Se libérer du genre… mais duquel ?

Les limites du féminisme comme politique identitaire :
une lecture de l’anarcha-féministe Sally Darity

paru dans lundimatin#396, le 25 septembre 2023

Le combat féministe doit il s’axer autour d’une identité de « femme », revendiquée comme telle, ou bien doit-il s’attacher méticuleusement à démanteler les structures de pouvoir qui ont crée cette catégorie et d’autres pour nous opprimer ?
Comment sortir définitivement des angles morts d’un féminisme individualiste ? Quels outils pour penser le genre depuis la transidentité ? Pourquoi ne faut-il pas simplement se libérer du genre mais carrément le détruire ? Et comment s’y prendre ?
Au sein du large spectre de la pensée féministe se déploient et parfois se confrontent des questions théoriques, pratiques et épistémologiques précises et complexes. Dans cet article, R.R. Cèdre explore les écrits de Sally Darity, auteure anarcha-feministe dont les travaux restent non traduits et méconnus en France.

On ne naît pas femme, on le devient

Le féminisme français matérialiste et radical des années 1970 est extrêmement riche et fécond encore aujourd’hui. Pourtant, ces textes demandent à être actualisés et notamment à inclure d’autres points de vue : dans mon article (Re)lire Backlash, paru chez Ballast, j’avais accompagné ma lecture de Susan Faludi par celle de bell hooks. Le portrait de la condition féminine dressée par la journaliste Susan Faludi est d’une grande pertinence aujourd’hui, mais il nous faut préciser qu’il s’agit du portrait de la condition féminine blanche de classe moyenne. Il nous faut lire l’afro-féminisme, comme il nous faut lire les féminismes dits « des Suds ». Il nous faut lire aussi ce qui a été écrit après, et notamment les critiques qui ont été adressées à la théorie féministe radicale matérialiste.

Deux clans opposés semblent se dessiner : d’un côté, les radicales matérialistes marxistes, qui parlent de structures, de rapports économiques et de pouvoir ; de l’autre, les essentialistes, au discours naturalisant et parfois mystique (qui revient en force ces dernières années avec le féminin sacré made in Instagram). Mais bien sûr, ce n’est pas si simple. On retrouve par exemple dans des partisanes de l’écoféminisme une sensibilité à ces deux clans qui semblent pourtant contradictoires. Dans le féminisme en général, les orientations politiques s’étendent sur un spectre incroyablement large.

Je ne parlerai pas ici du féminisme libéral, ni du féminisme essentialiste. Cet article s’adresse aux féministes matérialistes de gauche et à leurs alliés. Plusieurs dissensions profondes divisent les féministes matérialistes et parmi elles, l’impact de la transidentité sur la conception du genre.

La Pensée straight de Wittig est un livre fondateur pour moi et pour beaucoup d’autres. Pourtant, les conséquences que beaucoup en tirent peuvent se retourner contre nous. Parce que « femme » et « homme » peuvent désigner des classes sociales déterminées (dont le rapport dialectique créé le patriarcat), le sentiment d’identité de genre n’existerait pas. L’un annulerait l’autre. Parler de sentiment de genre, ce serait nier le genre comme rapport de force et s’inscrire dans un libéralisme démobilisant les luttes sociales. « Le genre n’est pas inné » (on le devient) devient vite « le genre n’est pas quelque chose d’interne et de personnel ».

Alors que faire des personnes qui vivent dans une classe sociale de genre X, qui y sont assignées depuis leur naissance, mais pourtant qui « se sentent » d’une autre identité de genre ? Est-ce qu’elles affabulent ? Si l’on n’est pas une personne concernée, il faut au moins constater que ces gens existent, et adapter son schéma de pensée pour prendre en compte la réalité du monde.

Les limites du féminisme comme politique identitaire

Une vidéo de Game of Hearth (sur un sujet différent) me fait découvrir l’anarcha-féministe Sally Darity. Dans Anarcha-feminism and the newer woman question, Stacy/Sally Darity remet en question le combat féministe orienté sur la construction de la sororité :

« Are we to continue to orient around an identity called “woman,” or should we instead oppose the power structures that have created this category to oppress us ? »

« Devons-nous continuer à axer notre combat autour d’une identité appelée « femme », ou devons-nous plutôt nous opposer aux structures de pouvoir qui ont créé cette catégorie pour nous opprimer ? »

Elle souhaite déplacer la lutte d’un combat identitaire à un combat pour l’autonomie corporelle – que chacun et chacune puisse librement disposer de son propre corps, dans la loi et en pratique.

Le combat identitaire présente en effet différents écueils, notamment celui de prioriser les besoins du sous-groupe ayant le plus de pouvoir parmi le groupe dit « des femmes » : c’est ce qui s’est passé historiquement, les combats féministes ayant été avant tout ceux des femmes blanches hétérosexuelles et cisgenres de la classe moyenne. Les féministes afro-américaines ont créé le Black Feminism dès les années 1960 en constatant que la lutte identitaire des « femmes » et la lutte identitaire des « Noirs », dans leurs mouvements respectifs constitués, s’opposaient parfois, leur demandant un choix impossible.

Les politiques identitaires sont aussi davantage mobilisables dans une optique d’assimilation au système dominant : ces catégories identitaires sont, de base, créées par lui, et lui servent.

« Anarcha-feminism—or perhaps it is a queer anarcha-feminism—is not identity politics as long as its aim is to destroy the gender categories rather than perpetuate them. »

« L’anarcha-féminisme - ou peut-être un anarcha-féminisme queer - n’est pas une politique identitaire car son objectif est de détruire les catégories de genre plutôt que de les perpétuer. »

Darity relie le développement du capitalisme patriarcal moderne à la perte toujours plus importante d’autonomie corporelle des femmes, suivant les thèses d’Andrea Smith et de Silvia Federici [1]. Sa thèse est claire : c’est le genre qu’il faut détruire.

Détruire le genre… mais lequel ?

Sally Darity va préciser quel est ce « genre » à détruire : le genre comme rapport de pouvoir. C’est la position des « matérialistes françaises » des années 1970, largement partagée dans les cercles féministes. Mais on ne peut ignorer les potentielles conséquences transphobes de cette conception. Darity propose donc de clairement séparer en deux termes distincts deux conceptions du genre :

  • gender stratum : le genre comme rapport de pouvoir hiérarchique et binaire. [2]
  • gender inclination : le sentiment de genre (identité subjective et intérieure).
    Le gender stratum va avoir un poids sur le gender inclination. Pour autant, la destruction du gender stratum n’entraînerait pas automatiquement l’annihilation du gender inclination, même si ce dernier s’exprimerait alors sans doute différemment. De la même façon, « masculinité » et « féminité » peuvent être compris dans le sens de l’expression d’un rapport de pouvoir, mais peuvent aussi exprimer d’autre notions, sans que cela ne signifie qu’une seule acception est « la vraie » ; sans que cela ne signifie qu’il faille en choisir une seule et considérer les autres comme fausses.

En ayant deux mots, il devient bien plus facile de comprendre que l’on peut vouloir détruire le gender stratum tout en respectant le gender inclination. Quand on parle de détruire le genre, les solutions proposées sont généralement : ou l’androgynie, ou la négation de genre, ou la multiplication des genres. Mais toutes ces options sont potentiellement coercitives s’il n’est pas clair que la cible de destruction est spécifiquement et uniquement le gender stratum. Là encore, l’autodétermination est primordiale :

« A truly liberatory position on gender/sex requires self-determination of gender inclination. »

« Une position véritablement émancipatrice sur le genre/sexe requière l’autodétermination de l’inclination de genre. »

Darity explique ensuite l’importance de penser un langage inclusif plutôt que de faire appel à une identité sororale («  sisterhood  ») bien souvent inappropriée, essentialiste et parfois même raciste (« inaccurate, essentialist, if not at times racist in practice  ») et conclut :

« We are in a new position, compared to the anarcha-feminists like Peggy Kornegger before us, to move beyond the idea that sex is a given—that it’s women against men. What is necessary now for anarcha-feminism is the destruction of gender stratum while recognizing the real and complex effects of the gender construct, along with the opposition to state and capitalism. »

« Nous sommes dans une nouvelle optique, par rapport aux anarcha-féministes comme Peggy Kornegger avant nous, celle d’aller au-delà de l’idée que le sexe est une évidence donnée – qu’il s’agit de la lutte des femmes contre les hommes. L’anarcha-féminisme doit maintenant considérer nécessaire de détruire le gender stratum en prenant en compte les effets réels et complexes de la construction du genre, tout en s’opposant à l’État et au capitalisme. »

L’histoire de Jo

Si nous revenons au féminisme matérialiste : être femme, c’est être considérée et traitée comme telle par les gens et les institutions, selon un éventail de critères qui relève des stéréotypes d’expression de genre (ce n’est pas le stéréotype qui fait le genre mais le regard « genrant » et cissexiste [3] qui interprète ce stéréotype). C’est une place assignée dans la société, qui a un grand impact sur l’éducation et le mental. C’est « l’oppression qui créé le genre » (Christine Delphy).

Considérons Jo.

Jo occupe la place assignée « femme » depuis trente ans et décide d’effectuer une transition de genre dite FtM (female to male). Considérons qu’après un certain nombre de modifications quant à son expression de genre et son identité administrative, toutes les personnes qui l’entourent considèrent Jo comme un homme, et l’assignent à cette catégorie sociale, traitent Jo comme tel.

Pourquoi ce choix (lourd de conséquences) de la part de Jo ? Pour échapper au sexisme ? Le cissexisme et la transphobie ne sont pas plus agréables. Pour ne pas se conformer aux stéréotypes de genre ? Bien des femmes ne le font pas, cela n’en fait pas moins des femmes. Pourquoi, alors ? Comment l’expliquer ?

Jo l’explique par ce que Jo appelle « mon sentiment d’identité de genre, mon sentiment d’être un homme ».

Moi-même, je ne ressens pas ce sentiment.

J’ai cru que j’étais une femme parce que c’est ce qu’on m’a dit, et ensuite j’ai vu que les gens étaient pour beaucoup mal informés, se basaient sur des critères arbitraires, au mieux majoritaires statistiquement, sans que l’on puisse savoir si la conformité au stéréotype en est la cause ou la conséquence. Porter des robes, avoir un utérus, aimer les enfants, rien de tout cela n’est commun à absolument toutes les femmes. J’ai compris que je faisais partie de la classe sociale des femmes parce qu’on me considérait ainsi. Qu’on me voyait, qu’on m’écoutait, depuis cette place. Ce n’était pas un sentiment propre, intérieur. Alors d’où vient le sentiment de Jo et des milliers d’autres personnes trans ? Dois-je considérer que Jo ne comprend pas ses propres sentiments ? S’aveugle par misogynie intériorisée ? Dois-je en conclure que je sais mieux que Jo qui Jo est ?

Retourner le miroir

Peut-être peut-on en conclure autre chose. Peut-être ne suis-je pas l’universel ? J’ai exploré les catégories des minorités de genre et sous le parapluie de la non-binarité m’attendait le mot « agenre », qui m’a parlé. J’ai reconnu ce sentiment découvert avec les mots « asexualité » et « aromantisme ». Un puzzle qui s’assemble. Un soulagement immense. Faire sens. Trouver les personnes qui nous ressemblent. Partager. Comprendre. Et surtout, c’est une profonde joie. On dit : une euphorie.

Peut-être devrait-on, quand d’autres personnes nous racontent quelque chose auquel nous ne pouvons nous identifier, les croire et chercher en nous l’explication.

Dans une nouvelle de Stanisla Lem, Le Bréviaire des robots, des humains déguisés en robots espionnent une société cyborg qui cherche à exterminer l’espèce humaine. Le protagoniste, découvrant ses montagnes de déguisements rouillés, se rend compte que depuis des années, il n’y a plus aucun véritable cyborg, mais uniquement des humains déguisés qui, pour ne pas saboter leur couverture, planifient avec rigueur leur propre extinction…

Je pense que nous sommes beaucoup plus nombreuses et nombreux à être agenres.

Dans Libérées !, Titou Lecoq écrit :

« De toute façon, la Femme telle qu’on me la présentait partout m’était totalement inaccessible. Plus on me la montrait, plus je me disais que, personnellement, je devais être une loutre. »

La Femme, au singulier avec capitale, c’est l’archétype. Elle ne devient pas la Femme en devenant mère, explique-t-elle, mais elle devient une femme, elle qui n’avait jamais ressenti cette identité. C’est en fait le moment où, du dehors, la catégorie sociale « femme » s’abat sur elle avec une force décuplée, telle qu’elle ne peut plus l’ignorer. Elle s’identifie alors comme femme comme, d’après ma lecture, on s’inscrirait à un syndicat : on a compris les forces en présence et on n’est pas du bon côté de la barrière, alors il faut se rassembler, revendiquer, trouver des sœurs, brandir son étiquette, se battre pour sa classe. C’est un combat politique, une réaction aux pressions extérieures du patriarcat.

Ce combat est évidemment primordial.

Mais ce qui passe à la trappe, ici, c’est le sentiment d’identité de genre. De ce que je lis dans son livre, Titiou Lecoq ne semble pas le ressentir. Moi non plus. Beaucoup d’autres personnes non plus.

Mais pas tout le monde.

Pourquoi transitionner ?

Même en ayant bien tout effeuillé, tout décortiqué : que le genre n’est ni le corps, ni le caractère, ni les vêtements, ni l’orientation sexuelle, ni une case sur une formulaire – tout ceci sont des marqueurs du genre a posteriori. Si le genre était uniquement la classe où l’on est (la classe où l’on naît), pourquoi certaines personnes voudraient en changer ? D’autant que n’en déplaise à Valeurs actuelles ou d’autres fleurons similaires, le prix à payer, physiquement, économiquement, symboliquement, psychiquement, est haut, et le voyage semé d’embûches.

C’est là que la comparaison avec les transfuges de classe diverge : on veut changer de classe économique pour s’élever (parce que la vie c’est plus facile avec de l’argent). Qui, volontairement, voudrait descendre  ? Par sacrifice politique pour renier tout lien avec les oppresseurs ? Ils ne sont pas nombreux, les anarchistes qui appliquent réellement le refus de parvenir d’Albert Thierry… Pourtant, les transitions de genre ne se font pas dans un seul sens. Il semblerait même qu’il y ait davantage de femmes que d’hommes trans [4].

Ces personnes qui effectuent des transitions de genre sont d’ailleurs un groupe relativement hétérogène concernant leur approche politique des questions de genre. Lire politiquement leur transition comme un souhait de changer de « classe sociale de genre » est contradictoire avec la majorité, sinon l’ensemble de leurs discours.

C’est aussi vite constater que cela ne fonctionne pas : ni les hommes trans ni les femmes trans ne vont bénéficier de privilèges supplémentaires. Dans notre société, matériellement, socialement, médiatiquement, il vaut toujours mieux être cis[https://www.sos-homophobie.org/informer/rapport-annuel-lgbtiphobies]]. Alors pourquoi ?

Est-ce si difficile de constater qu’il doit y avoir autre chose ? De croire celles et ceux qui nous disent « c’est ce que je ressens », même si nous-mêmes ne le ressentons pas ?

Qui renforce le genre ?

La critique souvent faite par certaines féministes radicales aux personnes trans est le renforcement des stéréotypes de genre, voire le renforcement du genre tout court [5].

La distinction de Sally Darity nous permet de voir clairement qu’il n’en est rien. C’est l’objet de son long article When Feminism is Revolting  :

« Everyone wants freedom from the coercive aspects of gender. But in some feminists’ minds gender is intimately tied with power : masculine/men equal domination, feminine/women equal subordination. “Gender” refers in this sense to who we’re supposed to be—to prescribed roles. Of course there’s going to be disagreement if the same word is used for how we define ourselves. »

« Tout le monde veut se libérer des aspects coercitifs du genre. Mais dans l’esprit de certaines féministes, le genre est intimement lié au pouvoir : masculin/homme = domination, féminin/femme = subordination. Dans ce sens, le "genre" fait référence à ce que nous sommes censés être, à des rôles prescrits. Il va donc évidemment y avoir des désaccords si le même mot est utilisé pour désigner la façon dont nous nous définissons. »

Qu’un certain nombre de féministes radicales contestent que cette seconde acception puisse être séparée de la première est selon Sally Darity la raison de la défiance, de la discrimination, voire de l’exclusion ou de propos ou actions haineux envers des personnes qui vont mettre en avant leur sentiment d’identité de genre, et particulièrement des femmes trans.

Pourtant, qui est vraiment en train de défendre le genre ?

Darity relit Wittig et écrit :

« It is interesting that the potential of certain feminist ideas which challenge the idea of gender coercion could come into such conflict with concepts of gender inclination which also challenge this idea. These feminist ideas have some value in their understanding about gender stratum, but need to be challenged for their ciscentrism or cissexism when it comes to their treatment of gender inclination.

Wittig does argue, “…some avenues of the feminist and lesbian movement lead us back to the myth of woman… and with it we sink back into a natural group… It puts us in the position of fighting within the class ‘women’ not as the other classes do, for the disappearance of our class, but for the defense of ‘woman’ and its reinforcement.” »

« Il est intéressant de constater que le potentiel de certaines idées féministes qui remettent en cause l’idée de coercition de genre peut entrer en conflit avec le concept de gender inclination qui remet également en cause cette idée. Ces idées féministes ont une certaine pertinence dans leur compréhension du gender stratum, mais doivent être remises en question pour leur ciscentrisme ou leur cissexisme lorsqu’il s’agit de leur traitement du gender inclination.

Wittig elle-même soutient que « … certaines approches du mouvement féministe et lesbien nous ramènent au mythe de la femme... et avec lui nous retombons dans un groupe naturel... Cela nous met dans la position de lutter au sein de la classe "femmes", non pas comme les autres classes, pour la disparition de notre classe, mais pour la défense de la "femme" et son renforcement." » [6]

De là vient, pour Darity, l’embarras des féministes radicales excluant les personnes trans (TERF) à utiliser le mot « genre » et à lui préférer des mots comme « mâle/femelle ». Cette position est encore largement visible aujourd’hui sur la scène française, et mène rapidement à re-essentialiser totalement genre et sexe.

Androgynie obligatoire ?

Certaines féministes radicales excluant les personnes trans reviennent ainsi à un projet de revendication de la catégorie « femme », quand ce n’est pas carrément de la catégorie « femelle ». Dans les années 1970, l’option était plutôt de revendiquer l’identité androgyne, comprise comme une identité hors genre. Andrea Dworkin, par exemple, écrit :

 « Community built on androgynous identity will mean the end of transsexuality as we know it. Either the transsexual will be able to expand his/her sexuality into a fluid androgyny, or, as roles disappear, the phenomenon of transsexuality will disappear »

« Bâtir une communauté autour de l’identité androgyne signifiera la fin de la transidentité telle que nous la connaissons. Soit la personne trans sera capable d’élargir sa sexualité dans une androgynie fluide, soit, alors que les rôles de genre disparaissent, le phénomène transgenre disparaîtra. » [7] [8]

Vingt ans plus tard, Leslie Feinberg revient sur cette stratégie dans Trans Liberation (1998) : l’identité androgyne, sa promesse de libération du masculin et du féminin, a-t-elle rendu les rapports plus égalitaires, réduit les stéréotypes ou amélioré la qualité de vie des personnes ?

« Twenty years after that social experiment, we have the luxury of hindsight. The way in which individuals express themselves is a very important part of who they are. It is not possible to force all people to live outside of femininity and masculinity. Only androgynous people live comfortably in that gender space. There’s no social compulsion powerful enough to force anyone else to dwell there. Trans people are an example of the futility of this strategy... People don’t have to give up their individuality or their particular manner of gender expression in order to fight sex and gender oppression. It’s just the opposite. »

« Vingt ans après cette expérience sociale, nous avons le bénéfice du recul. La façon dont les individus s’expriment est une part très importante de leur identité. Il n’est pas possible de forcer toutes les personnes à vivre en dehors de la féminité et de la masculinité. Seules les personnes androgynes vivent confortablement dans cet espace de genre. Il n’existe aucune contrainte sociale suffisamment puissante pour obliger quiconque à le rejoindre. Les personnes transgenres sont un exemple de la futilité de cette stratégie... Les gens n’ont pas à renoncer à leur individualité ou à leur mode particulier d’expression du genre pour lutter contre l’oppression sexuelle et de genre. C’est même le contraire. »

Leslie Feinberg rejoint ici Sally Darity dans sa focalisation sur l’autonomie et l’émancipation, et contre toute coercition extérieure à vivre une identité, qu’elle soit binaire ou androgyne. La polysémie du mot « genre » me semble être encore ici à la racine de la dichotomie : à mon sens, Dworkin parle (du moins au départ) du gender stratum, et jette le gender inclination avec l’eau du bain. J’ai moi aussi, à un moment, considéré qu’il fallait en finir avec le genre, et basta. Je cherche, comme Sally Darity, avec d’autres mots et d’autres manières, moi aussi une identité androgyne. Mais je ne considère plus que ma relation au genre soit intrinsèquement meilleure et plus apte au combat que la gender inclination d’autres personnes plus « genrées ». Comme Darity, j’admets qu’actuellement rien n’est vraiment hors du genre : le fait d’être agenre ou androgyne (utilisés de façon synonyme dans le texte de Darity mais qui ont aujourd’hui des sens différents) a besoin de s’appuyer sur la binarité pour pouvoir la contrer ou la troubler. Ce n’est pas la destruction ou la modification du gender inclination qui doit concerner nos efforts : c’est la destruction du gender stratum, dans le respect de la gender inclination.

À ce titre, la pensée transféministe gagnerait à circuler davantage dans les cercles féministes non queers.

Le transféminisme

Emi Koyama combat la vision essentialisante des femmes trans comme étant « emprisonnées dans un corps d’homme » mais ayant « une âme ou un esprit féminin ». Ce discours dominant dans les médias plus mainstream est fortement lié au parcours normatif médical et psychiatrique infligé à beaucoup de personnes trans : s’inscrire dans une vision binaire et biologisante peut être malheureusement impératif pour avoir accès à certaines ressources. Cela sous-entend pourtant que le féminin possèderait des caractéristiques transcendantes. C’est une vision que combattent les matérialistes, mais aussi les transféministes, selon Emi Koyama :

« Transfeminism believes that we construct our own gender identities based on what feels genuine, comfortable and sincere to us as we live and relate to others within given social and cultural constraint. »

« Le transféminisme considère que nous construisons nos propres identités de genre sur la base de ce qui nous semble authentique, confortable et sincère lorsque nous vivons et entrons en relation avec les autres dans le cadre de contraintes sociales et culturelles données. » [9]

Cette optique individualiste renforce-t-elle le gender stratum ? Affaiblit-elle la lutte ? Pour Sally Darity, il y a une erreur sur l’ennemi :

« As an anarchist, I see a need for a balance of individual freedom and collective freedom, and I don’t believe that binary-identification is much of a threat to collective freedom. In fact, removing people’s agency is a threat to collective freedom. A focus on binary-identified trans people’s alleged perpetuation of the gender binary is reminiscent of the blame sex-workers face for perpetuating the objectification of women, rather than that blame being directed more towards capitalism, misogyny, and policing of sexuality. »

« En tant qu’anarchiste m’apparaît la nécessité d’un équilibre entre liberté individuelle et liberté collective, et je ne pense pas que l’identification binaire soit une menace pour la liberté collective. En fait, c’est priver les gens de leur agentivité qui est une menace pour la liberté collective. L’accent mis sur la prétendue perpétuation de la binarité de genre par les personnes trans binaires rappelle le procès que l’on fait aux travailleuses du sexe de perpétuer la réification des femmes, alors que ce procès devrait plutôt être fait au capitalisme, à la misogynie et au contrôle de la sexualité. »

Les personnes trans ne renforcent pas le genre ; elles l’affaiblissent plutôt, d’après Emi Koyama. Dans Whose Feminism is it Anyway ? (2000), elle remarque que l’existence des personnes trans déstabilise forcément les définitions essentialistes du genre et expose la façon dont l’essentialisme est construit.

« In the "women’s communities", transsexual existence is particularly threatening to white middle-class lesbian-feminists because it exposes the unreliableness of the body as a source of their identities and politics, and the fallacy of women’s universal experiences and oppressions. These valid criticisms against feminist identity politics have been made by women of color and working class women all along… »

« Dans les "communautés de femmes", l’existence des personnes trans est particulièrement menaçante pour les lesbiennes-féministes blanches de la classe moyenne, car elle expose le manque de fiabilité du corps comme source de leurs identités et de leurs politiques, ainsi que la fausseté d’un universalisme des expériences et des oppressions des femmes. Ces critiques justifiées des politiques identitaires féministes ont toujours été formulées par les femmes racisées et les femmes de la classe ouvrière... » [10]

La liberté d’être soi

Pour Darity, la liberté de choisir ce qui sera fait ou non avec notre corps (« the freedom to choose what will be done or not done to or with our bodies ») est ce qui noue toutes les luttes. La liberté d’avoir un enfant, de ne pas en avoir, de se marier, de ne pas se marier, de ne pas être discriminé/e ou condamné/e en raison de son orientation...

« The ultimate goal shared by the majority is that we all live in a world where we are totally free to choose what we do with our bodies—that the institutional controls need to be abolished. »

« L’objectif ultime partagé par la majorité est que nous vivions toustes dans un monde où nous sommes totalement libres de choisir ce que nous faisons de notre corps - que les contrôles institutionnels soient abolis. »

L’objectif de détruire le gender stratum s’inscrit donc dans ce mouvement anarchiste plus vaste d’abolition de ce que Starhawk (Rêver l’obscur) [11] appelle le pouvoir-sur, ou qu’on pourrait appeler la domination.

Darity appelle à la vigilance : en quoi les nouvelles libertés d’expressions de genres et de sexualités sont-elles dues aux efforts des féministes et militantes LGBTI+ et dans quelle mesure l’État et le capitalisme les permettent et les orientent ? La déconstruction du langage genré, la transgression de genre, la promotion d’une prolifération de genres multiples seront-elles suffisantes pour remettre en question l’hégémonie de la binarité de genre ?

Elle conclut When Feminism is Revolting ainsi :

« One question is how to go about struggling for change in the material conditions of those oppressed by the gender binary/hierarchy as well as addressing domination/hierarchy in general, while at the same time acknowledging the complexity and intersectionality of oppression.

Another is, does the end of gender stratum require an end to all aspects of gender ? If so, are there other ways of doing this aside from enforced genderlessness ? »

« L’une des questions est de savoir comment lutter pour le changement des conditions matérielles de celles et ceux qui sont opprimées par la binarité/hiérarchie de genre et comment aborder la domination/hiérarchie en général, tout en reconnaissant la complexité et l’intersectionnalité de l’oppression.

Une autre question est celle-ci : la fin du gender stratum exige-t-elle la fin de tous les aspects du genre ? Et si oui, existe-t-il d’autres moyens d’y parvenir que par la neutralisation de genre forcée ? »

R. R. Cèdre

[1Le sexisme naturalisé créé les schémas de domination entre humains utilisés pour justifier le capitalisme et le colonialisme

[2Quelques rappels de vocabulaire issus de My Gender Workbook de Kate Bornstein, qui divise le genre en quatre catégories : le genre assigné (ce que le médecin dit en regardant vos organes génitaux externes à la naissance), le rôle de genre (les stéréotypes associés au genre), l’identité de genre (totalement subjective) et le genre attribué (le genre que les gens vont vous attribuer selon ce qu’ils comprennent de la façon dont vous vous présentez).

[3cf. Julia Serrano, Le Privilège cissexuel

[4(Landén, M., Wålinder, J., Lundstrom, B, « Incidence and sex ratio of transsexualism in Sweden », Acta Psychiatrica Scandanavica, vol. 93,‎ 1996, p. 261-263 (DOI 10.1111/j.1600-0447.1996.tb10645., même si les chiffres dont nous disposons sont à prendre avec des pincettes, car issus de données médicales, laissant ainsi dans l’ombre toutes les personnes trans hors parcours médical officiel)

[5D’autres, plus clairement TERF, leur reprochent de « pervertir » ou détourner le genre féminin, sous-entendant une essence primordiale du féminin et rejoignant par révolution transphobe les féministes essentialistes

[6Darity mentionne également les limites de l’analogie souvent utilisée entre les constructions sociales du genre et de la race. Comme il conviendrait pour mettre fin aux oppressions racistes de détruire la blanchité, il conviendrait pour mettre fin aux oppressions sexistes de détruire le genre. Mais la blanchité est un concept très mouvant, qui s’adapte aux politiques du moment (elle donne l’exemple des Irlandais aux EUA, qui ont aujourd’hui rejoint la catégorie des Blancs, mais n’était pas considérés tels au début du XXe siècle). Il ne semble pas que certaines populations considérées comme des hommes aient jamais, collectivement et suite à une stratégie politique, été considérées comme des femmes, ou inversement.)

[7Woman Hating, 1974, cité par Daisy Deadhead https://daisysdeadair.blogspot.com/2009/08/andrea-dworkin-on-transgender.html)

[8j’ai traduit « transsexual/transsexuality » par les termes utilisés aujourd’hui, transgenre et transidentité. On voit pourtant comment le vocabulaire fait glisser la pensée car Dworkin parle bien d’étendre sa sexualité et non son genre.

[9Transfeminist Manifesto, 2000)

[10Ces critiques de l’universalisme se retrouvent bien sûr dans l’afroféminisme. On peut citer bell hooks (Feminist Theory from margin to center, 1984 :

« A central tenet of modern feminist thought has been the assertion that ‘all women are oppressed.’ This assertion implies that women share a common lot, that factors like class, race, religion, sexual preference, etc. do not create a diversity of experience that determines the extent to which sexism will be an oppressive force in the lives of individual women. Sexism as a system of domination is institutionalized but it has never determined in an absolute way the fate of all women in this society. »

« L’un des principes fondamentaux de la pensée féministe moderne est l’affirmation selon laquelle « toutes les femmes sont opprimées ». Cette affirmation implique que les femmes partagent un lot commun, que des facteurs tels que la classe, la race, la religion, la préférence sexuelle, etc. ne créent pas une diversité d’expériences qui détermine dans quelle mesure le sexisme sera une force oppressive dans la vie de chaque femme. Le sexisme en tant que système de domination est institutionnalisé mais il n’a jamais déterminé de manière absolue le sort de toutes les femmes dans cette société. »

[11Cette référence est de moi, Starhawk est une écoféministe dont les thèses générales sont assez éloignées et parfois essentialistes, mais sa distinction de deux formes de pouvoir me semble opérante ici.

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