dormir, rêver, ce qui ne manquait pas de questionner chacun sur le dispositif culturel dans lequel il était pris et qui le transformait inexorablement en « amateur » ou en « bénéficiaire ». À cette époque, il me semblait aussi qu’on commençait à tracer une ligne de démarcation très problématique entre la création artistique, jugée élitiste et peu rentable, et des actions culturelles soi-disant « populaires », « démocratiques », et grâce auxquelles le public serait enfin « actif » [1].

Plus tard, à l’invitation du Centre d’art contemporain de Brétigny, j’ai tenté d’aller un peu plus loin. Je venais de lire Asphyxiante culture (1968) de Jean Dubuffet. Je ne sais pas si ce livre a changé ma vie mais il a profondément modifié le regard que je portais sur la culture, mon milieu professionnel. À la fin de son essai, Dubuffet imaginait des « gymnases nihilistes », « instituts de déculturation » où serait proposé « un enseignement de déconditionnement et de démystification » [2] culturelle. De divagations en rêveries, j’ai voulu le prendre au mot et voir s’il était possible de réaliser son souhait. Ainsi, j’ai proposé à des metteurs en scène de soumettre un de leurs projets en cours, non à des directeurs de théâtre susceptibles de les produire et les diffuser, mais à une assemblée de spectateurs éclairés (le « gymnase nihiliste ») qui serait chargée de les expertiser et d’en annuler un. Toute une logique culturelle était ici inversée puisque l’expertise n’était plus élaborée par des professionnels mais des spectateurs et qu’elle ne visait plus à faire exister un projet mais à le suspendre. Autrement dit, en soustrayant un spectacle aux regards et en le laissant à l’état de projet, de rêve, j’essayais de réduire réellement l’offre et de voir si une œuvre pouvait exister dans son absence même. Cette utopie, à mi-chemin entre le canular conceptuel et la performance dada, s’est heurtée à de nombreux paradoxes [3].

Aujourd’hui, alors que nous sommes privés de spectacles, ces projets raisonnent étrangement. Et avec eux, raisonnent les mots de ceux que je lisais alors et qui ont instruit une violente critique du théâtre : Jean Dubuffet donc, mais aussi Guy Debord ou Heiner Müller. Lors d’une conférence intitulée « Pourquoi le théâtre ? », ce dernier disait d’ailleurs que « la seule possibilité de trouver une réponse [à cette question] serait de fermer tous les théâtres au monde pendant toute une année ». « On pourrait continuer à payer les gens », disait-il, « mais pendant une année, il n’y aurait pas de théâtre. Ensuite, on saura peut-être pourquoi le théâtre. On verra ce qui aura manqué, si ça a manqué. Il peut arriver au terme de cette année que les gens se soient habitués et que ça marche aussi sans théâtre » [4].

Heiner Müller ne croyait pas si bien dire. Car ce que le Covid nous a fait, ou plutôt ce que les mesures restrictives ont entrainé, c’est bien une interruption brutale de nos habitudes culturelles. Les premiers concernés, ce sont évidemment ceux qui en avaient (ceux qui étaient habitués à aller au théâtre, au cinéma, au concert, au musée) et ceux dont le métier consiste à produire ces habitudes, à les inculquer aux autres : les « professionnels » ou, pour parler comme Dubuffet, les « officiers de culture » épris de « compétitions sélectives » et de « proclamation de champions » [5].

Perdre ses habitudes, quelles qu’elles soient, est toujours vécu comme une épreuve car cela contraint à s’adapter, donc à fournir des efforts. Pour autant, si nous avons dû abandonner momentanément une partie de nos habitudes, il est faux d’affirmer que nous n’avons plus accès à la culture. Il reste encore possible d’entrer dans une bibliothèque, une librairie, une petite ou une grande enseigne. Nous pouvons lire, écouter de la musique, voir des films, même si cela n’est en rien comparable avec l’expérience du concert ou de la projection. Ce qui nous est refusé en revanche, ce sont les pratiques culturelles sociales, et notamment les spectacles qui tiennent lieu de rituels (théâtre, danse, musique).

Assurément, c’est une drôle de situation. Mal vécue par certains parce qu’elle les prive, au-delà de l’expérience esthétique, d’une sociabilité qui était source de plaisir. Organiser sa soirée, patienter dans la file d’attente (même si c’est un peu long), retrouver des amis, boire un verre à l’entracte, s’ennuyer à la fin du spectacle, commenter, critiquer, raconter ce qu’on a vu et se distinguer socialement parce qu’on a joui d’un bien qui n’était pas réservé à tous : c’est là un jeu mondain qui nous manque. Et qui semble tellement nous manquer qu’il est permis de se demander si ce n’est pas d’abord ce jeu qui fait défaut à certains. Non pas tant les œuvres donc, mais un environnement culturel confortable, une machine bien huilée dans laquelle on aimait passer et repasser parce qu’elle donnait le sentiment d’appartenir à un milieu, à un rang, et d’être enfin quelqu’un. « Feu vert pour la culture ! » [6], a-t-on d’ailleurs entendu ces derniers temps, comme si l’essentiel était juste de reprendre le trafic, les flux, et de rouler à toute allure comme avant, indépendamment de la destination…

Ces derniers mois nous auront au moins appris quelque chose : ne plus faire corps avec la grande machine culturelle donne parfois le sentiment d’être nu. Pire : de ne plus rien à avoir à faire. Faute de collectif, de social, on est forcé de revenir à soi et précisément, il n’est pas si facile d’être soi, de n’être que ça, je veux dire, a fortiori pour les drogués de la culture qui avaient l’habitude de vivre au rythme des saisons, des premières, des vernissages et des sempiternels « événements »… Soudain, c’est tout un pan oublié de l’existence qui ressurgit et on a peur. Peur de découvrir qu’il n’y a peut-être pas grand-chose à l’intérieur de nous ou, au contraire, qu’il y en a beaucoup trop et que nous n’avons pas envie de les voir, ces choses, de les affronter, ou en tout cas pas si vite, pas maintenant, pas comme ça, parce que « ça n’était pas prévu ». Mais que faire alors ? Que faire de soi et de sa vie quand on ne peut plus la remplir, la gaver, quand le folklore culturel n’est plus là pour nous détourner de nous-même et faire écran à nos véritables questions ? C’est grave tout d’un coup, parce qu’il faut tout refaire, repenser, apprivoiser un état de culture plus fragile, plus incertain. État qui était jusqu’ici impensable puisqu’il consiste à vivre sans être appareillé, biberonné, managé par ces opérateurs que sont les institutions, les industries et les médias prescripteurs qui nous disaient chaque semaine ce qu’il fallait voir, éviter, haïr ou aimer. Voilà qu’on doit soi-même inventer sa culture, maintenant. Partir à l’aventure, dans ce que l’on ne sait pas. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens, mais au fond, je crois que tout le monde peut le faire, que c’est un voyage à portée de main. Bien sûr, il est déconcertant d’être seul, exclusivement seul pour la première fois face à une œuvre d’art, une musique, un poème, des mots, et de vivre l’expérience esthétique sans la présence rassurante des autres. Ça fait frémir parce qu’on est seul devant soi. Seul au monde. On prend un autre chemin. Mais sans doute est-ce aussi le nôtre.

Thibaud Croisy

[Illustration : Heiner Müller par Joseph Gallus Rittenberg]

[1Voir Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 7 à 29. Dans cet essai, l’auteur bat en brèche l’idée selon laquelle un spectateur est passif en regardant une pièce. « Regarder est aussi une action », dit-il. Le spectateur « observe », « sélectionne », « compare », « interprète », « lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues » et « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui » (p. 19).

[2Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Paris, Éditions de Minuit, 2011, p. 115-116. « On prétend que les rois de naguère toléraient auprès d’eux un personnage qualifié de fou qui riait de toutes les institutions ; on dit aussi que les cortèges triomphaux des grands vainqueurs romains comportaient un personnage dont la fonction était d’injurier le triomphateur. Notre société d’aujourd’hui, qu’on dit si sûre de sa ferme assise sur sa culture et en mesure de récupérer au profit de celle-ci toute espèce de subversion, pourrait donc bien tolérer ces gymnases et ce corps de spécialistes, et même, qui sait ? subvenir à leur entretien. Peut-être qu’elle récupérerait aussi cette totale contestation. Ce n’est pas sûr. C’est à essayer. »

[3Réduire l’offre a été donné en février 2012 au Studio-Théâtre de Vitry et Gymnase nihiliste au CAC Brétigny de novembre à décembre 2013.

[4Heiner Müller, « Le théâtre est crise », conversation de travail du 16 octobre 1995 avec Ute Scharfenberg, traduit par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Théâtre/Public, n°160-161, 2000, p. 8

[5Jean Dubuffet, op.cit., p. 29 et p. 46

[6Tel était le mot d’ordre (et le hashtag) de la mobilisation nationale des 20 et 21 mars 2021, à l’initiative du Syndéac (Syndicat des entreprises artistiques et culturelles).

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