Radical : l’hyperjeu des fées anarchistes

L’insurrection dont vous êtes le héro

paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

Et si nous sortions de notre torpeur de spectateur face au désastre du monde pour devenir les acteurs ludiques de son désemboîtement ? Et, plutôt que de les laisser se jouer de nous, si nous nous mettions à gagner des parties contre les winners de tout poil qui saccagent nos vies et le vivant ? Et si, en bonnes fées anarchistes, nous volions les voleur.euse.s, les enrichi.e.s du système pour pratiquer l’entraide radicale, faisant ironiquement vivre à travers le kleptomunisme la théorie du ruissellement ? Texte hybride, foisonnant et décapant, mêlant le faux et le vrai, le théorique et le trivial, des références et des citations apocryphes, Hyperjeu [1] peut se lire comme un manifeste de politique fiction déroulant/inventant/rêvant un programme de lutte ludique et affective à l’échelle de nos existences confrontées au ludespace [2] mondialisé du capitalisme tardif. Dans la ligne situationniste, il s’agit pour son auteur, le collectif La Faction, d’affirmer « qu’une force dionysiaque comme le Jeu demeure la plus puissante et la plus belle promesse que notre tradition peut encore usiner d’à peu près désirable ». 

A l’opposé du révolutionnaire, la fée troque la grande histoire pour la petite.
Banditisme féérique

Le canapé constitue le principal lieu du dressage de masse.
Karl Bjorg

L’entraide est un antijeu, une branche tolérée de la triche, en ceci qu’elle contrevient aux règles élémentaires du capitalisme entendu comme mise en concurrence des êtres.
Mathieu Triclot

« On doit entrer dans un livre comme dans une armurerie ». Placée en exergue, cette citation de Deleuze situe d’emblée le ton et l’enjeu d’ Hyperjeu : un appel guerrier et joyeux à jouer contre le système mais pour le battre par tous les moyens, y compris et surtout la tricherie, sur son propre terrain, celui du Spectacle dans lequel il nous nasse. Le prologue souligne avec force le lien qui unit le jeu et le pouvoir : « Lorsque l’on demanda au milliardaire Warren Buffet s’il croyait à la lutte des classes, sa célèbre réponse fut sans équivoque ; « oui, et c’est la mienne qui a gagné ». Les théoriciens du jeu, de Joan Huizinga aux situationnistes, ont longtemps nié le caractère intrinsèquement ludique du capitalisme marchand, présenté jusqu’alors comme « briseur de jeu ». Or, force est de constater que le MMORPG (« jeu de rôle en ligne massivement multijoueur ») grandeur nature dans lequel nous vivons et qui englobe tout, y compris ceux qui ne veulent pas jouer, étend son ombre comptable chaque jour un peu plus. « Ainsi, sortir de notre état de Spectateur, pour ne pas dire de jouet, pour devenir Joueur à part entière semble être la première étape nécessaire. »

L’Hyperjeu qu’est-ce ?

L’Hyperjeu, malgré l’apparente précision que suggère son nom un poil mégalo, apparaît comme un concept complexe et ouvert qui embarque tout un ensemble de pratiques éthico-subversives relevant d’une infinité de démarches individuelles et collectives. Ou, pour le dire autrement, comme une notion diffuse se rapportant à un supposé dispositif à géométrie éminemment variable. Pour l’incarner et le faire résonner en nous lecteur.trice.s qui sommes peut-être des joueur.euse.s sans même le savoir, le livre alterne des corpus de citations théoriques et de pensées sur le jeu et le spectacle avec des témoignages de joueurs divers dont l’authenticité est aussi discutable qu’indécidable [3]. Bourré de pépites poético-philosophiques fulgurantes et lumineuses comme des pétards de potaches, parsemé d’éclats de vie arrachés aux griffes du Spectacle, de récits de colère, de réparation méthodique et de puissance recouvrée, Hyperjeu est assurément un hypertexte qui secoue et qui n’est pas sans rappeler ce que disait Deleuze du livre conçu comme “boîte à outil”, pièce d’un agencement libérateur.

Dans le dernier entretien (à lire en premier pour les esprits les plus méthodiques), Egréghor, hacker de 42 ans, dit l’alchimiste, situe l’Hyperjeu dans le contexte du virage pris par le capital depuis qu’il a décidé d’investir massivement dans la recherche ludologique, celui de la gamification, un anglicisme qui désigne le fait d’introduire certains mécanismes de jeu dans les processus d’apprentissage, de management, de marketing et autres. Est-ce à dire que le jeu ne se trouve que de ce côté du dressage soft ? « Comme tout pharmakon, répond l’alchimiste, le jeu n’a pas d’âme. Il est à la fois remède et poison . » En tant que poison, la gamification du monde s’immisce partout dans vos vies sociales et privées, jusque dans la culture du second degré. Mais le jeu est aussi un remède transformant le spectateur passif en joueur actif, promouvant le hors-jeu, la triche, imposant de nouvelles règles, permettant enfin la réappropriation des terrains de jeu, l’individuation et « l’enromancement du monde. » 

Jeu à objectifs multiple, « l’Hyperjeu est d’abord égoïste puisque nous parlons, nous agissons toujours depuis nos propres corps » souligne l’alchimiste. Il repose sur une stratégie d’empuissantement basée sur la contre-attaque et la réparation directe : « ah ils veulent jouer, alors OK, on va jouer. » L’introjection de cette force virale propre au jeu fonde une forme de militantisme qui apparaît « comme le moyen le plus sûr de reconquérir nos vies et de jouer, avec toute la joie que comporte cette inclination ». L’altruisme reste cependant son objectif premier : « aider quiconque a besoin d’être aidé, tout de suite, maintenant. Il y a des gens qui crèvent au présent et penser global est souvent une manière pour tout un chacun de fuir ses obligations envers l’autre, l’urgence de lui offrir l’entraide ». 

Nous verrons plus loin comment s’incarne cette idée centrale d’entraide radicale. En attendant sous quelle forme se présente concrètement l’Hyperjeu ? L’alchimiste répond en rappelant qu’il provient de l’univers des jeux à réalité augmentée ARG (Alternate reality game). Un ARG est un récit interactif en ligne qui met à profit le monde réel comme une plate-forme et utilise une narration transmédia pour livrer une histoire qui peut être modifiée par les idées ou les actions des joueurs. Fondamentalement, il s’agit de la rencontre entre une chasse au trésor en grandeur nature sous la forme d’un jeu de piste, impliquant le déroulement interactif d’une histoire, l’utilisation de nouvelles technologies et une communauté. Considérés comme le père des ARG modernes, les « Incunaba papers » désignent un ensemble de documents qui ont circulé entre quatre chercheurs à partir des années 1980 via les premiers réseaux informatiques. Le centre de leur recherche se serait situé dans une ville fantôme du New Jersey, Ong’s Hat. « Comme les Incunaba papers, résume l’Alchimiste, le texte fondateur de l’Hyperjeu, présenté par beaucoup comme l’introduction au Grand jeu A Venir [4] théorisé il y a plus d’un demi-siècle par les situs, a d’abord été publié sur Internet sous forme de recueil participatif ».

On le voit l’Hyperjeu, plus un concept transmedia qu’une plateforme en ligne même cryptée, né de la contre-culture libertaire et développé notamment par la théoricienne Mckenzie Wark demeure un objet bien mystérieux. Et, comme pour en rajouter, l’alchimiste reconnaît « qu’il y a autant de définitions de l’Hyperjeu qu’il y a d’hyperjoueurs. Certains soutiennent même qu’il n’existe pas, ce qui ajoute à sa légende ». Nous voilà bien !

Un autre joueur, Sylvain chômeur de 24 ans, dit le fripon, confirme en démentant l’idée (complotiste) d’une tête pensante à la manœuvre du dispositif comme une araignée au centre de sa toile : « Personne ne sait vraiment qui se cache derrière La Faction, s’ils sont 2 ou 200, s’ils sont des jeunes du quartier ou des vieux militants, des intellectuels, des ouvriers. On ne sait même pas vraiment ce qu’ils entendaient par Hyperjeu, mais on l’a tous deviné intuitivement. »

Enfin, Hyperjeu, le livre, se joue du temps présent en anticipant le temps prochain du jeu contestataire généralisé. Ainsi un certain nombre de récits rapportés à un futur proche ( 2024, 2025, 2026…) donnent l’idée que le texte tout entier est écrit du point de vue de cette anticipation. Hyperjeu, texte , performe en quelque sorte l’Hyperjeu, dispositif/pratique ludique de lutte : le Grand Jeu n’est plus A Venir, il est advenu et c’est dans cette situation troublante et épatante que La Faction nous place, nous lecteur.trice en devenir de joueur. Hyperjeu affirme l’émancipation en acte non comme une utopie mais comme une anticipation possible parce que désirable qui nous arrache des griffes du présent spectaculaire et catastrophique. Le faux (ici le désirable) n’est-il pas un moment du vrai comme La Faction l’affirme par ailleurs en inversant la fameuse formule de Debord ? Bref, la Faction c’est aussi la Fiction, mais une fiction entrainante.

L’affaire des boules puantes

Rentrons dans le vif du sujet, à savoir la lutte par le jeu. Pour le joueur Tahar, informaticien de 27 ans, dit le chuchoteur, l’inventivité reste le maître mot de l’Hyperjeu car si nos ennemis « peuvent se défendre contre un peu d’idée, ils ne peuvent rien contre un tonnerre d’imagination ». Ainsi cet étudiant norvégien, adepte du logiciel libre qui décide, pour contourner la loi, de créer une religion- le copymisme- basé sur le partage gratuit de contenus en se servant de la loi sur la protection de la liberté de culte pour échanger à loisir des fichiers sans subir la législation sur la propriété intellectuelle.

Le chuchoteur rapporte la percée de l’Hyperjeu à partir des années 2025-2026 (rêvons !) lorsque les travailleurs ont commencé à poster leurs savoir-faire techniques sur la plate-forme ( laquelle ? nous n’en saurions rien, comme sur son degré d’existence). « Nous avons besoin des savoir-faire de tout le monde ; ceux qui détiennent des informations compromettantes pour nos ennemis, des idées de parties à jouer, de revanche à prendre, on oublie trop souvent combien nos ennemis sont à portée de gifle. » Ainsi, les Figeurs, ces travailleurs bossant dans le secteur de la maintenance, qui savent où se trouve le talon d’Achille d’un système électrique ou de communication . « Qui savaient avant eux tout ce qu’il est possible de neutraliser avec quelques litres de colle maison ? »

 Le chuchoteur a suivi aussi de près les parties menées par Vlalbator, une équipe spécialisée dans la lutte contre les pires métiers anti-pauvres dont les recouvreurs de dettes, les tôliers d’exilé.e.s, les concepteurs et vendeurs de mobilier anti-SDF etc. Mais c’est le CGC (« Chaque Gigatome Compte ») qui mobilise le plus les équipes de joueurs. Le CGC est une stratégie de sabotage des équipements et infrastructures considérés comme les plus polluants. Les gagnants sont ceux qui réussissent à infliger les coups les plus coûteux. A chaque polluant est alloué un nombre de points : du sabotage de la trottinette électrique à celui d’un pipeline en passant par les SUV ou les yatchs. Très stimulante, cette branche de l’Hyperjeu a recruté beaucoup de nouveaux joueurs et entrainé une radicalisation du mouvement écologiste. « Avec le CGC, nous sommes passés progressivement du colibrisme au dragonisme ».

Mais pour le chuchoteur, le jeu le plus spectaculaire aura été le sabotage par boules puantes lancé en décembre 2024 [5] à l’appel du collectif LE RATEL [6] sur la plateforme RageRank (introuvable sur Internet !). Partout dans le monde il donne lieu à la plus grande vague de sabotage olfactif jamais organisée entrainant la fermeture de plusieurs milliers de grands magasins et centres commerciaux. Les sabotages ayant poussé beaucoup des consommateurs à faire leurs achats de Noël directement sur Amazon, plusieurs groupes de joueurs ont pris pour cibles les entrepôts de la firme à travers le monde pour dégonfler leur chiffre d’affaires. « Entre ça et la recrudescence des commandos hackers qui attaquent les sites des plus grandes enseignes, et les équipes d’HyperJoueurs qui pistent les parvenus sur Instagram pour les dévaliser ensuite, je crois qu’on peut dire qu’on est servis. On voit chaque jour des équipes passer des niveaux, s’attaquer au « boss du niveau suivant » comme ils disent : la bourse, le CAC 40, l’Assemblée, le Sénat, les cercles médiarchiques, le complexe militaro-ludique, avec une nette recrudescence de parties jouées contre les intérêts géostratégiques », se réjouit le Chuchoteur, personnage mi-réel mi-inventé ventriloqué par La Faction qui fictionne un état d’insurrection ludique dans un avenir possible, probable, certain : au lecteur.trice d’en décider. Ce qui est sûr en tout cas ( pour l’avoir vérifié) c’est que Zineb Aïssaoui qu’admire tant le chuchoteur, la virtuose du zugzwang [7] dont la partie contre l’Empire est suivie par des milliards d’individus, n’existe tout simplement pas. Ou pas encore.

Le gang des femmes de ménage

Djénéba, le joueur dit le pirate, est une femme de ménage de 28 ans. Dans la galerie de portraits de personnages de joueurs, elle paraît la plus crédible en raison de son histoire qui aurait pu être la nôtre. Qu’on en juge. Alors qu’étudiante elle travaille son master dans un café, son regard tombe sur une mère et son enfant mendiant dehors dans le froid. Elle va les voir, engage un dialogue et achète sa bonne conscience en donnant un peu d’argent. Deux mois plus tard elle recroise la mère seule et apprend que la fillette est morte. Elle s’effondre. « Pourquoi je vivais cette expérience à ce point personnellement, alors même que nous aurions dû la porter collectivement ? » Ce drame joue comme un catalyseur dans ce que Djénéba appelle son virage qui l’a fait basculer dans la lutte. « Désormais, pour moi, l’argent appartient à ceux qui en manquent au point d’en crever. Et je suis prête à aller au bout de tout ce que cela implique. » Djénéba, fille d’immigrés, lâche ses études et devient femme de ménage comme sa mère et sa grande sœur restées au Sénégal. Son objectif ? Faire le ménage chez les riches pour leur reprendre ce qui appartient à ceux qui manquent de tout. Au fil des années, explique t-elle ( mais là c’est sans doute la Faction qui ventriloque), cette stratégie de l’infiltration s ’est largement répandue au point de donner naissance à une « industrie de la réappropriation ». Chaque ménage constitue une partie de jeu très organisée reposant sur une division des tâches : l’amont, qui récolte les informations et produit les plans d’action ; le mitan, composé d’équipes qui font littéralement les ménages ( des anarchistes et d’anciens délinquants de droit commun souvent issus des quartiers populaires) ; l’aval qui organise le partage des butins avec les démunis ( « tout prendre, tout rendre ») et la communication à travers la mise en récit des parties menées pour toucher le grand public et susciter des vocations.

Aux critiques de gauche jugeant ce « kleptomunisme » dangereux, court-termiste et ne changeant rien en profondeur, Djénéba répond en invoquant la notion d’urgence et d’entraide radicale et balaie ces critiques « qui sont l’apanage, généralement et pour le dire vite, d’une classe moyenne qui n’est pas aux prises avec le réel et qui a les moyens matériels de s’en remettre au temps long et au processus électoral ». Et, plus incisive, elle dégomme : « La gauche ne parle jamais d’argent, mais toujours de richesse. Parler de richesse, c’est toujours parler de la richesse des autres ; parler d’argent par contre, c’est toujours parler de soi. ». Et toc !

De cambrioleur à remplioleur

C’est en prison que Zino, 34 ans, dit l’apprenti-fée, tombé pour vol et cambriolage, rencontre Daniel, un gilet jaune qui lui fait découvrir la figure de Marius Jacob, grande figure de l’anarchie illégaliste, et qui l’initie à l’Hyperjeu. Libéré de prison, il renonce au cambriolage. Au poker, il rencontre des militants d’ultra gauche avec qui il lance des défis « Acab ou pas cap » dont celui du tag le plus long ( et le plus marrant !) sur des commissariats ouverts abritant de vrais cow-boys. Avec sa bande, Zino se livre aussi à des actions ciblées de vengeance : harceler un harceleur, enfermer chez lui un maton avec du ciment, expulser des expulseurs et des racistes en infestant leurs domiciles de punaises, menacer physiquement des marchands de sommeil, des petits chefs et des patrons etc. Sa belle rencontre avec Luciole, une fée anar, est décisive : elle lui fait comprendre qu’il faut autant s’attacher à détruire le plus fort qu’à aider le plus faible. Il décide alors de devenir fée lui-même en devenant l’inverse d’un cambrioleur soit un remplioleur : « trouver des pauvres et remplir leur appart de tout ce qu’il leur manque, sans qu’ils sachent d’où ça vient ». L’entraide, explique Zino, est une culture propre aux milieux populaires qu’on doit perpétuer. « Notre souhait : rendre au quartier sa dignité de l’entraide, la beauté ; de ce côté, on a rien à envier aux bobos de gauche, et même pas aux militants, même si j’avoue, pour les côtoyer, il y en a qui ne blaguent pas, qui œuvrent toute leur vie pour améliorer le sort des plus précaires. »

Eviter le pire en espérant l’effondrement

Clara Zeïton, biologiste de 38 ans, dit le guerrier volcanique, est surnommée par les médias la Reine verte en raison des actions de sabotage mené par son groupe un peu partout sur la planète contre des porte-conteneurs, des pipelines et contre le Wonder of the sea, le plus grand navire de croisière du monde [8].

Complétant la démarche éthique propre au care anarchiste de Djénéba et de Zino, Clara explicite l’objectif politique de l’Hyperjeu. « Faire perdre un million d’euros, un milliard ou cent milliards ne poussera pas le capitalisme à s’auto-dissoudre. Si le but est de leur faire perdre le plus d’argent, de position, symbolique ou réelle, ce n’est pas pour le faire vaciller- nous ne sommes pas aussi naïfs- mais pour les obliger à négocier avec l’aile parlementaire la plus légaliste de la gauche radicale…Une manière de gauchiser l’échiquier, d’imposer les termes du débat, de redéfinir le concept d’urgence, d’occuper l’agenda, et plus radicalement encore d’assiéger les tripes et les esprits ».

Ce ralliement du courant anarcho-féérique le plus marginal qui soit au champ de la politique institutionnelle- disons celui de la France Insoumise ou du NPA – peut surprendre. Il repose sur deux convictions qui s’épaulent l’une et l’autre : d’une part le renoncement ou l’impossibilité d’une révolution de type table rase et, d’autre part, l’inéluctabilité du collapse. Malgré ces références à des contagions à l’échelle mondiale d’actions de subversion ludique, Hyperjeu n’envisage à aucun moment un effet critique de bascule du système. Ce n’est pas l’insurrection qui vient mais la catastrophe, La Faction semblant ainsi faire sienne l’idée qu’« il est plus facile d’imaginer une fin du monde que celle du capitalisme. »

Le système ne pouvant être révolutionné, la révolution ne viendra qu’après son effondrement. Soit. Et on n’en saura pas plus car ce n’est pas l’idée du Grand soir qui mobilise les fées anarchistes mais l’ici et le maintenant. Tout en espérant la catastrophe finale et en contribuant à sa venue, il s’agit avant tout de limiter la casse en amplifiant la lutte par le jeu . L’urgence n’est pas de faire la révolution ou de stopper la possibilité du collapse mais d’éviter « que ne naissent de son règne davantage d’égoïsme et de prédation » et pour cela il faut armer le camp de l’entraide.

S’accaparer le butin attentionnel pour contrer le Spectacle

On le voit, il serait très réducteur et idiot de réduire la visée politique de l’Hyperjeu à celle d’une stratégie d’alliance objective avec les partis politiques de la gauche dite de rupture ( ?) et tout aussi injuste de se moquer de son mixte de colibrisme et de dragonisme. Texte de politique-fiction, Hyperjeu doit se lire d’abord comme un manuel de savoir-vivre dans le réel. Plus encore : comme un formidable manuel de décrassage de nos cerveaux piégés par le Spectacle. « Nous sommes tous jouables, tous piratables. Nous sommes tous des avatars pilotés par des désirs et des peurs qui, en majorité, nous dépassent et agissent, explique ainsi Jean-Pierre, sémiologue de 63 ans, dit le théoricien-magicien. Notre cerveau n’est qu’un programme, plus ou moins propre à chacun, plus ou moins commun, codé pour que nous répondions de telle ou telle manière à des signes à fragmentation dorénavant refourgués par des technocartels juridiquement indémontables ». Dès lors que les idées générées par les foyers attentionnels du Spectacle s’imprègnent dans nos corps via l’émotion et l’affect, L’Hyperjeu requiert de créer des idées émancipatrices capables de les battre sur leur propre terrain. « Jouer des parties contre le Spectacle par des actions poétiques, humoristiques, théoriques ou stratégiques c’est s’emparer à notre profit du butin attentionnel qui fait partie de l’appareillage du vivant. » L’idée d’entraide radicale, par exemple, ainsi que la centralité de la notion d’urgence (secourir enfin le SDF qui crève en bas de chez moi et à qui je n’ai jamais parlé) peut-être aussi puissante que l’idée de succès personnel et de réussite sociale individuelle par beaucoup considéré comme le must de ce que le capitalisme libidinal nous propose. Mais pouvons-nous rivaliser face à la machinerie d’envoutement médiatique ? Oui, affirme le théoricien-magicien : « Nos ennemis sont aussi bêtes que nous et il n’y a pas besoin de croire en un vaste complot de l’Empire duquel nous ne pourrions-nous extraire. Mais la beauté de nos récits dépasse de proche en proche les récits de tous ces « réalistes » vissés au réel, de tous ceux qui, ne sachant pas rêver, participent de notre effondrement tout en maintenant le réel à un niveau optimal d’asphyxie. » Et le magicien-théoricien sémiologue achève de nous convaincre par ces formules aspirantes : « L’Hyperjeu a été pensé comme une capsule d’énergie ultra-concentrée, un shoot, un genre d’orgasme sémiotique en éprouvette »

En guise de conclusion de son texte qu’elle qualifie d’« aussi grandiose que ridicule », La Faction interpelle le lecteur : « A quoi tient qu’un Spectateur convaincu de l’iniquité fondamentale du monde lise ces phrases et ces idées mille fois machouillées plutôt que de sortir de chez lui épauler le premier moignon de réel qui supplierait une main ? … La suite de ce texte sera donc directement téléchargeable dans le réel. »

Pour notre propre conclusion, nous dirons que ce texte formidable de chausse-trapes aussi éclairantes que dérangeantes et d’anticipations aussi enthousiasmantes que fantaisistes constitue une vigoureuse et stimulante invitation à sortir nos fesses du canapé pour jouer à rendre le possible bien réel.

Bernard Chevalier

[1Hyperjeu, édité par les éditions Goater dans la collection des édifions des Bricoles, émane d’un collectif autonome du nord-est de Paris, La Faction. « Nous sommes issus des quartiers sensibles et nous préparons doucement mais sûrement une guerre contre les quartiers insensibles. ».

[2Quel est ce 3e espace qu’est l’espace du jeu, le « ludespace », c’est bien la question qui anime la Théorie du gamer de McKenzie Wark : ni nature, ni culture, ni utopie, ni dystopie, quel est le lieu du jeu ? Où êtes-vous quand vous jouez ? Etes-vous dans un au-delà, un ailleurs ou nulle part ? Est-ce un refuge, un abri, une échappatoire ou la vie elle-même ? Que signifie un mouvement, un effort pour se déplacer, manger, se battre… ? Quelles sont les limites du « ludespace », quelles en sont les frontières ? Quelles sont les règles dans ce territoire pour justifier nos actes et cadrer nos actions ? 
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-la-philo/theorie-du-gamer-7049610

[3Le texte joue constamment avec le lecteur et s’en explique : « Trop de faux falsifie le vrai et lui fait perdre sa force, trop de vrai empêche de rêver. L’objectif alors est de « rendre le récit indécidable ». En théorie de la littérature, ce type de récit porte le nom de « faction » ( mélange de fact et de fiction) ».

[4Grand Jeu A Venir : Ce recueil réuni pour la première fois l’essentiel des textes situationnistes écrits par Guy Debord, Constant, Gilles Ivain, Asger Jorn, Raoul Vaneigem, Attila Kotanyi, consacrés à la ville et l’architecture. La sélection s’attache à restituer le caractère polémique et révolutionnaire du programme artistique et politique de ce mouvement. Il démontre le rôle primordial joué par la ville, vue comme lieu privilégié de concrétisation des grandes mutations de la société française au début des années 1960. Les manifestations de Mai 1968 concrétiseront ce rôle de la rue comme lieu ou ’ situation ’ d’expressions protestataires et de détournement des éléments appartenant à la sphère de l’ordre établie.
https://www.amc-archi.com/article/le-grand-jeu-a-venir.24173

[5Attendons décembre de cette année pour mesurer l’impact performatif du texte Hyperjeu !

[6Le collectif, sauf erreur, n’existe pas mais l’animal oui : https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/video-le-ratel-un-animal-qui-sait-crocheter-une-serrure_101018

[7Au jeu d’échecs, le terme zugzwang signifie un « coup contraint » au sens d’« être obligé de jouer » et non au sens qu’il n’y a plus qu’un seul coup jouable (auquel cas on utilise le terme « forcé » et non zugzwang). Ce terme vient de l’allemand Zug, « coup », et Zwang, « contrainte ». Le zugzwang est également un concept important dans les autres jeux qui, comme les échecs, n’autorisent pas à « passer son tour », tels que le jeu de dames, d’Othello, d’Awélé, de Nim ou encore de Bagh Chal.
Lors d’un problème d’échecs et d’une fin de partie, « être en zugzwang » se rapporte à la situation d’un joueur obligé de jouer un coup qui lui fera nécessairement perdre ou dégrader sa position ; s’il avait le droit de ne pas jouer à ce tour, le camp en zugzwang n’affaiblirait pas sa position. Le fait d’avoir le trait constitue alors un désavantage car, durant un zugzwang, tous les coups possibles entraînent un dommage dans la position sur l’échiquier. Dans ce sens, le terme « zugzwang » a la même signification que le « blocus » dans la composition échiquéenne. (Source wikipedia)

[8Si le sabotage du plus grand navire de croisière du monde n’a pas (encore) eut lieu, une action bien réelle a été menée en 2022 : https://www.lechotouristique.com/article/a-marseille-le-wonder-of-the-seas-empeche-daccoster-par-des-militants

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