Saïx, symbole d’une dépossession

Bref récit commun d’un weekend d’action contre l’A69

paru dans lundimatin#402, le 6 novembre 2023

Les 21 et 22 octobre dernier se tenait une grande mobilisation contre la construction de l’A69 à Saix. Nous avons reçu ce récit analytique signé Jeunesse Autonome Contre-Productiviste, « un groupe de potes, qui s’agitent ensemble, qui s’accordent (souvent) ou s’opposent (parfois), dont les sensibilités et les avis diffèrent ou se complètent mais qui ont été réunis pour tenter d’y voir plus clair sur ce que nous, en tant que groupe, avions vécu, et les limites que nous avons perçues tant dans le fonctionnement de notre petit groupe que dans le fonctionnement plus global de ce rassemblement. » Ce récit n’a pas vocation à être polémique ou moralisateur mais propose « une trace, un ressenti autant qu’un bilan stratégique et tactique ».

Forces en présence et asymétrie

L’état impose à ses opposant.e.s une guerre nécessairement asymétrique. Et il porte cette guerre sur le terrain de l’écologie depuis une vingtaine d’années, en la justifiant par une criminalisation systématique et toujours plus prononcée, utilisant tout l’arsenal à sa disposition, militaire d’une part comme cela a été le cas à Sainte-Soline, judiciaire de l’autre, avec l’utilisation des moyens d’enquête de l’antiterrorisme entre autres. Cela est renforcé par une diabolisation et un matraquage médiatiques, au rythme des mensonges de l’abject Darmanin.

Ce week-end du 21 et 22 octobre à Saïx, cette asymétrie s’est bien faite sentir : les effectifs de police étaient massifs et témoignent des intérêts financiers et économiques qui se jouent derrière ce projet d’autoroute. Dans la journée de samedi, 2 hélicoptères tournaient dans le ciel pendant que 3 compagnies de gendarmerie étaient affectées au maintien de l’ordre, sans compter celles positionnées sur les routes alentours. L’effectif s’est considérablement étoffé dimanche comportant 3 hélicoptères en vol stationnaire et en simultané, 5 blindés de gendarmerie dont 2 au contact des manifestants pour gazer en masse, 5 compagnies de gendarmes mobiles (500) sur zone sans compter ceux affectés autour sur les barrages et points de contrôle (1 600 gendarmes affectés selon le Ministère de l’Intérieur).

Des stratégies multiples pour mettre en échec les dispositifs

Face à cela, nous devons élaborer des stratégies percutantes qu’une hiérarchie lourde ne sera pas à même de contrer, qui se renouvellent et varient entre les différentes mobilisations, et qui prennent en compte les forces en présence, le terrain, le contexte sensible et politique. Et surtout : il ne faut pas s’enfermer dans des rituels stratégiques, dans des réflexes d’organisation collective. Afin de protéger une stratégie le plus longtemps possible comme cela a été fait ce weekend, il semble clair qu’il faille avoir confiance en notre organisation et accepter de ne pas faire partie du processus d’élaboration de cette stratégie, même si cela signifie confier, pour le temps de l’action seulement, notre pouvoir décisionnel.

C’est en protégeant une stratégie et en informant le collectif quelques heures avant l’action que des brèches ont été ouvertes. C’est en cela que ce weekend a été une victoire. L’opération coup de poing de samedi (2h d’action) a permis de désarmer partiellement une cimenterie directement impliquée dans la construction de l’autoroute (3 camions incendiés), et de porter un coup au constructeur (plusieurs centaines de milliers d’euros de dégâts et un ralentissement relatif des travaux). Pour ce faire, la stratégie était très bien rodée et particulièrement pertinente. L’un des cortèges que les forces de l’ordre anticipaient comme particulièrement offensif et dangereux, a attiré toute l’attention du dispositif policier et l’a fixé en bloquant une route nationale. Cela a diverti suffisamment longtemps le dispositif pour permettre à un second cortège de passer à l’attaque d’un autre objectif en toute tranquillité.

Une tactique insuffisante, à l’origine d’une dépossession

Cependant, ce qu’il s’est passé samedi a démontré que confier notre pouvoir décisionnel pouvait aussi avoir un impact malheureux sur l’action elle-même et sur la tactique. En confiant le soin à autrui d’élaborer une stratégie, et en laissant à d’autres la liberté de décider, d’orienter, nous nous sommes enfermé.e.s nous-mêmes dans une servitude volontaire de laquelle il a été difficile de sortir. En se fiant aux indications diffusées par des mégaphones, c’est à une partie de notre autonomie que nous renonçons. Suite à ce weekend, certain.e.s ont ressenti une grande frustration face à cette dépossession de leur pouvoir d’agir. Car il aurait été possible de faire davantage.

Avec un cortège fort d’un gros millier de militant.e.s équipé.e.s et préparé.e.s pour l’action, avec une énergie à revendre, avec un sentiment partagé de lutter pour la vie, pour le vivant et contre un projet résolument mortifère sur le point de transformer ce territoire tant sur les plans économiques et sociaux qu’écologiques, la tactique aurait pu être tout à fait différente. Cependant, le manque de transparence et d’informations données, le temps insuffisant laissé au groupe et l’urgence avec laquelle il a été demandé au cortège de quitter les lieux et de rentrer pour éviter toute confrontation et mésaventure, ont interrompu ce qui aurait pu être le désarmement d’un second lieu : Bardou, une entreprise tarinaise du BTP et sous-traitant qui intervient sur le chantier de l’A69, chargé d’évacuer les gravats du chantier et qui abritait donc au sein de son hangar bon nombre de machines et outils. Si des attaques du lieu ont été initiées (grilles mises à bas, ouverture du hangar, tags et bris de vitres), le cortège a été enfermé dans un immobilisme suscité par deux mots d’ordre : « Tenir la nationale » et « Retour au camp ».

Vous l’aurez désormais compris, ce texte est écrit par des membres de ce cortège. Ce texte est écrit par des membres d’un cortège qui a été dépossédé de sa puissance d’agir par les choix stratégiques et tactiques pris en amont. Il ne s’agit pas d’incriminer qui que ce soit, mais simplement d’en prendre acte pour évoluer, ensemble, vers de futures pratiques plus pertinentes. Pour faire simple, il faut laisser le temps à l’action de survenir. Comme le collectif fait confiance à certains en charge de la stratégie, ces derniers doivent faire confiance au collectif. Et cela passe par le laisser libre de certains choix sur le terrain.

Pour conclure ce point, nous soutenons qu’il s’agirait, dans le futur, d’avoir conscience de la nécessité de se situer dans un entre-deux pour évoluer tactiquement. Un entre-deux qui accepte de laisser le pouvoir de décider à autrui pour protéger la stratégie, pour être les plus imprévisibles possibles, mais qui refuse dans le même temps de se laisser déposséder d’une puissance d’agir durant l’action, afin de sublimer la stratégie par une tactique elle-aussi inattendue.

Une expulsion froide et systématique

Pour finir, il fallait impérativement évoquer cette dernière journée d’action, marquée très tôt par des vols d’hélicoptères (4h/6h du matin) qui avaient autant pour objectif de prendre note de nos temps de réaction, de nous harceler et nous fatiguer en préparation de la journée qui allait suivre, que d’estimer les effectifs encore présents pour cette dernière. Il nous fallait parler de cette expulsion quasi-instantanée d’une ZAD morte-née, avortée, avec toutes les conséquences que cela peut engendrer. Il nous fallait parler du moment,de l’après et du futur.

Rares sont les lieux, hors squats, ayant été expulsés en moins de 48h (loi anti-squat). Pour une ZAD, il s’agit d’une première alors même que plusieurs milliers de personnes étaient présent.e.s pour construire et défendre le lieu. Jusqu’ici, la stratégie généralement utilisée était de laisser l’installation avoir lieu en vue d’une expulsion une fois l’hiver arrivé, alors que les forces s’amenuisent et que la présence d’habitant.e.s sur place s’est considérablement réduite. Il s’agit donc bien d’un changement dans la gestion de l’expulsion des ZAD, un affront de plus, et une remise en cause de notre praxis, de notre capacité à nous organiser et défendre un lieu alors même que les conditions étaient réunies : matériel sur place, nombre, énergie.

Depuis le petit matin, nous nous affairions à dresser des chicanes pour retarder, dans l’immédiat, l’incursion des véhicules de gendarmerie. Nous étions nombreux.ses, certes légèrement paralysés par le froid mais en relative bonne forme malgré la courte nuit. Après la veille, quelques échanges, des cafés, une réunion commune a permis de mettre en place une répartition des forces vives en différents groupes pour l’élaboration de barricades. Pendant ce temps, un groupe a initié la construction d’un mur qui pourrait, à l’avenir, fermer le lieu et permettre une meilleure défense. De maison de maître déjà doté d’atouts pour la défendre, le lieu prenait de minutes en minutes, d’heures en heures l’allure d’un château fort sans seigneurs, un château fort anarchiste repris aux maîtres des lieux.

« La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure »
– Carl von Clausewitz, De la guerre

Alors que le lieu commençait sérieusement à devenir une place forte, au moment où nous faisions une pause pour nous restaurer, que la cantine était en place, l’expulsion commença. Un cri « Ils arrivent » et un quart d’heures plus tard nous constations que nous avions perdu les lieux. Entre temps, un gazage intense, des copaines qui courraient dans tous les sens, leurs assiettes de bouffe à la main. Un chaos ambiant et une impossibilité de distinguer clairement l’état de la progression des gendarmes. Des camardes peu équipé.e.s, pas préparés à faire face aussi vite à une expulsion tentaient de ralentir leur progression, de lutter pour leur nouvelle zone de vie et de lutte. Mais l’asymétrie du rapport de force, renforcée par la surprise de l’intervention et le peu de résistance constatée, acheva de faire son travail.

Face à ce constat, que pouvons-nous en conclure ? Il faut soulever de nombreux points qui, à notre sens, doivent être discutés :

- Se préparer face à l’urgence  : après la courte action de samedi, suite à l’information désormais officielle qu’une nouvelle ZAD ouvrait, et au regard des forces qu’il nous restait, il aurait fallu s’atteler à préparer la défense du lieu. Mais nous avons noté le peu de détermination pour investir pleinement le lieu dès ce samedi, ou pour le défendre (en témoigne des propositions pour la création de jardins, de potagers, proprement hallucinantes car à des kilomètres de la réalité des choses et de l’urgence).

- Gérer les temps de fête et les temps de luttes : nous souhaitons aussi souligner ce concert (très chouette) qui s’est éternisé cependant jusqu’à 3h du matin, alors même que le corps de ferme nécessitait d’être préparé et défendu pour faire face à une expulsion dès le matin. Nous avons profité de la soirée et nous ne souhaitons pas promouvoir une organisation morne de ce genre de mobilisation bien au contraire, mais il aurait été cohérent de permettre à chacun.e de pouvoir se lever tôt pour la défense du lieu le lendemain.

- Ne pas s’enfermer dans des rituels stratégiques  : certaines représentations collectives ont joué dimanche mais ne s’adaptaient pas réellement au terrain et à l’actualité du maintien de l’ordre. Très tôt, une « route des chicanes » a été établi de la D50 au corps de ferme, s’inscrivant par là dans des représentations héritées de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et de ce que doit être une route barrée pour une ZAD. Cependant ces structures pouvaient seulement ralentir des camions mais en aucun cas des blindés, qui sont sortis de façon régulière en zone rurale désormais. Nous ne comprenons pas non plus pourquoi l’alerte de l’expulsion a été aussi tardive, transmise une fois que les gendarmes étaient déjà engagé.e.s.

- Clarifier notre rapport à la guerre de l’information : nous souhaitons aussi questionner ce rapport à la guerre de l’information et à la communication qui conduit certain.e.s manifestant.e.s à s’avancer les mains en l’air face à des gendarmes qui procèdent à l’expulsion d’un lieu. Après Sivens, après NDDL, après Sainte-Soline, la France connaît la violence dont est capable un État, un pouvoir politique en place, une police face à des mouvements écologistes composites. Quelle utilité alors de continuer une guerre de l’information non-violente dans l’immédiateté d’une expulsion ? Par ailleurs, comment prétendre pouvoir tenir tête à l’appareil communicationnel d’un État, d’un gouvernement, de médias qui chercheront toujours à développer un certain récit du moment ?

Évoquer ces points est important, car si ce n’est pas fait, nous connaîtrons d’autres moments difficiles dont les conséquences ne sont pas à sous-estimer. Certain.e.s d’entre nous ont fait mention de conséquences psychologiques à court terme (projet de ZAD avorté et projection dans une vie sur zone à construire ensemble un nouveau lieu totalement annihilée, tristesse et découragement renforcés par une actualité géopolitique pesante), ou à long terme (sentiment d’impuissance). D’autres ont fait mention des conséquences directes que pouvait avoir cette expulsion instantanée dans notre rapport à l’action politique : alors que les ouvertures de ZAD étaient régulièrement victorieuses même si certaines ne duraient pas longtemps, nous avons rarement expérimenté une expulsion aussi froide et systématique face à une masse nombreuse de manifestant.e.s. Maintenant, pour avancer ensemble, il s’agit de se questionner sur notre rapport personnel à ces lieux, à ces brèches, sur l’importance que l’on y consacre, sur leur sens, sur leur valeur émotionnelle. Et finalement, sur la capacité d’engagement et l’intensité que l’on peut mettre face à une expulsion et un tel appareil policier, sur la diversité des pratiques possibles, sur le renouvellement de ces dernières en réfléchissant en amont à d’autres tactiques, à d’autres outils, à d’autres atouts et à d’autres armes. Nous n’avons pas expérimenté le fil de pêche, le barbelé, les herses, les frondes, les attaques éclairs, les contournements, les pièges et les braises. Nous n’avons pas défendu notre château à coup d’eau bouillante. Les possibilités sont vastes. Tout reste à faire. Continuons d’être ingénieux.ses.

Jeunesse Autonome Contre-Productiviste

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