Révoltes populaires au Chili : entretien avec un manifestant

« Cela a généré un changement historique pour le pays, et qui modifie toutes les projections politiques. »

paru dans lundimatin#214, le 1er novembre 2019

Le Chili s’est enflammé depuis le vendredi 18 octobre. La jeunesse s’était d’abord soulevée contre la hausse des tarifs du métro de Santiago. Mais le vent de révolte ne s’est pas arrêté là, et a soufflé sur les braises de la colère qui chauffent dans le pays depuis la fin de la dictature. Des manifestations monstres et offensives, pillages, blocages, sabotages et auto-défense sont à l’ordre du jour, pour réclamer des changements politiques et économiques radicaux. L’élite économique au pouvoir, représentée par le président Piñera, qui est aussi le 4e homme le plus riche du pays, ne compte pas se rendre si facilement. L’état d’urgence est décrété dès le vendredi soir, accompagné d’un couvre-feu draconien. L’armée est envoyée réprimer le mouvement par tirs à balle réelle, détentions arbitraires, passages à tabac et tortures, évoquant les heures les plus sombres de l’histoire chilienne. On compte des milliers d’arrestations, au moins 15 morts confirmées, et des milliers de blessés. Des vidéos horribles circulent sur les réseaux [1]. En face, le mouvement reste massif et déterminé, et plusieurs journées de grèves générales ont été appelées au cours de la semaine dernière.

Un manifestant chilien répond ici à quelques questions pour nous apporter des éléments de réponse sur les causes et les conséquences de la révolte en cours.

Figure 1 : Manifestation à Valparaíso le 21 octobre, crédits : RIVAL

La situation au Chili semble insurrectionnelle. Comment en est-on arrivé à ce niveau de conflictualité ? Quel a été l’élément critique qui a déclenché le mouvement ?
En effet, on vit depuis quelque jours un niveau de conflictualité sociale au travers des manifestations massives et locales. Pendant la semaine qui précédait le vendredi [18 octobre] où la situation s’est intensifiée, le président Piñera annonçait que le Chili était une oasis dans la région » [2], en référence aux mouvements et tumultes politiques qui secouent l’Équateur, le Pérou ou encore la Bolivie. En parallèle, les lycéens ont mis en place une stratégie pour éviter de payer le métro aux heures de pointe, en saturant les stations de métro. Ce mouvement a été motivé par la hausse des prix du transport depuis deux semaines, ce qui a valu à Santiago d’être la deuxième ville d’Amérique latine au niveau du prix des transport publics, après Brasilia.

Vendredi, suite à une forte répression dirigée contre les jeunes et une intensification de la stratégie de fraude massive, le service de métro a été suspendu au long des lignes centrales par des manifestations, créant un chaos et perturbant les axes principaux au moment de l’heure de pointe. Ce chaos a visibilisé la rage de la population, principalement à Santiago aux débuts, mais qui s’est rapidement étendue aux autres régions du pays.

Figure 2 : Un lycéen pose devant un tag : ’Fraude’ ; crédits : Frente Fotográfico

L’un des slogans aperçus lors des manifestations affirme « Ce n’est pas une histoire de 30 pesos, ce sont 30 ans » « no es por 30 pesos, es por 30 años »). Peux-tu expliquer comment la colère contre la hausse des prix du transport s’est transformée en une critique générale du système économique ?
La hausse du prix des transports a été la goutte qui a fait déborder le vase de la société chilienne. Celle-ci est enchaînée à un ensemble de normes et institutions imposées pendant la dictature, à travers ce que Naomi Klein appelle la doctrine du choc. Pour résumer, la privatisation et la précarisation de différents services publics et sociaux, telles que les pensions de retraite, la santé, l’éducation, l’énergie, et même l’eau, a généré une brèche énorme entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas y accéder, sur les bases de critères purement économiques. La logique politique a conduit les groupes de personnes qui détiennent le capital économique ou la capacité de s’endetter à pouvoir vivre le « rêve chilien », qui est souvent présenté à l’étranger comme étant le niveau de vie médian, avec l’image d’un pays développé et moderne. Mais la grande majorité de la population a dû se contenter de services publics inefficaces, et a du faire face à la collusion et le détournement fiscal et social de la part du secteur privé et politique du pays, ce qui fait du Chili un des pays les plus inégalitaires non seulement de l’Amérique latine, mais du monde entier.
Le mouvement a commencé par des fraudes massives de lycéens. Mais, très rapidement, de nombreux autres secteurs de la population ont rejoint la lutte, qui semble aujourd’hui se généraliser à l’ensemble de la population. Peux-tu décrire quels sont les secteurs les plus actifs dans le mouvement ? Comment se sont positionnés les organisations politiques et syndicales, notamment par rapport aux grèves générales ?
Ce qui est impressionnant avec cette mobilisation, c’est la transversalité des acteurs qui y participent. On peut notamment relever l’organisation locale et spontanée de voisins, non pas parce que les organisations et partis politiques ne se prononcent pas, mais surtout parce que ce mouvement s’articule autour d’une participation populaire très étendue. Il n’y a pas de partis ou d’organisations qui dirigent le mouvement, même si certains le soutiennent et y contribuent. L’impact des organisations syndicales et politiques est mineur mais réactif : la grande majorité d’entre elles se sont prononcées en faveur de celui-ci, mais je ne crois pas que ce soit très significatif pour les participants du mouvement. Les partis politiques du Frente Amplio [coalition de partis d’extrême-gauche qui s’est formée suite aux mouvements des années 2010 et qui s’est imposée en tant que troisième force politique du pays] et du Parti communiste ont radicalisé leurs postures au sein des institutions, notamment à l’Assemblée nationale, tandis que la Nueva Mayoría [coalition de centre-gauche qui a gouverné plus de 20 ans depuis la fin de la dictature] tente de dialoguer avec Piñera et revendique la stabilité. En même temps, la Nueva Mayoría fait parti du problème dénoncé par le mouvement.

Aujourd’hui, le mercredi 23 octobre, une grève nationale a été appelée par différentes organisations. Il faut attendre pour voir comment vont réagir les gens face aux mesures proposées par Piñera pour certains secteurs de la société, mais on peut déjà s’attendre à ce que ses promesses soient considérées comme insuffisantes et illusoires.

Le Chili connaît depuis quelques années des mobilisations autour de différentes luttes : les luttes étudiantes, le mouvement féministe, le mouvement No + AFP contre le système de retraite par capitalisation, la lutte mapuche… Dans quelle mesure est-ce que la révolte en cour se situe dans la continuité de ces mouvements ?
Depuis les luttes étudiantes de 2006 et 2011, les mouvements sociaux au Chili ont tenté de soulever des revendications sectorielles visant à motiver des pans entiers de la population au travers de la transversalisation des revendications sociales. Cette stratégie a permis de rompre avec le paradigme de l’apathie politique, qui régnait surtout chez la jeunesse, du fait du surgissement de nouvelles formes extra-institutionnelles de participation politique. Cependant, cela s’est traduit par des grandes mobilisations sporadiques, mais qui n’ont pas pu concentrer la force nécessaire pour générer une pression politique effective ou de construire un processus collectif dans le long terme. Les avancées organisationnelles des 10 dernières années ont permis de créer un contexte où ces différentes luttes peuvent converger, et elles trouvent toutes leur place dans les revendications populaires actuelles. Il est fondamental de comprendre que les gens ne manifestent pas pour une avancée sectorielle, mais pour un ensemble de besoins et de revendications qui ont été développées au cours de la dernière décennie grâce à ces mouvements sociaux.

Figure 3 : Un manifestant saute sur un ’zorrillo’, petit blindés de la police militaire, 23/10/2019, crédits : Frente Fotográfico

Le gouvernement de Piñera a déclaré l’état d’urgence et le couvre-feu, et plus de 10 000 militaires patrouillent les rues. On a pu voir des images de tirs à balle réelle, de morts, de milliers de détentions arbitraires… Avec l’histoire récente de la dictature que beaucoup de chiliens ont vécu pendant leur jeunesse, quelle est la réaction de la population face à cette occupation militaire ?
Je pense qu’il existe deux grandes sortes de réactions face à cette situation. La première est la peur, correspondant aux personnes qui ont vécu et souffert les conséquences de la violence de la dictature de façon directe ou indirecte. Ensuite, il y a la rage, qui est l’un des sentiments les plus retentissants, surtout chez la jeunesse chilienne. Les jeunes, qui n’ont pas vécu la dictature mais qui la détestent, se confrontent aujourd’hui d’une manière différente à la présence de militaires dans la rue. Malgré le fait qu’ils partagent la peur qu’engendrent les soldats, ils sont révoltés non seulement contre leur présence, mais contre toutes leurs institutions, comme le couvre-feu.

La répression militaire est sans doute l’aspect le plus fort de cette mobilisation, du fait que le gouvernement utilise les militaires comme figures de pression psychologique sur la population, non seulement parce qu’ils sont dans la rue, mais aussi du fait de leur différentes tactiques, telle que l’utilisation d’hélicoptères pendant la nuit au-dessus des quartiers populaires.

Figure 4 : Piñera apparaît à la télé accompagné de militaires et déclare ’Nous sommes en guerre’

En parlant de répression, certains disent que le gouvernement, la police et l’armée organisent des montages pour justifier la répression. Des photos et vidéos tournent où on voit des flics volant des télés et participant aux pillages, et il y a des rumeurs comme quoi ils incendieraient des bâtiments. Lorsque de telles rumeurs apparaissent en France, on a tendance a en douter sérieusement, parce que ces rumeurs sont très souvent des mensonges conspirationnistes. Mais au Chili, la quantité d’information qui circule à ce sujet, et les faits filmés et diffusés sur les réseaux sociaux semblent être, du moins en partie, vrais. Que penses-tu de ces montages ? Pourquoi est-ce que l’État agirait ainsi ?
Au cours de cette semaine, il y a eu au Chili une saturation de l’information digitale et télévisuelle qui a généré une incertitude structurelle par rapport à ce qui se passe. Comme dans le reste du monde, la prolifération de fake news de différentes sphères idéologiques a surtout permis à certaines personnes de confirmer leurs propres postures politiques, plutôt que de contraster les points de vue.

Malgré cela, il y a eu beaucoup de situations qu’on peut au moins qualifier de suspectes. Vendredi, la tour de l’entreprise ENEL a été touchée par un incendie provoqué par des supposés encapuchados, où le feu s’est propagé seulement le long d’un escalier de secours, qui est renforcé contre ce type de catastrophe, sans toucher le bâtiment. Il existe aussi beaucoup de vidéos où on peut observer les militaires se retirant de bâtiments où un feu vient d’être allumé, ou encore où les militaires coordonnent des voisins pour qu’ils puissent entrer dans des supermarchés et les piller [3].

Cette stratégie est claire et vise à dégrader l’image de la mobilisation pour diviser la population qui manifeste, pour générer des conflits, et qui mène à des scènes difficiles : mardi soir, une voiture a renversé un groupe de voisins qui était en train de manifester avec leurs casseroles, tuant 2 personnes. [4]

Comment se vit le mouvement au jour le jour, depuis le début de la révolte ? Quelle est l’ambiance dans les rues ? Est-ce que les gens ont peur de ce qui se passe, ou au contraire, se sentent-ils heureux que « le Chili s’est réveillé » (« Chilie despertó ») ?
La société chilienne a éprouvé depuis plusieurs jours un sentiment de terreur et de peur, propulsées par le gouvernement et les médias, mais aussi la joie et l’émotion, car on se rend compte que malgré les militaires patrouillant les rues, malgré le couvre-feu, nous sommes plus que jamais face à l’opportunité d’imposer un agenda et un programme pour répondre aux besoins quotidiens du pays.

Il y a aussi une rage, qui répond aux abus soufferts mais aussi à l’incapacité de la classe politique de comprendre les revendications sociales. La réponse du gouvernement aux manifestations n’a fait qu’augmenter la colère, car elle ne prend pas en compte les vraies problématiques auxquelles les chiliens font face au quotidien.

Personnellement, je suis traversé par l’angoisse et l’espérance, car les gens ont tellement souffert au cours des derniers jours, et je n’avais jamais imaginé voir les militaires redescendre dans la rue et tirer sur les gens. Malgré cela, je trouve qu’il y des choses très intéressantes lorsqu’on observe comment les gens ont géré et développé la colère sociale. Cela a généré un changement historique pour le pays, et qui modifie toutes les projections politiques.

Figure 5 : ’Nous n’avons pas peur’ ; crédits : RIVAL

Depuis quelques mois, une vague de révoltes populaires semble avoir débordé les cadres politiques habituels partout dans le monde. L’imaginaire révolutionnaire s’alimente de se qui se passe en Équateur, à Hong Kong, en Catalogne, en Haïti, et maintenant au Liban. Penses-tu que ce qui se passe au Chili trouve des racines dans les événements se déroulant à l’étranger, notamment avec la victoire récente du mouvement équatorien ?
Ce qui se déroule depuis quelques semaines en Équateur a permis de clarifier quelque chose qui n’était peut-être pas si évident dans le système international. En effet, l’Équateur a démontré que la radicalisation de la protestation civile peut aboutir à des résultats positifs au niveau des acquis politiques, et ce malgré le coût répressif élevé qu’imposent les États.

Il faut aussi relever le rôle des technologies de communication, qui est fondamental pour l’émancipation et l’autonomisation des populations, du fait de pouvoir échapper aux cadres médiatiques des chaînes officielles de communication et de créer de nouvelles instances d’interaction et d’organisation collectives. Sur cet aspect, le fait d’être connecté avec ce qui se passe ailleurs nous permet de nous apparenter à leur situation et d’en tirer les conséquences.

Quelles sont les perspectives d’avenir du mouvement ? Piñera a promis un dialogue, mais maintient en même temps l’état d’urgence. Après le soulèvement des gilets jaunes en France en novembre 2018, Macron avait organisé un débat qui n’a été rien d’autre qu’une farce où rien n’a été obtenu. Que pense le mouvement de ce dialogue ? Certains secteurs veulent-ils continuer et intensifier la lutte ? Est-ce que ce serait possible face à tant de répression ?
L’organisation du dialogue proposé par le gouvernement est logistiquement impossible, car il faut comprendre que tout se qui se déroule au Chili depuis quelques jours est une réaction spontanément organisée de la part de la population, beaucoup plus qu’une revendication structurée de la part d’une organisation en particulier. De plus, l’appel au dialogue ne se base sur aucun fondement réel, parce qu’il n’y a personne qui puisse se réclamer porte-parole du mouvement, d’autant plus que les rues sont toujours débordantes de manifestants après que le président a annoncé la baisse des prix des transports.

Le gouvernement n’a pas les instruments politiques pour désamorcer la mobilisation, car aucune mesure qu’il proposera n’assurera une fin au conflit. Hier, le gouvernement a annoncé un paquet de mesures qui ne correspondent pas aux désirs de la population, ce qui complique la tâche aux dirigeants. En ce moment même, des centaines de milliers de personnes manifestent dans les principales villes du pays en réclamant la démission de Piñera. [Au palais présidentiel de] la Moneda, on entrevoit une incertitude qui se manifeste à chaque conférence de presse. La durée et les conséquences de ce mouvement se clarifieront dans les prochains jours, mais on peut d’ores et déjà affirmer qu’il n’y a aucun doute que c’est un des événements les plus importants pour le Chili au XXIe siècle.

Figure 6 : Renuncia piraña !, crédits : Frente Fotográfico

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