Cette analyse spatiale, invitant les militaire de Tsahal à éviter les rues, les trottoirs, les portes ou les fenêtre des bâtiments compris comme autant d’espaces potentiellement piégés par l’ennemie, consistera dans sa dimension opérationnelle à progresser littéralement à travers les murs des habitations, faisant indistinctement d’une cuisine, d’un salon ou d’une chambre à coucher, le théâtre d’opérations militaires.
Né à Haïfa en 1970, Eyal Weizman passe son diplôme d’architecte à la Architectural Association de Londres en 1998 avant d’entamer un doctorat qu’il soutiendra au London Consortium/Birkbeck College en 2006. Il fonde l’année suivante, aux côtés des architectes Sandi Hilal and Alessandro Petti, le projet de recherche en art intitulé DAAR (pour Decolonizing Architecture Art Research), avant de créer en 2010, l’agence de recherche Forensic Architecture au sein de la Goldsmith University où il enseigne les cultures spatiales et visuelles.
Questionnant les relations entre violence et architecture, Eyal Weizman s’exprime autant à travers ses écrits et conférences que par les activités de Forensic Architecture, laquelle compte une quarantaine de chercheuses et chercheurs, architectes et artistes. Dans une démarche à la croisée du documentaire, de l’architecture et de l’investigation scientifique, les enquêtes de l’agence londonienne visent à faire émerger la vérité de crimes et d’exactions parfois proches du seuil de détectabilité [5] par l’emploi de méthodes s’appuyant sur les technologies numériques de l’image et du volume. Présentées au sein des grandes institutions d’art contemporain, les œuvres de Forensic Architecture créent souvent le trouble comme en 2019, avec le projet Triple Chaser, mettant en lumière l’emploi abusif d’armes produites par Safariland et Sierra Bullets, entreprises de matériel militaire détenues par Warren B. Kanders, alors vice-président du conseil d’administration du Whitney Museum.
Se basant sur des entretiens menés avec des activistes palestiniens et des responsables militaires israéliens, Eyal Weizman expose dans À travers les murs, la manière dont la forme élémentaire du mur s’est vue, dans le contexte de l’opération Rempart, pensée à nouveaux frais ; passant d’un objet simple aux propriétés stables, voire immuables, à une forme flexible et perméable : un média transparent à travers lequel il est permis de passer, mais également de voir ou de tirer [6]. Cette reconceptualisation du mur et, d’une manière plus générale, du rapport à l’espace architectural, doit son origine aux formations universitaires, notamment en philosophie, suivies par de nombreux officiers de carrière de l’armée israélienne.
Weizman souligne en particulier le cas d’Aviv Kochavi, ancien étudiant en philosophie à la Hebrew University de Jérusalem et commandant des IDF [7] lors de la seconde intifada, auquel on doit notamment l’application du concept de « géometrie inversée », résumé par son auteur telle une « réorganisation de la syntaxe urbaine par une série d’actions micro-tactiques » [8]. Si pour Kochavi, dans l’inquiétante lignée d’une lecture nietzschéenne, « l’espace n’est qu’une interprétation » [9], alors il semble assez clair que le concept de géométrie inversée implique un rapport à l’architecture qui présuppose l’existence d’un ensemble d’éléments formels indéterminés dont la construction des liens serait laissé libre à l’interprétation de lecteurs, incarnés ici par les commandos de Tsahal. Évidemment, la théorie achoppe à l’endroit d’une réalité toute autre : celle d’espaces domestiques, habités par des civils subissant l’invasion traumatisante de militaires, comme le laisse entendre le témoignage d’Aïsha rapporté par Weizman : « Et tout d’un coup, voilà qu’un mur tombe dans un fracas assourdissant, la pièce s’emplit de poussière et de gravats, et vous voyez surgir les uns après les autres des soldats à travers les murs, hurlant des ordres. Vous ne savez absolument pas si c’est vous qu’ils viennent chercher, s’ils sont venus s’emparer de votre maison, ou bien si votre maison se trouve simplement sur leur chemin. ». Concernant l’opération de la casbah de Naplouse, ce seront finalement plus de la moitié des constructions qui se verront éventrées par le passage des militaires comme le signale une enquête réalisée par l’architecte palestinien Nuran Abudjidi et rapportée par Weizman, laissant quelques doutes sur la dimension "chirurgicale" de l’application du concept de géométrie inversée [10].
Le second stratège de Tsahal interviewé par Weizman dans le cadre de son enquête est Shimon Naveh, directeur de l’institut de recherche théorique pour la formation des cadres de l’IDF (l’Otri [11]), dont Aviv Kochavi fut élève. On doit notamment à Naveh, le réemploi de plusieurs concepts dont celui d’essaimage, ou d’intelligence des essaims. Issu de la recherche en intelligence artificielle, le principe de l’intelligence des essaims (ou d’intelligence distribuée), statue que la capacité de résolution de problèmes d’un ensemble d’agents simples, décentralisés et communicants, est bien meilleure que celle d’une intelligence uniforme et centralisée [12]. Faisant de l’essaim un tout valant bien plus que la somme de ses parties, la théorie de l’intelligence distribuée représente pour Naveh un très bon exemple d’une manière non-linéaire de penser les espaces, à rebours de la traditionnelle perception euclidienne. Selon le stratège israélien, la non-linéarité doit ainsi se traduire dans la dimension spatiale des affrontements, avec de petits groupes armés se propageant dans toutes les directions et de manière plus ou moins aléatoire ; mais également dans leur dimension temporelle, en préférant la simultanéité des actions à la linéarité du récit d’un plan d’action traditionnel ; et enfin dans leur dimension organisationnelle, impliquant des réseaux de communication et de commandement polycentriques à l’endroit d’une chaine de commandement monolithique et verticale. En somme, aux yeux des militaires de Tsahal, cette recherche de non-linéarité consiste à faire de la guerre urbaine une guerre postmoderne par excellence.
Si la mise en œuvre d’une pensée non-linéaire des espaces permet aux miliaires de passer à travers les murs, la conception du mur tel un média transparent implique également d’être en capacité de voir et de tirer à travers celui-ci. Les snipers palestiniens, comme le mentionne Weizman, avaient depuis longtemps appris à se retrancher au plus profond des immeubles pour tirer à travers des trous parfois aménagés dans plusieurs épaisseurs de mur. Mais la capacité à voir et faire feu à travers les murs va trouver un toute nouvelle dimension avec l’essor de technologies d’imagerie thermique à large spectre, développées notamment par la société israélienne Camero [13]. L’emploi de cette technologie combiné à celui de balles perforantes va offrir aux commandos de Tsahal la capacité de faire feu sur l’ennemie situé dans la pièce d’à côté sans jamais entrer directement en contact avec lui. On retrouve dans cette capacité de vision asymétrique, l’expression d’un idéal de la surveillance telle qu’il fut notamment décrit par Michel Foucault en 1975 dans Surveiller et punir [14]. Cette asymétrie se retrouvant par ailleurs dans la conceptualisation du mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens, censé, selon les militaires de l’armée israélienne, opérer tel un espace « lisse », c’est-à-dire une frontière malléable, liquide et perméable de leur côté, tout en demeurant un espace « strié », c’est-à-dire fixe, imperméable, et empêchant toute forme de progression côté gazaouis.
- Ingénieurs de l’IDF dans le camp de réfugiés de Tulkarem en 2003.
(Illustration extraite de Hollow Land, Israel’s Architecture of Occupation, 2007)
Même si Weizman souligne que cette conceptualisation de la guerre postmoderne par les stratèges de l’armée israélienne tels que Naveh ou Kochavi relève en grande partie de la recherche d’un effet de domination par l’emploi d’une rhétorique de la guerre intelligente mettant en avant la supériorité technologique d’Israël [15], le développement de technologies numériques de vision issues des conflits armés questionne tant sur le plan de la surveillance que sur celui de l’abolition des frontières entre espaces publiques et privés, entre domaines civils et militaires, et sur ce que peut vouloir dire rendre visible. Et c’est peut-être à cet endroit que les activités de Forensic Architecture deviennent particulièrement prégnantes, dans la mesure où elles consistent à réemployer les procédés de surveillance, à savoir les technologies
numériques de vision, afin de produire des formes artistiques permettant de rendre visible une réalité infra-sensible, mais également dans la mesure où, en tant qu’organisme indépendant, Forensic Architecture participe activement à la production de preuves de crimes de guerre et d’exactions pouvant être portées devant la cour pénale internationale ou les instances juridiques qualifiées.
Si la question de savoir ce que peut une forme artistique : quelle en est la portée, quelles sont ses potentialités, où réside son agentivité, reste toujours posée, les investigations de Forensic Architecture donnent un exemple singulier d’une démarche qui, partant du champ de l’art, dépasse amplement le plan symbolique pour agir activement sur la vie en participant à l’établissement de la vérité et au travail de la justice, conditions indispensables à l’avènement d’une paix durable.
Alain Barthélémy