Rien n’est grave

Affaire Théo, récit d’audience

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

Le 9 janvier 2024 s’est ouvert le procès pour « violences volontaires » des trois policiers de la BST responsables de l’agression de Théo Luhaka, le 2 février 2017 lors d’un contrôle d’identité à la cité des 3000 à Aulnay-Sous-Bois.
Récit d’une semaine, qui aura permis à la vérité judiciaire d’éclore : « Pour eux, rien n’est grave. »

Lundi 8

Saint-Denis, sur mon vélo je trace je vais être en retard, je pense Rosenthal-Quintane-Lucbert, amen, je n’écris pas j’ai du mal j’accumule j’accumule les petits bouts qui ne veulent pas se coller s’assembler s’articuler. Je dois quand même m’être mis une ou deux caisses magistrales à l’adolescence qui ont laissé leur marque, vous croyez pas, le psy n’a pas répondu, jamais de commentaire, ne se prononce pas, vous pensez pas que j’ai grillé un ou deux fusibles quand même qui m’empêchent de faire des choses tellement simples comme faire un texte propre avec mes petits bouts sales et cette manie de tourner autour du pot tourner autour du pot tourner autour du pot.

Mardi 9

Je voulais avancer dans mon roman mais finalement j’enfourche mon vélo je fonce à Bobigny. C’est là que ça se passe, c’est là qu’il se passe quelque chose j’ai envie d’y être voilà. Je vais aux procès. Je n’écris pas. J’enfourche mon vélo. Je ne prépare pas mes cours. Je vais voir les flics qui ont violé Théo.

Ce jour-là il y a des caméras devant la salle des assises et des policiers à l’entrée, on me laisse passer puisque la justice est publique alors j’entre et je m’installe sur le premier banc à droite, une grande métisse vient s’asseoir à côté de moi elle dit aux deux hommes blancs crâne rasé derrière nous : Vous savez quand ça commence ? – Ça va reprendre bientôt, qu’est-ce qui vous amène ici ? – Je suis spectatrice, et vous ? Ils ricanent, se regardent, Spectateurs... oh wait. Sur les bancs à gauche il y a une foule serrée de gens qui sont les soutiens de Théo j’ai lu après qu’il y avait aussi la maman de Nahel et Michel Zeckler dans le public, c’est là que ça s’passe, c’est là que ça s’passe.

Je gigote : c’est l’enquête de personnalité des trois policiers. L’enquête de personnalité c’est la vie des accusés – on dit le parcours – avant les faits et après, on fait exprès de ne pas parler des faits mêmes, on tourne autour, on évite le gouffre, faut être patient ; on lèvera le voile plus tard, à ce moment-là on pourra y aller à fond, poser toutes les questions, tendre des pièges si l’on peut, retourner les pièces dans tous les sens pour mieux les examiner, la vidéosurveillance, la matraque, le caleçon aux couleurs du drapeau américain dont on ne voit plus les étoiles parce qu’une trace de sang les a recouvertes.

Ça ressemble plus à un conseil de classe qu’à un conseil de discipline. Monsieur a un parcours brillant, monsieur est une anomalie dans une cour d’assises, monsieur a obtenu un bac scientifique, monsieur a une famille cadrante, structurante, en douze ans de carrière je n’ai jamais vu un dossier comme celui de monsieur, et j’ai rêvé ou on vient de nous dire qu’il avait eu son brevet avec mention. Tony et Marc-Antoine ont la même tête à dix ans d’écart, le même pull celio gris les petites lunettes la corpulence d’un informaticien plutôt que d’un gladiateur de la BAC, ça sent la ruse, la tactique de dissimulation, la taqiya, monsieur a son brevet et un pull de conseiller matmut, il ne ferait pas de mal à une mouche, monsieur est verseau ascendant capricorne, il serait incapable de blesser qui que ce soit, qui que ce soit qui n’est pas un bandit, qui que ce soit qui ne se trouve pas sur un point de deal, qui que ce soit qui ne nécessite pas un usage légitime de la force, quand on a une famille structurante et un père qui se place en chef de famille on n’a aucune raison d’être dans l’usage illégitime de la force, quand on appelle sa maman tous les jours et que les collègues ne tarissent pas d’éloges, la seule violence dont on soit capable c’est la violence légitime, on ferait peut-être usage de gestes légitimes avec des armes même pas létales si venait à se présenter un individu – c’est pratique le langage, c’est bien, les individus, ça fait comme si Théo n’était pas là, comme si le garçon en doudoune bleue à six mètres de là n’était pas en train de tenir son visage entre ses mains – un individu d’1m93 – j’ai cette information puisque les journaux la donnent, ça permet d’avoir le contexte, c’est important le contexte, pour se faire une idée, forger une opinion, si on dit un individu de 22ans ça fait pencher la balance, alors pour être bien impartial et objectif on n’hésite pas à ajouter 1m93 – lequel individu s’agite se débat et il faut bien le neutraliser.

C’est absolument fascinant comme c’est simple, si simple fluide et presque doux d’enjamber la blessure, la première, pas le trou de dix centimètres de profondeur, mais le mot qui a été prononcé avant : Théo peut dire autant qu’il veut que le policier a dit bamboula en lui tâtant les poches, que c’est ça qui l’a fait vriller, les mots ne laissent pas de trace, ils s’évaporent, on peut dire bamboula devant douze témoins, il ne reste rien, même enregistré, même filmé, on peut dire les bicots ça nage pas et la vidéo après avoir un peu tourné sombrera dans l’oubli, on peut dire shoote-le ! et l’IGPN viendra expliquer qu’on a mal entendu, qu’il disait coupe-le, à propos du moteur, les outrages des flics contrairement à leurs bulletins ou aux éloges de leur hiérarchie ne sont pas des preuves tangibles.

Mercredi 10

Je ne vais jamais au cinéma, je n’ose plus aller en manif depuis les retraites l’an dernier où pourtant j’allais beaucoup, tout le temps, même le soir, d’un coup je n’ai plus pu, d’un coup la peur a saisi mes chevilles, elle a dit toi tu bouges pas, mais je vais de plus en plus au tribunal. Je regarde. Je peux rester assise sur le banc de bois pendant 5, 6 heures, tout en admirant la capacité de rétention des vessies de magistrats j’oublie de sortir fumer ce qui n’arrive jamais dans aucune autre situation, je suis absorbée immobile l’inverse de l’agitation j’absorbe le petit théâtre de mots qui s’entrechoquent, les juges sévères ou douces, les avocats qui s’y croient, les gens qui articulent une parole fébrile ou sûre, j’absorbe les histoires et il n’y a pas de projet juste être assise écouter – peut-être que c’est comme ça la messe, mais pas tout à fait quand même car si je suis bien immobile quand même quelque chose m’a poussée là comme un petit crépitement, je ne vais plus en manif mais je vais aux procès, je me porte témoin, pas témoin dans l’affaire qui est jugée, témoin de la justice, témoin de l’affaire de la justice et de ses défauts – il y en a tellement que c’est très facile, il n’y a qu’à venir s’asseoir 5, 6 heures sur les bancs de bois et le lendemain à la pause-clope au collège tous seuls les mots sortiront tomberont de ma bouche comme les perles ou les cafards dans le conte de Perrault il n’y aura qu’à rapporter même en vrac même pas bien ordonnés même sans avoir tourné sept fois ma langue juste rapporter des bribes qui me reviennent de ce que j’ai entendu la veille et ça fera des preuves tangibles, matérielles, de ce qu’il se passe dans ces palais qui sont l’État et on ne pourra plus dire qu’il n’y a pas de problème.

Jeudi 11

Bondy, je vais au collège, je ne sais pas exactement ce que j’ai à leur enseigner aujourd’hui, mais j’ai envie de les voir. Je tisse des liens fragiles entre eux et les petits textes accumulés. Madame vous parlez de nous dans votre livre ? J’aimerais répondre à cette commande. J’aurais voulu les emmener au procès, ces histoires de violences policières ça les travaille, je leur raconterai, j’y suis allée pour ça aussi, même si je sais qu’avec eux je ne pourrai pas dire les choses sans réfléchir, qu’il faudra tenir ferme ma langue de prof car la violence ils la savent mieux que moi même s’ils n’ont pas les mots toujours, je dois prendre garde, garde à ne pas balancer les choses comme des petits faits de société révoltants parce que pour eux même sans s’en apercevoir les petits faits révoltants laissent des traces, je veux qu’ils sachent que je sais et que je suis avec eux mais je dois accompagner les mots, accompagner la blessure. Oh vous avez coupé vos cheveux madame, c’est grave beau.

On se demande pourquoi ils sont difficiles à tenir en place, pourquoi ils s’agitent, se débattent, en classe ou dans l’espace public, mais pour eux contrairement à Marc-Antoine pour qui le sujet des violences policières c’est un sujet philosophique, la violence elle est diluée dans les premiers biberons, la conscience vague ou non que bientôt il y aura les contrôles fréquents, les gyrophares qui se garent sur le trottoir et les alignent mains contre le mur, ça c’est plus quand t’es grand, genre 17, 18 ans, en fouillant leur corps ils diront des choses sur les arabes et les jeunes arabes laisseront faire sûrement parce que chacun est dans son rôle y a que les cons pour hurler sur une photocopieuse en panne pourquoi on se rebellerait contre un ordre établi contre des hommes dont la mission est explicite, après il a gagné grave de l’argent le policier, plus d’un million, ça veut dire forcément ça va encourager les autres policiers, chacun fait son métier chacun tient son poste c’est qu’un mauvais moment à passer, mais ça ne change rien à la colère, la colère elle n’a pas besoin d’être articulée elle n’a pas besoin d’être enseignée, la colère n’attend pas la majorité les expériences douloureuses les faits scandaleux et ponctuels qui gifleront les autres à travers un écran, la colère des mineurs ceux dont on a dit qu’ils profitaient ils profitent ouais franchement y en a qui profitent ça avait plus rien à voir avec Nahel à la fin elle était là dès le début comme une intuition parce que même si on n’a pas les mots de l’adversaire ni envie de répondre aux journalistes qui viennent une fois tous les dix ans quand ça crame, moi si j’me fais contrôler j’cours hein. Moi aussi ! ni les armes militantes ou poétiques pour hurler qu’attendons-nous pour jouer aux fous pisser un coup tout à l’envie contre la vie stupide et bête qui nous est faite, on a quand même déjà compris que ça puait que ça suintait sur les murs de la barre HLM où ils vivent qui ne donne pas sur le canal mais sur l’autoroute A1 ou sur les doubles grilles du collège bunkerisé où ils s’assoient toute la journée pour apprendre que Kylian Mbappé c’est pas eux qu’il faut pas rêver qu’il faut pas déconner que c’est mort dans l’œuf parce que Parcoursup et ta gueule d’arabe ou de malien et ta mère célibataire qu’a accouché toute seule à Jean Verdier. Au nom de Dieu j’ai tout bon madame !

Vendredi 12

Je ne sais pas quoi faire des paroles accumulées, le culot et l’assurance du policier, je n’ai rien à en dire, je ne vais quand même pas expliquer ce qui pose problème là-dedans, et la colère embrouille ma langue et mes doigts – je ne sais pas quoi faire des paroles accumulées. Il faut dire que c’est un procès bizarre. On pourrait presque s’emmêler les pinceaux et oublier que la défense est du côté des flics et que la partie civile c’est cet homme qui tient son visage dans ses mains, on n’a pas peur de la honte entre ces murs et on n’a pas de souci à renverser le plateau le temps d’une audience, de jouer les blancs contre les noirs au lieu des noirs contre les blancs, le policier qui a porté les coups de matraque n’a pas honte, non, il a oublié on dirait, de quel côté il se trouvait. Dans cette affaire il y a plusieurs victimes, Maître. Monsieur Luhaka est victime de blessures involontaires. Mais on n’est pas des mauvais gars. Nous sommes victimes autrement, de la crucifixion politique. Ça il l’a dit trois fois. Non vraiment il n’a pas honte, il s’est présenté à nous crucifié avec ses mains ensanglantées l’empaleur qui a rendu Théo handicapé, il est victime autrement, pourtant lui il avait juste la vocation, comme quand on devient artiste, il s’épanouissait en servant les autres et puis il a quand même sept lettres de félicitations dont une de Cazeneuve en personne pour avoir arrêté un braqueur qui avait renversé une petite fille dans sa fuite, le Christ quoi, et d’ailleurs il a demandé pardon, du fond du cœur, il l’a dit aux collègues, il le répète : je suis désolé les gars, que le débat se soit enflammé, que les cités brûlent, je voulais pas vous mettre en danger. Il est victime autrement mais il est pas là pour se victimiser, même si plus d’un se serait pendu à ma place, même si je vous cache pas qu’il y a eu des jours où je pensais me passer la corde au cou, c’est vrai que Théo se dit mort à l’intérieur mais lui il doit pointer dans le commissariat de la ville où il a grandi, il n’ose pas faire d’enfants puisqu’il risque l’incarcération, mais notons que pour l’instant il est libre, qu’il travaille, que s’il ne peut plus être sur le terrain, taser à la ceinture comme au bon vieux temps de la BST d’Aulnay-sous-Bois, c’est par choix personnel, par exemple le collègue Tony a repris du service à la BAC de Lille, pas de souci, mais lui il pourrait pas, je serais pas un collègue fiable, j’aurais trop peur des répercussions que pourrait avoir un geste mal interprété.

Geste mal interprété. Sur internet je lis que l’expertise médicale a conclu que le coup de matraque porté par le policier n’était pas contraire aux règles de l’art. La qualification de viol n’a pas été retenue. Réinterprétation du geste. Il n’y a pas de viol puisque le trou se situe dans la zone péri-anale, c’est la science qui le dit, la zone péri-anale ce n’est pas l’anus, il faut être précis, si ce n’est pas l’anus ce n’est pas une sodomie, il faut être juste, si ce n’est pas une sodomie ce n’est pas un viol, un viol ça se passe dans un trou pré-existant, tout le monde sait ça, tout le monde sait comment ça se passe un viol.

Samedi 13

Flo dit que l’oralité des débats est un truc sacré. Si j’avais enregistré un bout d’audience, j’aurais rompu le charme, ouvert une brèche dans l’écrin fragile et solennel de la salle d’assises où règne une pesanteur qui donne leur poids aux mots.

En tant qu’avocat, Flo parle, c’est ça son métier, la parole, et malgré cette pesanteur qui règne dans les cours de justice, c’est fragile la parole, ça ne se fixe pas, ça glisse entre les doigts. Il a cette conscience forte que tout ce qu’il fait dans sa vie est évanescent, passe. Qu’il danse, qu’il plaide, ou qu’il m’aime, ça ne laissera pas de trace. Il y a de brefs instants où ça le rend mélancolique, mais la plupart du temps ça le rend incroyablement vivant, c’est la personne la plus en vie que je connaisse.

Je me blottis dans son cou. Il a un sanglot, puis il se marre. Il dit que c’est la phrase de Booba qui lui tire les larmes : Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire. À l’école et au tribunal, on n’a que nos voix. Pas pour dégommer le système, juste tenter de faire une petite coquille de mots autour des élèves ou des prévenus, amortir l’écrasement.

Il y aura pourtant bien des verdicts de marbre sous forme de décisions judiciaires qu’on affiche ou de bulletins scolaires qu’on traine longtemps, l’édifice du monde des dominants est solide et lourd comme le code pénal, lourd comme liberté égalité fraternité, comme le poème sous la statue give me your poor your tired your huddled masses yearning to be free et les dominants n’ont même pas à se dédire, il suffit de faire mentir les mots, dire que la loi asile immigration est une loi équilibrée et courageuse, il suffit de le dire, que Depardieu est un monstre, et que dans la langue du dominant le monstre est sacré et glorieux, qu’il n’y a pas de violence policière, que le flic est crucifié, que le Christ porte un uniforme et pas une doudoune bleue.

À la fin on dispersera les hommes qui ont un jour été des enfants dont les résultats n’étaient pas aussi brillants que ceux de Marc-Antoine, ceux dont le dossier contient plus d’informations préoccupantes transmises par l’assistante sociale du collège à l’ASE que de lettres de félicitations de la hiérarchie, des hommes qu’on ne juge pas comme des anomalies dans une cour d’assises, ni dans une chambre correctionnelle, des hommes dont la présence ne surprend personne, qu’il est naturel de disperser à la fin des procès entre Fleury, Fresnes et Villepinte.

Dimanche 14

Peut-être que c’est trop difficile d’écrire la colère. Peut-être qu’il y a des choses qu’on n’a pas la force ou l’envie d’expliquer. Ma colère est trop évidente pour être explorée. Je suis pas Kerry James, j’ai un peu de mal avec les textes fleuves sur l’injustice. Comme si le simple fait de prendre le temps de déplier la révolte amenuisait la force de sa charge.

Ils achètent négros sur place publique, pour eux rien n’est grave.

Y a que Booba pour contenir la colère dans une image aussi condensée.

Pour eux rien n’est grave. Voilà.

Lucile B.


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