Comprendre l’usage des lois RICO contre le mouvement pour la défense de la forêt d’Atlanta

61 militants écologistes poursuivis grâce à l’arsenal judiciaire du grand banditisme
[CrimethInc.]

paru dans lundimatin#395, le 19 septembre 2023

L’Etat de Géorgie menaçait depuis le début de l’année de mettre en examen les activistes s’opposant à la Cop City, centre d’entrainement de la police et capitale future de sa militarisation, à Atlanta. La menace ne venait pas de nulle part : les militants auraient enfreint les Lois sur les organisations motivées par le racket et la corruption (Racketeer Influenced and Corupt Organizations Act, ou RICO Act, principalement déployé pour lutter contre le grand banditisme aux Etats Unis). A la fin du mois d’Août 2023, Chris Carr, le Procureur général de Géorgie, a utilisé ces lois pour inculper 61 personnes dans le comté de Fulton. 61 personnes, dont la plupart ne s’étaient jamais rencontrées auparavant, ont donc été interpellées pour association de malfaiteurs, dans une tentative supplémentaire de criminalisation du mouvement de contestation. Pour davantage d’éléments de contexte sur le mouvement de défense de la forêts, les lecteurs de lundiMatin peuvent retrouver notre entretien en deux parties réalisé l’automne dernier, ici et .

Un des éléments originaux de cette mise en examen, c’est que le parquet a décidé de les appliquer sans avoir vraisemblablement obtenu de nouvelles informations indiquant l’existence d’une « entreprise criminelle » : il a simplement apposé de nouveaux chefs d’inculpation à des personnes qui figuraient déjà dans leurs fichiers, suite à de précédentes interpellations. On assiste donc aujourd’hui aux tentatives maladroites et ridicules du parquet pour faire passer cette soixante d’individus comme groupe criminel cohérent, solidaire et homogène.
Parmi les inculpé-es, 42 personnes avaient déjà été accusé-es de « terrorisme » pour avoir supposément participé au mouvement #StopCopCity, pour beaucoup d’entre elleux sur la base d’actions aussi anodines que le fait de pénétrer sur le site de la forêt ou publier des messages hostiles au projet sur les réseaux sociaux. Trois autres avaient eu des poursuites pénales pour avoir distribué des tracts. En mai dernier, trois personnes à nouveau avaient été accusé-es, au milieu d’autres charges, de « blanchiment d’argent » crimes pour avoir organisé le soutien juridique aux militant-es. Aucune de ces affaires n’a encore donné lieu à une seule condamnation. Le seul élément liant tous les accusés, c’est qu’ils auraient été arrêté-es car suspectés de s’opposer au projet de destruction de la forêt de Weelaunee.

Le Conte des deux affaires RICO

Même si l’inculpation a eu lieu dans le comté de Fulton, c’est le Procureur général de l’État de Géorgie qui est en charge des poursuites. Cela semble indiquer qu’il y aurait des divergences parmi les autorités, et nous amène donc à interroger leur potentielle profondeur.
Le procureur du comté de Dekalb, membre du Parti démocrate, s’était déjà retiré de toutes les affaires liées au centre d’entraînement policier en juin dernier, prétextant les divergences irréconciliables avec le Procureur général, qui fait partie des républicains. Le juge assigné à cette nouvelle affaire RICO s’en est lui aussi immédiatement dessaisi. Jusque-là, aucun juge ne s’était récusé des affaires liées au mouvement pour mettre fin à la Cop City, même quand ils avaient des liens explicites avec le projet de construction du centre de militarisation de la police.
Dans le comté de Fulton rivalisent désormais deux affaires RICO : la première visant Donald Trump, poursuivi par le procureur de district de cette commune, et la deuxième, qui vise donc les personnes s’opposant à la construction du centre d’entraînement policier, menée par le Procureur général de l’État.
Il reste à voir s’il y a un conflit important entre les procureurs locaux du Parti démocrate et ceux de l’État de Géorgie qui sont des républicains.
Sans la mise en examen de Donald Trump et de ses proches par Fani Williams, procureure du district de Fulton, les républicains auraient sans doute tout de même lancé les mêmes poursuites. Seulement, ils bénéficient désormais d’un élément conséquent à partir duquel rallier leur base, et soutenir l’accusation lancée contre les militant-es écologistes.
Pour de nombreux-ses électeur-ices démocrates, le recours aux lois RICO contre Trump servira seulement à légitimer le système judiciaire dans son ensemble et ses mises en examen, quand bien même les deux servent principalement à attaquer les communautés opprimées et les mouvements contestataires.
Le fait que les républicains poussent cette affaire au niveau de l’État offre aux politiciens démocrates la possibilité d’éluder la question de Cop City, alors que les militants démocrates étaient plutôt opposés à la criminalisation de sa contestation, et de pouvoir ainsi continuer à remporter les élections. Il est important de souligner que la plupart des politiciens démocrates dépendent tout autant de la police que les républicains. Ils tout aussi enthousiastes de voir la Cop City se construire et les mouvements d’opposition être mis en échec.

Même si les deux affaires RICO représentent deux factions rivales de classe politique, les mêmes grands jurés qui avaient mis en examen Donald Trump sont responsables d’inculper celleux qui sont accusé-es de « racket » pour avoir protesté contre la Cop City. Le système judiciaire est une infrastructure centrale servant à canaliser la violence étatique. Alors que les démocrates naïfs peuvent présenter la justice comme un frein aux aspirations des autocrates, celle-ci s’adapte naturellement à toute forme de répression ciblant les opprimé-es, et c’est bien là son rôle principal.

La criminalisation des idées

Comme on a pu le voir en mai dernier, ce n’est pas la première fois que les grandes entreprises et la police se servent des lois RICO de manière arbitraire afin d’intimider celleux qui s’opposent à leur accaparement du pouvoir. Par exemple, de 2016 à 2019, l’entreprise responsable de l’oléoduc Dakota Access s’est appuyée dessus pour poursuivre en justice l’ONG modérée Greenpeace. Tous ces chefs d’accusation ont fini par être abandonnés, mais ces poursuites servent à intimider et à immobiliser leurs cibles, elles représentent ainsi un effort continu de la part des grandes entreprises et de la police de mieux subordonner le système judiciaire à leurs propres programmes et agendas.

Lors d’une conférence de presse annonçant les poursuites, le procureur a affirmé que le droit de Géorgie était écrit de telle manière qu’il n’était pas nécessaire pour les participant-es à une entreprise criminelle de se connaître pour que l’accusation reste applicable : tout ce qui est nécessaire, c’est que ces personnes travaillent dans le même but. L’« entreprise criminelle » est définie de manière si floue que cela crée un terrain pour accuser n’importe qui ayant participé à un mouvement social dans ces dix dernières années d’avoir enfreint les lois RICO.

Dans le dossier de mise en examen, le parquet souligne que les accusé-es sont poursuivi-es simplement pour s’être opposé-es à la construction d’un centre de militarisation de la police :

Defend the Atlanta Forest [le nom du mouvement pour défendre la forêt de Weelauney à Atlanta] ne recrute pas depuis un seul endroit ; les membres de Defend the Atlanta Forest n’ont pas non plus une histoire de travail commun en tant que groupe localisé. Néanmoins, ce groupe partage une opposition commune à la construction du Centre d’entraînement du Département de police d’Atlanta, aux entreprises de construction associées au projet, ainsi qu’aux entreprises propriétaires des chantiers qui entourent la forêt.

« Trois idéologies principales constituent le mouvement Defend the Atlanta Forest, » poursuit le texte, une « idéologie anti-forces de l’ordre, » « la protection de l’environnement à tout prix, » et « une idéologie anarchiste. » Ici se fait le procès des idées.

Sans citer aucune source, l’accusation attribue les affirmations les plus rocambolesques à « l’organisation » dans son ensemble, par exemple : « Tortuguita [militant-e assassiné-e par les policiers lors d’un raid du camp dans la forêt d’Atlanta le 18 janvier 2023] a trouvé la mort en cherchant à tuer un flic en défense de la forêt de Weelaunee. » Cette phrase contredit explicitement le récit du meurtre de Tortuguita qui prévaut au sein de nombreux mouvements qui cherchent à préserver la forêt.

Assez rapidement le dossier d’accusation, dédie cinq pages entières spécifiquement aux trois accusé-es à qui l’on reproche la moise en place du Fond de solidarité d’Atlanta. Leurs noms réapparaissent encore et encore au fil des pages du dossier. En plus de criminaliser l’« anarchisme », l’opposition à la police et la préoccupation pour l’environnement dont chacun-e d’entre nous dépend pour sa survie, un autre objectif central de l’accusation consiste clairement à créer un précédent pour criminaliser le soutien juridique aux personnes arrêtées dans le cadre des actions contestataires.

De même, l’accusation présente le fait de « distribuer des flyers, » d’« occuper une cabane dans les arbres, » ou d’être présent-e dans la forêt « avec du camouflage, du matériel de camping et des vivres » comme des actes pouvant constituer une entreprise criminelle.

Dans le dossier se retrouve répétée une affirmation déjà démentie par le passé concernant le caractère supposément « terroriste » du mouvement pour la défense de la forêt de Weelaunee :

Le Département de la Sécurité intérieure (le DHS) des Etats-Unis a classifié ces individus comme étant des prétendus « DVE » - Domestic Violent Extremists (ou radicaux-violents-domestiques).

En réalité, selon le DHS lui-même,

Le Département de la Sécurité intérieure ne classifie ni ne désigne aucun groupe comme des extrémistes domestiques violents.

Afin de justifier l’appellation de « terroriste », le dossier d’accusation cite une note du DHS, mais cette note réitère simplement les propos du parquet de Géorgie, d’après lesquels les accusé-es seraient des « extrémistes domestiques violents », tout en y rajoutant le qualificatif « prétendus » pour remettre en question cette affirmation. Le parquet de Géorgie cherche à répéter un mensonge jusqu’à ce que celui-ci devienne la vérité.

En 2020, le DHS était l’une des institutions fédérales sur lesquelles s’est appuyé Donald Trump dans sa tentative de maîtriser les manifestations, notamment à Portland dans l’État d’Oregon. Ce n’est un secret pour personne que cette organisation soutient la répression. Le fait qu’il y ait une tension apparente entre le parquet de Géorgie, le DHS et les communiqués du DHS lui-même montre à quel point les procureurs de Géorgie sont prêts à prendre des risques.
Il y a une troisième affaire RICO connue à Atlanta : il s’agit de la mise en examen de[s rappeurs] Young Thug, Gunna et Young Slime Life, au cours de laquelle des paroles de chansons, des publications sur les réseaux sociaux et des articles de vêtements sont apparues comme autant de preuves de racket et d’activités criminelles. Dans ces deux cas, le parquet interprète les statuts RICO de l’État de Géorgie de manière aussi large que possible pour justifier de faire passer ces personnes pour des co-conspirateurs, sur la base d’un récit entièrement fabriqué concernant leurs idées et leur identité.

Pour reprendre la formulation tortueuse de l’accusation, « les anarchistes violents cherchent à faire passer le gouvernement pour des oppressionnistes violents [sic]. » En s’appuyant sur ces chefs d’inculpation, l’État de Géorgie montre son dévouement sans faille à l’oppression, en commençant par n’importe qui est suspecté de s’exprimer contre leur violence.

Le succès de cette affaire RICO est loin d’être garanti d’avance. Mais si le parquet arrive à ses fins, elle aura des répercussions massives sur d’autres mouvements sociaux aux États-Unis. Elle marquera dans tous les cas un nouveau stade de bassesse dans l’usage et les méthodes du harcèlement judiciaire ciblant l’opposition. Tou-te-s celleux qui ne souhaitent pas se retrouver dans un État totalitaire devront mettre leurs poids derrière la campagne de soutien aux inculpé-es et résister à cette tentative de poser un nouveau précédent juridique à la répression étatique.

Vous pouvez faire un don ici pour soutenir les inculpé-es de cette affaire.

Ceci est une version retravaillée par nos soins d’un article initialement publié et traduit chez nos amis de Crimethinc. Pour consulter la version original, c’est par ici

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