Les invisibles [Bonnes feuilles]

Réédition de l’oeuvre de Nanni Balestrini, qui consacra le mouvement italien de 77.

paru dans lundimatin#213, le 21 octobre 2019

Les métropoles s’embrasent à la suite. Santiago, Hong-Kong, Barcelone, Beyrouth. Il est temps. Temps de prendre la suite du premier (et dernier ?) mouvement insurrectionnel métropolitain. C’était il y a 40 ans, et c’était en Italie.

On a coutume de dire que l’histoire du mouvement de 77 est mal connue en France. L’activité éditoriale consacrée au sujet s’est tout de même accrue ces dernières années. Avant cela il fallait compter sur Nanni Balestrini, écrivain d’avant-garde (Gruppo63) devenu militant politique (Potere Operaio). Qui sortit en 1992 (1987 en Italie), les Invisibles. Qui avait fait paraître, avant cela, Nous voulons tout (sur l’automne chaud de 69), et dont on découvrit (enfin) en France, il y a quelques années, La Horde d’or. Et qui est malheureusement décédé le 20 mai dernier, à l’âge de 84 ans.

Les Invisibles, c’est ce monologue, d’un souffle (sans ponctuation), qui met face à face deux moments d’une même vie, dans ces années-là : celui de l’engagement et de la lutte - la rencontre, la joie, les émeutes - et celui de la défaite - l’incarcération, la solitude, la violence. Invisibles sous les masques, rendus invisibles par la prison.

L’ouvrage était initialement sorti chez POL, mais ce sont les éditions du Monde à l’envers qui le rééditent aujourd’hui. Et qui nous offrent ces quelques extraits.

(...)

à l’école après que l’on avait chassé Mâtin le directeur était parti et les profs eux étaient bien obligés de s’adapter car ils n’avaient plus le pouvoir nous on avait obtenu les AG on avait tout obtenu plus d’interrogations et plus d’inscriptions plus de registres plus de renvois plus de billets d’absence etc. l’école avait éclaté en peu de temps elle était devenue une école ouverte des gens de toutes sortes y venaient des copains et des élèves d’autres écoles des ouvriers qui n’allaient pas travailler des chômeurs qui venaient là au lieu d’aller au bistrot des marginaux de tous bords ces gens-là on les appelait des externes l’école était devenue une vraie foire un bazar on y jouait aux échecs aux cartes on apportait de quoi boire on fumait des joints les profs regardaient impuissants toute cette débandade sans oser lever un doigt

parmi les gens venus de l’extérieur il y avait Noisette qui venait à l’école tous les jours il vivait en fauchant dans les supermarchés et les boutiques il piquait de tout même des trucs qui ne lui servaient pas après il les revendait l’école était devenue son marché on pouvait même lui commander des mocassins un tourne-disques et pour nous vu qu’on n’avait jamais un sou et qu’on en avait plein le dos de toujours taper nos parents heureusement il y avait Noisette il nous montrait des tas de trucs pour vivre presque sans argent et pour s’en faire un peu on fauchait en masse dans les librairies puis on revendait les livres aux bouquinistes on trafiquait les tickets de cantine Noisette savait forcer les cabines téléphoniques il avait toujours des kilos de jetons plein les poches il payait tout en jetons même le cinéma

petit à petit on a commencé à vendre l’école elle-même on a entrepris de la démonter vraiment de la démonter et de tout vendre morceau par morceau lampes machines à écrire chaises tabourets les encyclopédies de la bibliothèque le matériel du laboratoire de physique et chimie les vitrines et les armoires il n’est rien resté dans l’école une fois ils ont tout racheté mais nous on a tout vendu une deuxième fois et à la fin ils ont laissé tomber les professeurs ne laissaient même plus leur voiture au parking sinon on leur piquait les pneus l’école était désormais devenue un espace complètement vide vide aussi d’intérêt complètement étranger d’où enfin on s’est rendu compte qu’il fallait sortir pour aller vider autre chose alors on n’est plus retournés à l’école et on a commencé à vivre au siège

(...)

bien sûr les camarades utilisaient le siège pour préparer diverses combines pour ne pas payer les factures le gaz l’électricité le téléphone pour ne pas payer les transports pour saboter les distributeurs de billets d’autobus falsifier les billets de train pour saboter les compteurs électriques etc. tout ça c’était le fait spontané d’isolés ou de petits groupes et en se communiquant les idées ils allaient donner naissance à de véritables luttes de masse par exemple le dimanche on avait pris l’habitude d’aller au cinéma gratis à cinquante ou soixante on entrait de force et si on voyait que ça se gâtait et qu’ils allaient appeler les flics on acceptait bien vite de se cotiser pour récolter un peu de fric tout à fait symbolique

même chose pour les boutiques de luxe du centre ville entrer à trente ou quarante dans un magasin pour riches suffisait à intimider pas mal et sans trop se presser il était facile de ressortir avec une chaîne stéréo un tourne-disques un blouson de cuir un appareil photo etc. même chose dans les moyens de transport on voyageait en groupes nombreux on annonçait qu’on ne payait pas et on distribuait aux gens des tracts pour les inviter à en faire autant jusqu’à ce que ça devienne une habitude le receveur ne demandait même plus les billets aux camarades même quand ils étaient seuls au début la compagnie d’autobus avait eu l’idée de placer des surveillants sur les voitures mais après plus rien parce qu’il avait fallu ajouter cette dépense à celle provoquée par la destruction de plusieurs stations et de quelques autobus qu’on avait réduits en cendres une nuit

le siège était en plein centre et tout le quartier avoisinant était de fait occupé par nous partout des membres de notre organisation des groupes de camarades passaient la journée sur les bancs du jardin à environ deux cents mètres il y avait un grand magasin que visitaient régulièrement des groupes de camarades la direction du magasin avait bien essayé de réagir à cette impudente fauche quotidienne en mettant des tas de vigiles et eux se sont mis un jour à poursuivre des camarades qui avaient volé de la nourriture ils les ont même poursuivis dehors les copains se sont mis à courir vers le siège en gueulant et en un clin d’œil branle-bas général et tous dans la rue avec les drapeaux qui étaient en fait des manches de pioches où on avait attaché un morceau de tissu rouge

les vigiles ne s’y attendaient pas ils ont stoppé net a quelques mètres des premiers drapeaux et fait demi-tour mais ils ont identifié une camarade qu’ils ont dénoncée aux flics et craignant une réaction de notre part ils ont demandé deux voitures de flics pour surveiller l’entrée du magasin alors les filles du mouvement ont décidé de réagir vivement elles se sont toutes bien habillées et sont entrées à vingt ou trente dans le magasin là elles ont fait le tour du rayon des vêtements avec des lames de rasoir et crac crac vestes pulls jupes pantalons impers tailleurs manteaux un vrai désastre des millions de dégâts après elles sont sorties tranquilles ni vu ni connu les flics sont restés encore deux semaines devant le magasin et pendant ce temps on est allé faucher dans un autre supermarché puis tout a recommencé là aussi comme avant

(...)

Quelques jours avant le début du procès Mûrier et Ortie sont arrivés dans la section de transit eux aussi je les attendais avec impatience car il y avait un bout de temps que je ne les avais pas vus Mûrier avait été arrêté au moment où j’avais moi aussi été arrêté mais ils l’avaient mis tout de suite dans un QHS encore plus loin dans le sud et je n’avais plus de nouvelles de lui Ortie au contraire n’avait été pris que depuis quelques mois et ils l’avaient mis dans le même QHS que Mûrier j’étais très anxieux et ému de revoir mes camarades par le judas je les ai vus arriver au fond du couloir entourés de gardiens Ortie portait plusieurs sacs Mûrier rien pendant un moment je ne l’ai pas reconnu il avait beaucoup maigri et il portait maintenant les cheveux courts il n’avait plus de lunettes il regardait droit devant lui sans répondre aux bonjours et aux gestes d’amitié qu’on lui faisait derrière les judas des cellules

alors je les ai appelés Ortie a entendu tout de suite il a reconnu ma voix même s’il ne pouvait pas me voir car les gardiens étaient en train de l’enfermer dans une cellule un peu éloignée de la mienne j’ai entendu la voix d’Ortie qui m’appelait en me disant où es-tu en écrasant mon visage contre le judas je l’ai aperçu un instant au milieu du couloir il agitait un bras pour me saluer mais un gardien l’a tiré en arrière par l’autre bras dès qu’ils ont été bouclés j’ai appelé le brigadier et je lui ai dit qu’ils étaient accusés du même truc que moi qu’on était là pour le même procès et j’ai déposé tout de suite une demande pour qu’ils puissent venir dans ma cellule où j’étais seul le brigadier m’a dit qu’il la transmettrait aussitôt à la direction et qu’avec un peu de chance leur transfert pourrait se faire le soir même

(...)

j’ai éteint la lumière et j’étais en train de finir de tout préparer quand un gardien a ouvert la porte blindée et a fait entrer Ortie il était seul pas de Mûrier Ortie m’a dit qu’il m’expliquerait plus tard on s’est embrassés et dès que les gardiens sont partis il m’a dit que Mûrier allait mal dans sa tête depuis un bon bout de temps il ne pouvait plus supporter la prison au début il parlait toujours de s’évader et puis il a commencé à ne plus parler avec personne comme s’il ne reconnaissait plus les gens il ne voulait plus parler à personne pendant les promenades il marchait à quatre pattes dans la cour en grognant et en faisant des grimaces comme un dingue il marmonnait que s’il était un chien au moins on le laisserait filer

(...)

on a mangé la salade de riz froide que j’avais réussi à préparer et des sardines en boîte Ortie m’a dit on n’a plus entendu parler de Quina depuis longtemps elle a complètement disparu de la circulation volatilisée la dernière fois que je l’ai vue c’était au siège quand on a fait des essais de radio je préférais ne pas parler de Quina et on a mangé le flan c’était franchement dégueulasse après Ortie en rigolant a tiré de la poche de son jean un morceau de hasch et l’a regardé à la lumière si tu savais ce qu’il a fallu faire pour porter ça jusqu’ici tu peux pas savoir et on s’est mis sur le matelas pour se rouler un joint l’herbe était exquise on s’est mis à rire tous les deux Ortie rigolait de plus en plus fort il riait comme un fou tellement qu’il avait les larmes aux yeux

demain c’est le procès tu réalises demain ils nous embarquent et ils nous font un beau procès moi je n’ai pas la moindre idée mais toi tu dois savoir ce qu’on va leur dire il s’est arrêté de rigoler mais on aurait dit qu’il se marrait toujours il a fait la grimace tu vas voir que de toute manière on va s’en prendre pour des années tous les deux et quoi qu’on leur dise la flamme qui sortait du réchaud comme une bougie a faibli d’un coup le gaz du réchaud était en train de baisser puis s’est éteint pour de bon je ne voyais presque plus Ortie dans l’obscurité je lui fais je me demande quelquefois maintenant que tout est fini je me demande ce que veut dire toute cette putain d’histoire qu’est-ce que ça veut dire tout ce qu’on a fait qu’est-ce qu’on a gagné avec tout ce qu’on a fait lui m’a répondu peu importe que tout soit fini ce qui compte c’est qu’on ait fait tout ce qu’on a fait et qu’on pense que c’était juste de le faire je crois que c’est la seule chose qui ait de l’importance

Ortie m’a repassé le joint pour une dernière bouffée je lui ai demandé et la radio comment ça s’est passé Ortie s’est remis à rire la radio tout était prêt on avait tout le matériel la fréquence le téléphone on avait fait les essais de voix avec Quina un deux trois essai et il se marrait mais on n’a réussi à dire que ça un deux trois un deux trois tout était fin prêt il n’y avait plus qu’à presser le bouton et à parler mais on n’avait plus rien à dire personne ne venait plus au siège et tous les jours un nouveau désastre un qui avait été arrêté un qui devenait fou un autre qui fichait le camp pour se planquer un autre qui se suicidait ils ont tous disparu plus rien à dire tout en est resté là et la poussière a tout recouvert le transmetteur les haut-parleurs le tourne-disques la stéréo les amplis les micros et la voix de Quina

Les Invisibles, de Nanni Balestrini, éditions Le monde à l’envers

Traduction de Chantal Moiroud et Mario Fusco.

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