Quelque chose de différent

Une vidéo qui dépote et trois conseils sur le dix septembre

paru dans lundimatin#487, le 9 septembre 2025

La spontanéité d’un mouvement ne signifie pas que ce mouvement agit spontanément. Chacun sait qu’un mouvement spontané est tout aussi préparé qu’un mouvement médiatisé. Spontané ne signifie qu’une chose : le mouvement n’est pas organisé par en haut. Il est bottom-up. Il se forme d’en bas pour remonter vers la lumière. Autrement dit : plus les participants au mouvement ont une conscience claire de leurs rapports aux autres participants, de ce sur quoi ils peuvent compter, de là où ils peuvent se retrouver et de ce qui a été envisagé ensemble, plus les participants ont de chance de construire un mouvement solide. Cela n’est pas en contradiction avec les surprises, les improvisations, les découvertes ou l’inattendu : tout au contraire, pouvoir être surpris implique d’avoir anticipé et prévu quelque chose. Il faut donc anticiper à fond et accepter de se laisser surprendre ou déborder, voilà le minimum.

1 - D’abord, une petite dose visuelle d’audace

2 - Analyse politico-filmique

Remix : Cette vidéo reprend, comme un palimpseste, des images de la vidéo Faites mieux publiée il y a trois ans.

Bascule historique : Cette fois, la musique a changé. Ce n’est plus « Construção » de Chico Buarque, qui raconte la journée d’un travailleur brésilien se changeant peu à peu en folie urbaine et s’achève sur sa chute mortelle. C’est le poème du colonialiste et nationaliste R. Kipling, écrit lors de la guerre des Boers, « Boots » qui se place dans la tête d’un fantassin que la marche militaire sur l’Afrique et la cadence atroce des bottes militaires finissent par rendre fou. L’enregistrement de 1915 par Taylor Holms sera repris, pour son caractère anxiogène, par les forces armées américaines dans leurs programmes d’entraînement dédiés à favoriser l’instinct de survie. Autrement dit ce changement de ton musical nous dit peut-être que quelque chose a craqué dans l’époque qui, en trois ans, s’est mise à puer à mort le militarisme et le bellicisme.

Conseil ciné : Ce même enregistrement est utilisé par Dany Boyle dans 28 ans plus tard un film d’horreur, certes, post-apocalyptique, il va sans dire, mais qui esquisse une image d’un avenir communaliste éventuel et qui nous dit que les zombies ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.

Page de pub : Par ailleurs, Dany Boyle nous propose une image du style vestimentaire des futurs anarcho-nihilistes en survêt adidas qui n’est pas sans nous déplaire. Celles et ceux qui cherchent désespérément un uniforme révolutionnaire, voici un joli costume de commu-nihiliste.

Renversement du voile : Les jeunes chiliennes aux yeux bandées dénonçant le viol de ces « hommes » qui, au quotidien, à toutes les échelles, finissent pas tout détruire, sont dialectiquement dépassées par la jeune black-bloc anonyme dont seuls les yeux souriants apparaissent. [1] La transformation du visage visible-yeux bandés en visage masqué-yeux découverts indique une nouvelle configuration de la conscience activiste où, ce qui compte, ce n’est plus la dénonciation dansante mais, aussi, le calme de l’action anonyme. L’un nécessite l’autre. L’un implique l’autre.

Rupture narrative : Le plan de la jeune black-bloc au regard souriant contient un léger mouvement latéral de caméra vers la droite. Ce léger mouvement classique de la narration, de l’histoire qui continue, est immédiatement interrompu, abruptement, par le mouvement inverse où apparaissent les flics et leur brouillard. À ce moment là, le cadre calme de la jeune black-bloc explose pour laisser place à l’action ascendante d’un boxeur : Dettinger.

Dettinger : La dernière séquence, est celle bien connue de Christophe Dettinger, boxeur yéniche (gitan) et gilet-jaune, monté seul à l’assaut des gendarmes pour sauver l’honneur de l’offensive, autant que par sursaut de dignité, dans un contexte où des personnes pacifistes et fragiles se faisaient une à une mettre au sol. Néanmoins, le poème de Kipling dit, précisément, à ce moment-là : « essaie essaie essaie essaie essaie de penser à quelque chose de différent » et « oh - mon - dieu - retiens moi - de devenir - FOU ». Avec le O de FOU entourant Dettinger. L’idée n’est donc pas de prôner l’assaut à main nue sur les forces de l’ordre mais d’essayer de penser quelque chose de différent, quelque chose qui ne nous rende pas fou, qui ne soit pas un coup de folie. L’idée est de garder dans nos cœurs l’exemplarité inatteignable d’un geste qui, sans être reproductible à notre échelle (sommes-nous des boxeurs professionnels ?), peut être incarné par nous différemment. L’idée est de tenir l’affect que ce moment suscite, de lui rendre hommage (ici), et de le transformer en nouvelles séquences originales et surprenantes.

3 - Logique de la brigade : la formation minimale de base

Pour former une structure minimale de base, un groupe doit être constitué de CINQ personnes. Deux + trois. Ou deux couples et un pivot. Le choix de CINQ personnes n’est pas arbitraire. Il correspond à un partage spontané des fonctions d’un groupe. À cinq, chiffre impair, l’équilibre des composantes du groupe est assuré par l’impossibilité interne d’un face à face dissensuel. À quatre on a deux couples qui se toisent. À trois, le troisième tient la chandelle. À deux, unité robuste, on ne peut encore rien faire de bien méchant. Les couples doivent chercher un trinome pour composer une quinte. À un, on est isolé et vulnérable. Le contrôle collectif, auto-contrôle, de l’unité de base de CINQ personnes est gigantesque. Ces brigades de CINQ peuvent ensuite se composer en gardant leur autonomie et leur unité interne : trois brigades (15 personnes), cinq brigades (25 personnes) etc. Des rôles d’attaque et de défense, de soin ou de planification peuvent être partagés. Trois font la garde quand deux partent en opération.

La formation de base de CINQ a été employée dans l’histoire mondiale pour quadriller les territoires étatiques. Il n’est pas lieu de développer cette histoire mais citons néanmoins une représentation impériale chinoise. Bien évidemment, les brigades de notre camp naissent de manière autonome et restent autonome sans être jamais décidées par en haut, comme c’est le cas dans l’impérialité Chinoise :

« Petits, les membres d’une même brigade ont eu les mêmes compagnons de jeu, grands, ils ont les mêmes amis ; ils se fréquentent entre gens du même milieu, ils prient pour le même bonheur ; la même douleur les afflige en cas de deuil, et les calamités les frappent tous ensemble. L’attachement qu’ils éprouvent les uns pour les autres les rendra prêts à se sacrifier mutuellement leur vie. La surveillance mutuelle et l’espionnage réciproque suffisent à les empêcher de commettre des actes répréhensibles (sic). Chez eux, ils partageront les mêmes joies, en route, ils vivront dans la même harmonie ; et ils pleureront leurs morts avec les mêmes larmes. Dans les combats de nuit, la voix de leur camarade les empêchera de s’égarer, le jour, ils pourront se voir et se reconnaître. » (43-44 Levi, CG)

4 - Sur Paris, l’opération Porte par Porte

En ce qui concerne Paris, une proposition consensuelle s’est imposée. Bloquer le périphérique à ses points d’entrée, et donc, chacune de ses portes. Le périphérique, comme d’habitude, présente une double altercation : les automobilistes loyalistes (ou stupides) et, évidemment, l’ensemble Police-BAC-Gendarme-CRS. À ce points de nouage du réseau pendulaire urbain (travail-dodo ; livraison-dodo), se joue une scène qui représente toute la société : loyalistes en voiture, insurgés à pied, forces de l’ordre. Pour ne pas être pris entre deux feux, il faut gagner le soutien des automobilistes. Comment ? En attirant les forces de l’ordre sur la route. Il n’est pas question de bloquer le périphérique tout seul. Il faut que la police s’en charge pour nous. Il faut qu’elle y laisse ses camions à eaux, ses motos, ses voitures. Et surtout, il faut qu’elle fasse le geste le plus idiot qu’il soit : balancer des palets de lacrymogène sur le périphérique. Utilisons la dispersion par lacrymogène pour sur-bloquer la route. Quoi qu’il arrive, si toutes les portes sont effectivement harcelées en même temps, toutes les compagnies de police sont dispersées. Le centre de Paris est démuni, certaines opérations peuvent avoir lieu plus tranquillement. Si un groupe cède devant une porte, pas la peine d’insister : rejoindre une autre porte, ou un autre objectif restreint, de préférence logistique ou spectaculaire (beaux quartiers).

Quoi qu’il arrive, il est peut-être de bonne farine d’envisager un moment décisif. Un moment décisif est un moment de concentration maximale de notre « camp » contre un objectif à très haute valeur spectaculaire. Ce moment doit engendrer une victoire stratégique qu’il sera difficile de passer sous silence, à l’image de la République borgne de l’arc de Triomphe.

En règle général, la concentration en un point prévu d’avance où l’on a décidé de ne plus bouger a la force de relancer le mouvement le jour suivant, tandis que l’effilochement des groupes au cours de la journée et leur décomposition molle présente le risque d’être à la fois décevant et de convertir en fatigue morale la fatigue physique du jour.

Quoi qu’il arrive : il faut passer la fin de journée ensemble... Pour raconter ses prises et ses jeux.

5 - Rationalité du risque : la brutalité de l’État n’obtient des résultats que de manière psychologique

Le 10 septembre est une forme de guerre de basse intensité. Elle est supposée avoir lieu dans la sphère des armes non-létales. Autrement dit : fixé par l’État, son ministère de l’intérieur, sa police, le degré de brutalité est, relativement à la paix du logis, assez élevé. Le retour d’expérience des Gilets Jaunes est net : la sphère des armes non-létales est une sphère où le danger culmine, pour le moment, avec la mutilation (testicule, œil, main, pied). Néanmoins, la proportion de blessés graves à très grave (reconnus) sur l’ensemble des 300 000 Gilets Jaunes aura été de 0.80 %. Or sur 300 000 Gilets Jaunes au départ [2] on passe en trois semaines à 130 000, puis en quatre semaines à 60 000, puis, 30 000, 15 000, pour enfin atteindre les 5 000 en queue de comète. C’est-à-dire que, pour le moment, il suffit à l’État d’une brutalité spectaculaire sur moins de 1% d’un mouvement pour l’éroder à chaque séquence de 50% de ses participants, en comptant en outre l’usure, la lassitude et les nécessités de la vie. La victoire de la Police sur la durée du mouvement est donc fondée non tant sur l’ampleur de la répression que sur l’ampleur autrement plus efficace des effets psychologiques du terrorisme étatique. Avec 2500 blessés, 23 éborgnés et 5 amputés sur environ vingt semaines, ou, plus précisément, sur les vingt premiers actes, ce qui est décisif c’est, dans le nuage de guerre, nuage très littéral de lacrymo et de panique, le sentiment que le flashball peut vous éborgner vous aussi, vous énucléer, ou que telle grenade vous ampute un pied, une main. De ces faits froids l’on tire une conclusion sèche : la victoire de la Police ne repose pas sur la pure brutalité mais sur le spectacle de la brutalité. Le risque pour le révolté d’être blessé de manière importante est de 0.8%. Le risque pour le révolté d’être éborgné est de... 0.008%. Et amputé : 0.001%. Il suffit donc à la police de blesser 1 personne pour en neutraliser psychologiquement 50 sur les 100 personnes prises dans le faisceau des probabilités.

Cela doit avoir des conséquences sur le modus operandi de la lutte.

• La première est qu’il faut se demander s’il est acceptable pour soi-même qu’une violence policière sur 1 personne doive enclencher, au lieu d’un surplus de détermination et de colère, la défection d’une cinquantaine de gens.

• La deuxième est que les cent personnes dans la statistique ne sont pas en formation mais prise comme un sac de bille dont l’une serait piochée par le hasard du feu. Cent personnes en formation, qu’importe la formation, avec une aile droite et une aile gauche, une ligne frontale protectrice, des relais à l’intérieur et un plan clair de dispersion ou de fuite organisée peuvent largement déjouer la statistique de 1 sur 100, mais plus important encore, quand bien même quelqu’un serait blessé, il ne le serait pas comme victime de la brutalité aléatoire statistique, il le serait dans le cadre d’une formation où une entraide immédiate est proposée, où le blessé est anticipé et pris en compte à l’avance, et où des voies d’évacuation sont ouvertes et des médics déployés. Cent personnes organisées en formation ne jouent pas avec les mêmes valeurs statistiques. La plupart des blessés des Gilets Jaunes ne l’ont été que de manière aléatoire, à distance, et pour certains, très rares ceci dit, par pur accident. Souvent, ils ou elles étaient isolées et détachées de manière visible. D’ailleurs, souvent, ils ou elles ne faisaient rien de spécial. De Jérôme Rodrigues à Bastille à Zineb Redouane à Marseille : les flics visent les gens vulnérables isolés, parce que comme tous les prédateurs faibles en chasse, ce sont des lâches. Le risque statistique est d’autant plus assuré que les cent personnes à l’offensive se rapportent à l’offensive comme un tas de billes jetées au hasard sur un champ de bataille incompréhensible.

• La troisième est que, dans une guerre sublétale asymétrique, NE PAS ÊTRE BLESSÉ est l’alpha et l’oméga de la lutte. En raison, justement, de la disproportion des effets psychologiques de la blessure sur la totalité du mouvement. Mais NE PAS ÊTRE BLESSÉ n’est pas une recommandation abstraite. Cela implique, très concrètement, de préférer systématiquement la fuite sur toute action exalté. Plus encore : cela implique de ne pas être en minorité face à l’adversaire et donc de préférer le rencontrer, encore une fois, là où il est en nombre considérablement réduit. Enfin, la fuite est parfois un attracteur de poursuite. Dans la fuite l’adversaire vous court après. Si c’est le cas, il faut le faire courir quelque part. C’est à dire fuir, d’accord, mais fuir vers un piège. Si un degré de coordination commence à naître entre les différents groupes, une fuite peut engendre une embuscade, mieux, une fuite peut dégager un espace protégé (mais c’est très rare) pour laisser place à un autre groupe.

[1Et non ce n’est pas une « femme voilée » déso Retailleau.

[2selon la Police, mais les chiffres de la Police sont les chiffres de la vision ennemie, ce sont donc eux qui comptent pour comprendre son univers mental

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