Retour vers le futur ?

Sur les premiers mois du mandat Biden
Paul Mattick

paru dans lundimatin#290, le 31 mai 2021

On a beaucoup entendu parler du plan de relance de Biden, si énorme que certains économistes évoquent même une possible « surchauffe » de l’économie - de l’inflation artificielle, des bulles spéculatives, etc. - mais rien de très grave, seulement un petit problème d’ajustement conjoncturel. Au contraire, Paul Mattick montre ici que « les différents plan Biden ne sont que la forme récente qu’a pris la crevasse dans laquelle le capitalisme américain (voire mondial) se trouve coincé depuis un bon moment ». Qu’il s’agisse du militarisme, de l’écologie ou du syndicalisme, il dresse un portrait réaliste des premiers mois de Biden au pouvoir et de l’état de l’Amérique.

Si l’on est à la recherche du nouveau jour s’ouvrant avec l’élection de Joe Biden, on aura trouvé ces dernières semaines difficiles. Certes, Biden a endossé une lourde charge en reconnaissant la défaite américaine en Afghanistan (tout en affirmant, bien sûr, que la mission initiale de lutte contre le terrorisme était dorénavant, comme George Bush s’en était vanté il y a 19 ans, accomplie). Mais n’allez pas imaginer que l’administration Biden ait perdu son appétit militaire, alors qu’elle se prépare activement à étoffer sa réponse armée à la « menace chinoise » en soumettant une demande de crédits militaires qui dépasse de 1,7 % le budget de Trump pour l’année 2020. Il y aura de l’argent pour des missiles hypersoniques, la guerre de l’espace ainsi que d’autres gadgets, sans oublier la « modernisation nucléaire » (la fabrication d’armes nucléaires « améliorées »). Et Biden prévoit aussi de renforcer la présence militaire américaine en Allemagne afin de s’opposer à la menace russe. Parallèlement, l’administration maintient la politique de Trump concernant la conservation des mines terrestres persistantes qui, affirme-t-elle, constituent « un outil vital dans la guerre conventionnelle ».

Plus près de chez nous, tandis que des dizaines de milliers d’enfants d’Amérique centrale s’entassent dans des centres de rétention au Texas, les éloges ne tarissent pas pour le Plan américain pour l’emploi (American Jobs Plan), présenté par le président comme le plus gros investissement de fonds publics depuis la Seconde Guerre mondiale. Or, comparés aux investissements dans la fabrication et l’utilisation de machines de meurtre et de destruction de masse après 1942, qui représentaient la moitié environ du PIB, les plans de dépenses de Biden – à condition qu’ils survivent au broyeur législatif – constituent en réalité une soupe plutôt clairette : 2250 milliards de dollars sur huit ans, ce qui revient à moins de 300 milliards de dollars par an, soit moins de la moitié du budget du Pentagone pour la seule année 2020. Quant au plan d’infrastructures, on n’a pas manqué de souligner que les dépenses proposées pour combattre le changement climatique représentent environ le huitième (ou le dixième) du minimum estimé nécessaire pour contrer les pires effets des dégâts déjà causés à l’environnement.

Les dépenses, même d’un montant modeste comme celles dont on vient de parler, sont naturellement sujettes à controverse. Tout d’abord, il faut bien dégotter l’argent quelque part et, au point où nous en sommes, une partie au moins – ne serait-ce que pour payer les intérêts de la dette – viendra forcément des poches des riches. Mais comment penser que ces derniers, aussi emballés qu’ils puissent être par la “réparation de l’Amérique”, y seraient favorables ? Le programme d’augmenter légèrement le taux d’imposition sur les sociétés – de 21 à 28 % (comparés aux 35 % avant la réforme fiscale de 2017) – les touche directement dans la mesure où la fortune personnelle intègre désormais les actions détenues, sachant que les sociétés font monter les cours en puisant dans leurs revenus non-taxés pour racheter leurs propres titres. En réalité, l’Homme le plus riche du monde, quel qu’il soit ce mois-ci, ne détient pas de l’argent, mais des actions, des obligations et divers actifs provenant du zoo des valeurs – ainsi que des dérivés sur matières premières (en principe, ces produits pourront toujours être convertis en argent, mais, comme nous le savons, ce n’est pas toujours le cas : il suffit de rappeler le triste sort il y a quelques semaines du fonds spéculatif Archegos lequel, ajouté à la débâcle de Greensill Capital, a entraîné dans sa chute un ou deux responsables du Credit Suisse, en raison de l’évaporation de quelque quatre ou huit milliards putatifs). C’était le motif de la réduction d’impôts ; les personnes qui nous concernent veulent le plus d’argent possible, parce que dans le monde actuel de hyper-concentration des fortunes, le jeu s’appelle « Go Big or go Home ».

En somme, les différents plans Biden ne sont que la forme la plus récente qu’a pris la crevasse dans laquelle le capitalisme américain (voire mondial) se trouve coincé depuis un bon moment. D’une part, la baisse de la rentabilité et donc des investissements depuis le milieu des années 1970, entraînant une augmentation constante de l’endettement personnel, d’entreprise et étatique pour soutenir le fonctionnement économique, laisse évidemment entendre que le principal rôle des gouvernements est de préserver le bien-être des entreprises les plus prospères en vue d’asseoir la « croissance » économique. D’autre part, il s’ensuit que de moins en moins de fonds sont disponibles pour gérer la misère sociale qui s’aggrave en raison des investissements en baisse et pour entretenir les biens publics dont la libre entreprise dépend – les routes, les ponts, les réseaux énergétiques, la santé, voire l’air respirable ou l’eau potable. Le capitalisme continue donc à dépérir, obligeant l’État, mû par un sens civique aigu, à le secourir, mais il ne peut lui fournir les ressources fiscales nécessaires, sans risque d’accélérer son propre déclin. Depuis 2008, l’argent miraculeusement produit à partir de rien sous la gestion de la Federal Reserve Bank et d’autres banques centrales permet d’injecter suffisamment de liquidités dans le système financier pour qu’il continue à ronronner, mais ne répare pas les dix mille ponts et tunnels américains qui s’écroulent, ni ne pare à la montée du niveau de la mer. C’est ce qui explique la paralysie politique, où (aux États-Unis) démocrates et républicains jouent un rôle, les premiers, de mobilisateurs rationnels de ressources publiques pour compenser les défaillances du système de marché et, les seconds, de trouble-fêtes qui soulignent que l’expansion du secteur public précipite la mort de l’économie fondée sur la propriété privée. Quoi qu’ils fassent, ils auront toujours tort.

Pour qui affectionne la critique de l’économie politique, cette paralysie est particulièrement intéressante par ses conséquences sur l’idéologie économique. Il n’y a pas si longtemps, à l’échelle des civilisations humaines, deux écoles en matière de théorie économique se concurrençaient. Les keynésiens promettaient d’en finir avec les cycles économiques et de “régler avec précision” la croissance économique ; puisqu’ils ont formulé une logique sous-tendant les interventions économiques de l’Etat lors de la Grande dépression et la guerre, et que la longue crise de 1929–1946 a produit les conditions d’une nouvelle prospérité, ils ont tenu le haut du pavé dans les cercles universitaires et politiques jusqu’à ce que la stagflation des années 1970 mette fin aux Trente Glorieuses de l’après-guerre. Cette débâcle a ouvert la voie au retour de la vieille école des partisans de l’économie de marché, dont la pensée soulignait l’importance de subordonner l’État aux besoins du capital privé. Néanmoins, la rationalité du marché a perdu son lustre avec le début de la Grande récession en 2008. Curieusement, alors qu’on eût pu s’attendre au remplacement de ces deux écoles par la théorie monétaire moderne, pour qui les banques centrales sont capables de faire fonctionner la planche à billets indéfiniment sans encourir de conséquences néfastes, la situation actuelle a induit l’abandon de toute tentative sérieuse d’expliquer et de prévoir le fonctionnement de l’économie. [1] Les économistes de tous bords s’accordent, les uns, à prédire l’imminence d’une inflation galopante, sans justification théorique sérieuse outre l’invocation d’un “surchauffe”, et les autres, à nous assurer que ce n’est pas un souci puisque l’important est de distribuer de l’argent et de maintenir en vie l’économie qui s’effondre. [2] Presque toujours, la pratique économique précède la théorie, mais en l’occurrence la pratique ignore tout autant que la théorie ce qu’il convient de faire.

Une vision aussi limitée n’a pas empêché des progressistes montants de glorifier Biden, « notre F.D.R. [3] » (Jonathan Alter dans le New York Times) ou le « radical » (Ezra Klein, idem). La conception du plan Biden comme second avènement du New Deal s’est même doublée d’un désir nostalgique d’une renaissance syndicale – sans toutefois viser quelque chose d’aussi radical qu’une augmentation du salaire minimum fédéral à 15 dollars échelonnée sur les cinq prochaines années. Il reste à savoir si cette solution fantaisiste non seulement du “problème” de l’inégalité des revenus mais aussi du militantisme croissant des ouvriers survivra au lamentable fiasco de la fédération de la distribution RWDSU (Retail, Wholesale and Department Store Union) qui a perdu l’élection pour la représentation de l’entrepôt d’Amazon à Bessemer dans l’Alabama. La campagne du RWDSU semble avoir constitué un cas d’école du “mouvement ouvrier”, dans la mesure où le syndicat n’a promis que la représentation (et la collecte des cotisations), sans mot dire spécifiquement sur les conditions de travail ou des salaires. Il serait absurde d’attribuer la victoire d’Amazon aux efforts d’intimidation que cette société a pourtant indubitablement pratiqués, vus les succès des campagnes syndicales dans les années 1930 et 1940 en dépit des policiers armés (et flingueurs) et des milices maison meurtrières. Quel qu’ait été le raisonnement des ouvriers de Bessemer, dont seulement la moitié a cru utile d’aller voter, c’est comme s’ils comprenaient que les conditions actuelles ont bien changé par rapport aux grandes campagnes syndicales du passé, qui répondaient non seulement au caractère spécifique de la production industrielle de masse telle qu’elle existait à l’époque, mais aussi à une foule de facteurs propres au contexte historique, à la fois politiques et économiques. Il ne faut pas oublier que, malgré le soutien mesuré de l’administration Roosevelt, les vastes ressources jetées dans les campagnes de syndicalisation et le militantisme des dizaines de milliers d’ouvriers, les résultats pour les syndicats nouvellement affiliés à la confédération Congress of Industrial Organizations (les syndicats affiliés à l’American Federation of Labor se maintenaient à peine) étaient franchement mitigés jusqu’au lancement des préparatifs de guerre, quand, dans les mots d’un historien :

[Les] résultats de la prospérité induite par la défense se sont traduits par une forte expansion syndicale : l’adhésion au CIO a fait un bond de 1.350.000 en 1940 à 2.850.000 en 1941. … [C]e n’est que dans les conditions de guerre, ayant eu comme effet d’augmenter les dépenses de l’Etat et, par conséquent, son influence dans les relations de travail, que les syndicats indépendants sont parvenus à vaincre les syndicats maison et à s’établir solidement dans les industries de production de masse. Les capitalistes, impatients de tirer profit de la production de guerre et confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, ont fini par accepter la pierre angulaire du système actuel de relations sociales, à savoir le contrat écrit applicable à l’ensemble de la force de travail d’une entreprise ou d’une industrie, et non aux seuls syndiqués volontaires. [4]

Cette pierre angulaire s’est considérablement érodée au cours des cinq dernières décennies ; en 2019, le nombre de syndiqués, dont la majorité dans le secteur public, a dépassé tout juste 10 % de la force de travail. La croissance de la productivité qui avait marqué la période de l’après-guerre s’est évanouie, excluant la possibilité d’augmentations salariales tout en provoquant une dégradation des conditions de travail. Pour autant, l’autodéfense ouvrière ne s’est pas éteinte, comme en témoignent les mouvements de grève de groupes aussi différents que les enseignants du public ou les mineurs des charbonnages, mais les syndicats disposent d’une marge très réduite pour intervenir à titre de négociateurs et de profiteurs de la paix sociale. Pendant que les ouvriers de Bessemer manifestaient leur désintérêt pour la création d’un syndicat, les mineurs grévistes dans le centre de l’Alabama ont voté 1006 contre 45 pour rejeter le contrat minable négocié avec les patrons de Warrior Met Coal par l’Union des mineurs américains (United Mine Workers of America).

Le déclin du syndicalisme participe du même phénomène que la crise de représentation politique qui frappe l’ensemble des pays, alors que les différentes factions de la classe politique se montrent incapables d’élaborer d’autres politiques que l’austérité, rempart indispensable contre l’effondrement de l’économie – et du capitalisme lui-même –, même si elles craignent en même temps la réaction des masses paupérisées. Selon le rapport de prospective mondiale “Global Trends 2040” que vient de publier le National Intelligence Council américain : “D’importants pans de la population mondiale deviennent méfiants vis-à-vis des institutions et des gouvernements qu’ils considèrent comme ne voulant ou ne pouvant répondre à leurs besoins. » Ce qui pose problème, c’est qu’“en même temps que les populations gagnent en autonomie et réclament davantage, les gouvernements subissent la pression de nouveaux défis et de ressources plus limitées », avec pour conséquence « une disparité croissante entre les besoins et les attentes des publics d’un côté et, de l’autre, ce que les gouvernements peuvent et vont réaliser ». Le recours perpétuel à des images empruntées au passé glorieux du capitalisme – du fascisme au New Deal en passant par l’économie de guerre – suggère une incapacité des classes dirigeantes à faire miroiter des avenirs palpitants mis à part des voyages sur Mars (pour quelques privilégiés) ou, à plus courte échéance, la construction sur des îles artificielles de refuges contre la montée du niveau de la mer. [5]

Le reste de la population terrestre semble pareillement incapable de concevoir une alternative viable au système social actuel. Mais un grand nombre comprend au moins que la situation actuelle n’est pas tenable, comme le montrent les émeutes, les grèves et les manifestations qui ne cessent de surgir et de s’effacer de la réalité sociale tout autour de la terre, à l’instar de ces fluctuations quantiques qui, nous disent les physiciens, permettent la création récurrente de particules élémentaires et de forces même dans cette apparente absence de toute matière qui caractérise le vide spatial. Aussi longtemps que demeureront les personnes et la terre, cette volonté de vie récurrente évoque la possibilité d’un avenir se distinguant de manière décisive du passé.

[1La théorie monétaire moderne est sans doute restée marginale, nonobstant l’attirance de Bernie Sanders et Elizabeth Warren pour elle, parce que, vue comme un variant excentrique du keynésianisme, elle ne s’était pas suffisamment implantée dans les universités et les cellules de réflexion au moment où son heure est arrivée. Pour une discussion éclairante, voir Jamie Merchant, “The Money Theory of the State”, https://brooklynrail.org/2021/02/field-notes/The-Money-Theory-of-the-State-Reflections-on-Modern-Monetary-Theory.

[2Certains préfèrent ne pas prendre position. Olivier Blanchard, ancien chef économiste du Fonds monétaire international, a déclaré : « Je n’ai pas d’indication quant à l’évolution de l’inflation et du taux [d’intérêt], parce que c’est dans une partie de l’espace où nous ne nous sommes pas trouvés depuis longtemps ». Lawrence Summers, ancien secrétaire du Trésor : “À mon avis, il existe une probabilité d’un tiers pour que des perspectives inflationnistes significativement au-dessus de la cible de la Fed de 2 % s’installent durablement, d’un tiers pour que la Fed induise une importante instabilité financière ou une récession et d’un tiers pour que l’issue soit conforme aux espoirs des responsables politiques.” (New York Times, le 27 mars 2021).

[3Franklin Delano Roosevelt, 32e président des États-Unis, qui a mis en place la politique du New Deal conçue pour sortir le pays de la Grande dépression.

[4E. Jones, “The CIO : From Reform to Reaction” (https://libcom.org/library/cio-reform-reaction). Cet article brillant est vivement recommandé à tout lecteur (anglophone) qui recherche une introduction à l’histoire du syndicalisme industriel aux États-Unis.

[5Le chroniqueur Jamelle Bouie s’extasie dans le New York Times : “Le New Deal reste un important point de repère tant pour les libéraux que pour la gauche, allant de Joe Biden à Alexandria Ocasio-Cortez. C’est un modèle, une aspiration, c’est une partie vivante de notre imagination politique” (19 avril 2021).

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