Retraite, la grande évasion

Relire Boris Vian et prendre la tangente

paru dans lundimatin#369, le 6 février 2023

« L’Évadé », poème de la grande évasion. Dans cette course à perdre haleine s’exprime le besoin pressant de fuir. Fuir cette prison, « Là-haut entre les quatre murs », fuir l’accélération qui prend à la gorge et aux jambes comme le rendent sensibles les allitérations en [r] : « Ses pieds faisaient rouler les pierres » ; « Il respirait l’odeur des arbres / Avec son corps comme une forge ». Ces consonnes rugueuses rendent compte du rythme effréné de cet évadé : un rythme qu’il aspire visiblement à abandonner. Pour ralentir, pour respirer.

Il a dévalé la colline
Ses pieds faisaient rouler des pierres
Là-haut entre les quatre murs
La sirène chantait sans joie

Il respirait l’odeur des arbres
Avec son corps comme une forge
La lumière l’accompagnait
Et lui faisait danser son ombre

Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il sautait à travers les herbes
Il a cueilli deux feuilles jaunes
Gorgées de sève et de soleil

Les canons d’acier bleu crachaient
Des courtes flammes de feu sec
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il est arrivé près de l’eau

Il y a plongé son visage
Il riait de joie il a bu
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il s’est relevé pour sauter

Pourvu qu’ils me laissent le temps
Une abeille de cuivre chaud
L’a foudroyé sur l’autre rive
Le sang et l’eau se sont mêlés

Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil

Le temps de rire aux assassins
Le temps d’atteindre l’autre rive
Le temps de courir vers la femme
Il avait eu le temps de vivre

Boris Vian
« L’Évadé » ou « Le Temps de vivre » (1954)
Publié dans Chansons et poèmes (1966)

Qui dit évadé dit prison. Si elle n’est pas ici définie concrètement, c’est sans doute pour conserver toute sa portée symbolique et rendre cette évasion universelle : celle de l’Homme qui ne supporte plus d’être empêché par les contraintes sociales, morales, économiques voire biologiques. Ce prisonnier indistinct, c’est celui des champs de bataille ou celui du travail. C’est celui dans lequel on voudra bien se reconnaître. Quant à son évasion, c’est celle de l’Être qui refuse l’assignation.

Oui, ce qui s’exprime à partir de la seconde strophe, c’est le goût de vivre hors du carcan, « à travers les herbes ». C’est l’ardent plaisir des sensations : cueillir, sauter, plonger, boire, goûter, rire… C’est le bonheur de retrouver, enfin, la maîtrise de son temps : un temps que l’on ne peut laisser aux « assassins ».

En effet, ces assassins, l’Évadé semble moins les redouter pour leur violence, quand bien même elle s’exprime sans détour (« Les canons d’acier bleu crachaient »), que pour leur maîtrise implacable des horloges : « Pourvu qu’ils me laissent le temps ». Répété à quatre reprises, ce vers est le point de bascule du poème et, au-delà, de nos vies.

Car c’est à partir de là que Vian nous fait saisir qu’il est impératif de s’éloigner de « La sirène [qui] chantait sans joie », dont on peut aujourd’hui entendre l’écho dans l’injonction à la croissance permanente. S’éloigner pour revenir à l’essentiel : « Il est arrivé près de l’eau / Il y a plongé son visage / Il riait de joie il a bu ». Ce parcours du carcéral au grand air, des barreaux à la source claire, Vian nous invite à le suivre pour, nous aussi, parvenir à cette eau vive, miroir où ruisselle une autre réalité possible : celle de la liberté de choix. Celle de la joie.

*

A l’image de cet Évadé dont on sent qu’il n’est pas le coupable qu’on a voulu faire de lui, la réforme des retraites donne aux Françaises et Français qui travaillent sans compter les heures, souvent en dépit de leur bonheur, le sentiment légitime d’être la proie de forces économiques et financières qui les utilisent. Des vies fonctionnelles pour une humanité fonctionnelle  : auto-boulot-conso-dodo. Et entre temps ? Cela attendra. Jusqu’au jour où, à trop avoir attendu, l’heure vient sans que l’on n’ait vécu autrement que de l’usine au cimetière, du bureau au rebut.

Bien sûr, la mort est inéluctable. Mais gardons-nous bien d’être « foudroyé[s] » plus tôt que prévu par cette «  abeille de cuivre chaud » : en apparence inoffensive comme les discours mielleux qui laissent croire que les sacrifices à concéder sont pour notre propre bien. Restons vigilants face à ceux qui veulent nous défendre « d’atteindre l’autre rive ».

C’est d’ailleurs aussi la leçon simple mais essentielle de ce poème : il s’agit de vivre avant de mourir. C’est d’ailleurs à cette nécessite que répond la retraite comme le soulignait Ambroise Croizat : « La retraite ne doit plus être l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. » C’est à ce titre que les tenants du capitalisme libéral la craignent : parce qu’elle est un pas au-delà de la vie fonctionnelle sur laquelle ils peuvent avoir mainmise.

L’Évadé de Vian, c’est donc notre semblable. C’est le retraité qui sommeille en nous et qui, un jour, sent naître un désir au cœur de sa fatigue : celui de prendre le temps de vivre.

*

Dans La Grande Evasion de John Sturges, le Capitaine Hilts incarné par l’incontournable Steve McQueen dit à l’un de ses geôliers : « Quand je ne serai plus là [dans l’oflag], c’est vous qui y serez ! ». Cette provocation rappelle bien sûr qu’un pouvoir détenu par la force est fragile, et menace toujours de se retourner. Le maître est plus proche de l’esclave qu’il ne le pense. Mais c’est avant tout l’expression d’une conviction : même avec des chaînes aux pieds, nous pouvons « prendre le temps de rire aux assassins ». Cette révolte est déjà une manière d’agir pour sortir et s’en sortir.

Mais pour finir de tisser le lien avec le bon mot du Capitaine, négliger la retraite, c’est négliger que nous nous y retrouverons tous. La retraite est le lieu où nous devrions tous être, quand nous ne serons plus là, dans le monde du travail. Négliger cet horizon, c’est refuser la possibilité de prendre le temps de vivre autrement. Plus encore, c’est négliger l’allégresse avec laquelle devrait rimer la vieillesse. C’est restreindre la vie à l’aliénation salariale, à « l’humanité fonctionnelle » que certains appellent de leurs vœux et qui, de fait, craignent la retraite.

Parce que ce temps pour soi qui est aussi souvent un temps pour les autres, ce temps du lien, ce temps libre est subversif.

Parce que la retraite, c’est la grande évasion.

loan diaz

Photo : Bernard Chevalier

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