Qu’est ce que l’éco-fascisme ?

Entretien avec Pierre Madelin

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

L’écologie est-elle soluble dans le fascisme ? C’est la question qu’explore le dernier livre de Pierre Madelin, La tentation écofasciste [1] au moment même où l’on peut voir certains « écologistes » médiatiques aller à la rencontre de l’extrême droite afin de « dépasser les clivages et dépolitiser l’écologie » considérant qu’« on va tous être frappés de la même manière par les phénomènes climatiques ». Or, une partie de l’extrême droite s’est déjà emparée des questions écologiques avec ses idéologues, ses réseaux et, déjà, ses victimes : c’est l’éco-fascisme. Nous avons interrogé Pierre Madelin afin d’en savoir plus sur ce mouvement, ses racines historiques et son idéologie.

Qu’est-ce que l’éco-fascisme ? Qu’est-ce qu’il n’est pas ?
Cette question définitionnelle est primordiale ! Qu’est-ce donc alors que l’éco-fascisme ? Commençons par dire ce qu’il n’est pas : la simple réactualisation du fascisme historique dans un contexte de crise écologique. Pour bien comprendre ce concept, il est en effet important de le désencombrer des débats historiographiques considérables qui entourent la notion de fascisme. Car au fil des années, le terme éco-fascisme a acquis une signification et une consistance propres. Il a en outre été utilisé dans des sens différents, parfois contradictoires. Tout d’abord par des idéologues attachés aux valeurs de la modernité techno-productiviste, qui ont tout fait pour disqualifier les écologies politiques critiques du capitalisme ou de l’anthropocentrisme en leur prêtant des penchants réactionnaires, autoritaires ou fascisants ; c’est toute la rhétorique des « khmers verts », des « ayatollahs de l’écologie » ou des associations avec le nazisme, comme dans le livre Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry. Ensuite par des figures majeures de l’écologie politique française comme André Gorz et Bernard Charbonneau, pour lesquels l’éco-fascisme, plus ou moins synonyme d’éco-autoritarisme, désignait la gestion coercitive des ressources, des territoires et des populations auxquels les États capitalistes finiraient par être contraints pour affronter les conséquences de la crise écologique. Enfin par des philosophes américains, inquiets à l’idée que les éthiques dites écocentrées, qui accordent une valeur intrinsèque à la nature et mettent l’accent sur le respect des communautés naturelles, ne soient invoquées par des régimes politiques tentés de sacrifier des individus ou des communautés humaines au nom de l’intérêt supérieur d’un écosystème, de la biosphère ou du climat.

À titre personnel, je m’inspire de ces deux dernières définitions du terme en leur rajoutant cependant un ingrédient central : le racisme et l’anti-immigrationnisme. Car si gestion autoritaire et sacrificielle de la crise écologique il y a, elle n’affectera sans doute pas de façon indifférenciée la totalité de la population. Il est au contraire probable qu’elle s’exerce avant tout sur des populations racisées ou migrantes. L’on pourrait dès lors définir l’éco-fascisme de la façon suivante : une idéologie considérant que la défense de l’identité d’une communauté politique passe par la préservation de son territoire dans le cadre d’une politique autoritaire, ainsi que par l’allocation préférentielle des ressources qui en sont issues à sa population autochtone et par la stigmatisation des groupes « allochtones », voire même leur sacrifice, au nom de motifs écologiques. Cette rencontre entre le « brun » et le « vert » se retrouve notamment dans divers courants de la pensée française et états-unienne que je présente dans mon livre.

Les régimes fascistes historiques étaient-ils écologistes ?
La réponse à cette question est simple : non. Pourtant, encore aujourd’hui, des intellectuels continuent à penser que certains slogans de Vichy - « La terre ne ment pas » - témoignait d’une sensibilité écologiste avant l’heure, ou encore que l’idéologie nazie était écologiste ; pas plus tard que l’an passé, un journaliste a publié aux éditions du Cerf un ouvrage fantaisiste intitulé Le brun et le vert, quand les nazis étaient écologistes. En réalité, quiconque s’intéresse aux travaux d’histoire environnementales sérieux, désormais assez nombreux – dont je propose une synthèse dans le second chapitre de mon livre – portant sur le rapport à la nature du nazisme, du fascisme italien et de la France de Vichy découvre assez vite que ceux-ci, en dépit de leur rhétorique naturaliste ou agrarienne et de quelques mesures cosmétiques, ont été particulièrement destructeurs pour l’environnement, notamment parce que leur quête de puissance militaire et leurs politiques expansionnistes, gourmandes en ressources, en énergie et en technologies de pointe, ne pouvaient être assouvies qu’au mépris de toute considération pour la nature.

Il est intéressant de ce point de vue de lire ou de relire l’historien Robert Paxton :

« Les fascistes vouaient souvent aux gémonies les villes sans âme et le sécularisme matérialiste. Mais une fois au pouvoir, ils accélèrent le rythme de l’industrialisation et choisirent résolument la voie de la concentration industrielle et de la productivité, des autoroutes et de l’armement. Le besoin urgent de réarmer et de livrer une guerre coûteuse balaya rapidement le rêve d’un paradis pour les artisans et les paysans en difficulté qui avaient constitué la première base populaire des mouvements à leurs débuts : ne restaient plus que quelques auberges de jeunesse à toit de chaume, les week-ends de Hitler en Lederhosen (pantalon de cuir) et les photographies de Mussolini torse nue pour la récolte de blé, en tant que témoignages de la nostalgie rurale initiale » [2]

Ainsi, quelles sont les racines historiques, politiques et philosophiques de l’éco-fascisme ?
Vaste question à laquelle je consacre une bonne partie de mon livre ! Pour des raisons de taille et de compétences, je me suis concentré sur le cas de la France et des États-Unis. Dans chacun de ces pays, la généalogie de ce que je désigne comme éco-fascisme diffère. En France, c’est plutôt une frange minoritaire de l’extrême-droite qui s’est intéressée à partir des années 1990, dans le sillage de la Nouvelle Droite, à l’écologie, en mettant l’accent sur la critique du christianisme et de l’universalisme, en défendant une écologie anticapitaliste et décroissante aux accents identitaires et en invoquant une conception normative de la nature à l’appui des inégalités et des dominations.

Aux États-Unis, en revanche, c’est à l’intérieur même de certains milieux écologistes que s’est développée une hostilité forte à l’immigration, stigmatisée au nom de motifs écologiques. L’on peut évidemment remonter plus loin, et voir déjà dans certaines représentations coloniales, ou encore dans les positions de certains idéologues eugénistes des années 1930, les matrices de cet éco-fascisme. Mais c’est véritablement à partir des années 1970/1980 que dans certaines organisations et chez certains auteurs sensibles à la question démographique, qu’une rhétorique violemment anti-immigrationniste va apparaître : les migrants venus du Sud, par leur « taux de reproduction » et les modes de vie énergivores et consuméristes qu’ils adopteraient une fois parvenus dans leurs pays d’accueil, représenteraient une menace pour la capacité de charge des écosystèmes locaux, et notamment des milieux sauvages.

Tu expliques bien que l’éco-fascisme français est issu directement de l’extrême droite, mais n’est-il pas une anomalie par rapport au « fascisme fossile » [3] ?
L’éco-fascisme est en effet pour l’instant plutôt marginal par rapport à ce que j’appelle après d’autres le « carbo-fascisme » ou « fascisme fossile ». C’est aujourd’hui ce dernier qui a le vent en poupe, car la plupart des mouvements politiques d’extrême droite, nous l’avons déjà souligné à maintes reprises, ne se signalent pas particulièrement par leur engagement en faveur de l’écologie, pas même à des fins instrumentales. Partout ou presque où ils constituent une force électorale importante et où ils ont accédé au pouvoir, par exemple dans l’Inde de Modi, le Brésil de Jair Bolsonaro ou les États-Unis de Donald Trump, les partis et les dirigeants qui mettent en place des politiques autoritaires et usent d’une rhétorique nationaliste ou raciste, ont plutôt tendance à minimiser ou à mépriser les enjeux écologiques, à réprimer les militants qui s’engagent dans la protection de la nature et à promouvoir des politiques ouvertement écocides : déforestation, industrialisation, expansion de l’agriculture intensive, développement des réseaux et des infrastructures, exploitation minière, défense inconditionnelle des combustibles fossiles, etc. Tout indique que dans leur esprit, la vocation des êtres humains à dominer la nature est indissociable de la vocation de certains groupes humains à en dominer d’autres, et que les hiérarchies de classe, de race et de genre qui structurent leurs sociétés ne peuvent être perpétuées qu’à condition de préserver cette autre grande hiérarchie, anthropocentrée, qui place l’être humain au sommet du Cosmos et lui octroie le droit d’en faire usage comme bon lui semble.

Mon hypothèse est que dans un contexte de crise écologique de plus en plus dramatique, un nombre croissant d’idéologies d’extrême-droite vont renoncer à défendre l’imbrication de l’appropriation de la nature et des hiérarchies sociales caractéristiques de la configuration classique du capitalisme, en lui substituant une imbrication nouvelle, visant à perpétuer les hiérarchies sociales via la préservation à minima du milieu naturel (ou ce qu’il en reste). L’éco-fascisme serait alors le nom d’une politique de gestion du capitalisme en crise qui ménagerait le milieu de vie non pas en réduisant prioritairement l’empreinte écologique des nations et des classes qui tirent profit des rapports sociaux capitalistes, mais en perpétuant au contraire les conditions socio-écologiques de leur accès privilégié à l’abondance matérielle et énergétique, notamment par la marginalisation ou l’élimination des groupes et des individus perçus comme surnuméraires. Pourrait-il s’imposer véritablement ? Seul l’avenir nous le dira. Mon but n’étant pas d’être un marchand de panique, j’ai tendance à penser qu’il est assez improbable qu’un régime authentiquement éco-fasciste advienne.

Les éco-fascistes américains, comme tu le dis, sont eux plutôt issus du mouvement écologiste et auraient développés des idées éco-fascistes à partir de la question démographique. Pourtant, tu appelles à ne pas abandonner cette question. Pourquoi ?
La décroissance et l’abolition des rapports sociaux capitalistes doivent à mon avis demeurer des objectifs prioritaires, et les bénéfices écologiques de réduction de la natalité ne doivent en aucun cas être surestimés. Faut-il pour autant abandonner la question démographique aux idéologues d’extrême droite, qui en feront toujours un usage nauséabond et l’inscriront systématiquement dans le cadre de politiques autoritaires, eugénistes et racistes allant de la stérilisation forcée des femmes issues des populations subalternes à leur élimination pure et simple ? Faut-il affirmer avec B. Commoner que « la pollution commence non pas dans la chambre à coucher, mais dans la salle de conférence des entreprises » ? Et reproduire ainsi tacitement, au sein de l’écologie politique elle-même, la partition classique entre une droite « naturaliste », pour laquelle la crise écologique doit être appréhendée au premier chef au prisme du fait naturel de la reproduction, et une gauche sociale centrée sur l’analyse des ressorts de l’accumulation du Capital, abstraction faite de toute réflexion sur la sphère de la reproduction humaine, comme si celle-ci n’avait aucune dimension politique d’un point de vue écologiste ? Je ne le pense pas, et je suis convaincu que l’équivalence pure et simple qui est désormais établie dans beaucoup d’organisations et de publications écologistes entre néo-malthusianisme et éco-fascisme est non seulement erronée d’un point de vue historique, mais également dommageable d’un point de vue stratégique.

Il me semble qu’il vaudrait au contraire la peine de se demander dans quelles conditions une politique de décroissance démographique pourrait s’articuler à une visée émancipatrice. De ce point de vue, la pionnière française de l’éco-féminisme, Françoise d’Eaubonne, que l’on redécouvre aujourd’hui peu à peu, offre des perspectives intéressantes. Dès la fin des années 1970, cette théoricienne avait en effet proposé d’articuler une politique de décroissance démographique, qu’elle jugeait indispensable, à la lutte des femmes contre le contrôle physique et juridique exercé par le patriarcat sur leurs capacités reproductives, et tout simplement contre leur assignation à une pure fonction reproductrice : « La destruction des sols et l’épuisement des ressources correspondent à une surexploitation parallèle à la surfécondation de l’espèce humaine. Cette surexploitation basée sur la structure mentale typique de l’illimitisme est un des piliers culturels du Système Mâle. » En garantissant un accès universel aux moyens de contraception et au droit à l’avortement (aujourd’hui encore un enjeu majeur pour les mouvements féministes dans les pays du Sud, par exemple en Amérique latine), il était selon elle possible de faire coup double : promouvoir la liberté des femmes tout en réduisant les taux de natalité sans soulever le spectre de mesures coercitives.

On a vu ces dernières années des prises de positions réactionnaires sur le genre de la part de militants écologistes issus de courants anti-civ, faisant écho aux positions de la droite sur la question. Que faudrait-il faire pour que de telles jonctions ne se reproduisent plus ?
Tu fais ici référence à ce que j’appellerais un tournant conservateur de certains groupes/médias écologistes. Celui-ci se manifeste par l’omniprésence, selon les cas, des thématiques suivantes : critique accentuée du « wokisme », positions antiféministes et plus encore critique du militantisme des minorités de genre, qui peut aller jusqu’à des formes ouvertes d’homophobie ou de transphobie. Comment comprendre ce phénomène ? Commençons par pointer du doigt ce que l’on pourrait appeler, en s’amusant un peu, en référence à la pensée de Jean-Claude Michéa, un « michéisme transcendantal » à l’œuvre dans la plupart de ces positions ; l’idée selon laquelle les revendications en termes de droits exprimées par des « minorités » répondent à une logique de libéralisme culturel, qui lui-même serait structurellement et fonctionnellement complice du libéralisme économique. L’illimation du Capital et l’illimitation supposée du droit ne feraient en quelque sorte qu’une. Ce qui conduit en gros à considérer que le féminisme et l’antiracisme contemporain (pour ne rien dire de l’antispécisme ou de la critique du validisme), loin de s’incarner dans des luttes compatibles avec la perspective d’un dépassement du capitalisme, en préparent et en nourrissent au contraire l’expansion dans les imaginaires. Le titre d’un article récent de Renaud Garcia, auteur par ailleurs stimulant, est à cet égard éloquent : « Les acceptologues. Les minorités de genre au service de la fabrication des enfants. »

Dans le journal de La Décroissance plus spécifiquement, il y a aussi l’idée très forte selon laquelle l’ontologie sous-jacente du capitalisme repose sur l’indifférenciation et l’hybridation des sphères traditionnellement séparées : homme/femme, humain/animal, etc, d’où l’hostilité à toute forme de féminisme un tant soit peu constructiviste et à l’antispécisme, accusés de faire le jeu de cette indifférenciation en brouillant les frontières des genres et des espèces. L’anthropologie philosophique de La Décroissance reste par exemple très exceptionnaliste et marquée par l’idée d’une sanctuarisation ontologique et éthique de la dignité humaine ; toute critique de l’anthropocentrisme est rejetée avec force. D’où aussi la réhabilitation de formes de dualisme classique et de certains rapports de domination afférents, considérés comme autant de digues face à l’hybridation généralisée associée au capitalisme. En s’inspirant d’une philosophe comme Val Plumwood, il est pourtant tout à fait possible de critiquer le dualisme tout en critiquant également les risques de l’indifférenciation et de l’hybridation généralisée dans une perspective d’émancipation. Plumwood a en effet montré que le dualisme, s’il s’appuie dans un premier temps sur une hiérarchisation du réel et sur une séparation radicale entre le pôle dominant et le pôle dominé, peut également conduire à des formes d’absorption ou de « dévoration » de l’Autre par le Même. Raison pour laquelle à ces yeux, une attitude anti-dualiste authentique ne doit pas prendre la forme d’une abolition de la différence en tant que telle, mais bien plutôt celle d’une abolition de la différence dans ses expressions inégalitaires et hiérarchiques au profit d’une reconnaissance de l’autonomie et de l’altérité relative du pôle anciennement dominé. Ni hiérarchie ni hybridation fusionnelle donc.

Enfin, pour m’être un peu intéressé à l’antisémitisme, je vois des liens évidents entre les formes les plus virulentes de LGBTphobie présentes chez certains écologistes radicaux et l’antisémitisme, non pas bien sûr dans le contenu, mais dans la mécanique affective et cognitive à l’œuvre. Tout comme les Juifs étaient et continuent à être dans un certain discours antisémite la personnification concrète de l’abstraction des rapports sociaux capitalistes, le « visage » (nomade, banquier, financier, déraciné, mondialiste, cosmopolite, etc.) du « sujet automate » du Capital et de ses déploiements transnationaux, les personnes Trans en viennent à jouer dans un certain discours anti-industriel ou « anti-civilisation » le rôle de personnification concrète de la domination systémique et impersonnelle de la « Mégamachine ». Membres d’un groupe minorisé et historiquement opprimé érigé en menace de grande ampleur, il leur est attribué un pouvoir disproportionné par rapport à celui dont ils disposent réellement. Ainsi Nicolas Casaux dans une publication récente écrit-il : « les idées trans sont défendues et imposées par les législations d’États parmi les plus puissants de la planète, financées ou autrement soutenues par les principales multinationales du monde, promues par les médias les plus puissants du monde, etc. »

Penses-tu qu’il soit pertinent de parler d’éco-fascisme à propos de ces positions ?
À l’image du terme « fascisme », le terme « éco-fascisme » fait d’ores et déjà l’objet d’usages excessivement élastiques, qui sont non seulement problématiques d’un point de vue intellectuel, mais aussi dommageables d’un point de vue politique, car ils permettent à certains groupes de s’arroger le monopole de la vertu militante en jetant l’opprobre sur d’autres groupes taxés d’« éco-fascistes » sans que le terme ne soit jamais rigoureusement défini, ce qui ouvre la porte à toutes les dérives diffamatoires. Dans les milieux de l’écologie radicale, on a ainsi vu ces derniers temps des médias comme La Décroissance ou Floraisons, des groupes comme PMO, ou bien des publications relativisant la gravité du COVID être accusés de faire le jeu d’une forme d’éco-fascisme. Si l’on peut bien sûr critiquer les orientations de ces divers acteurs, notamment sur les questions féministes ou de genre comme nous venons de le faire, il me semble en revanche qu’il faut absolument proscrire ce terme infamant à propos de ces positions et de ces évolutions, au risque de le priver de toute signification et de brouiller durablement notre capacité à appréhender la spécificité du phénomène. Il me semble plus intéressant de parler, dans ce cas précis, de « confusionnisme », au sens qu’a donné Philippe Corcuff à ce terme : soit une « formation discursive » qui, sans que telle soit nécessairement l’intention des groupes qui la portent et sans que cela ne trahisse non plus la moindre proximité sur d’autres sujets, créé une porosité et des évidences partagées avec des discours conservateurs de droite dure ou d’extrême-droite, dont on sait à quel point elles sont obnubilées par ces questions de genre et quel degré d’hostilité elles manifestent envers les droits des femmes ou des personnes LGBT, qui sont d’ailleurs en régression dans de nombreuses régions du monde.
Pour en revenir à l’éco-fascisme stricto sensu, tu montres qu’il fait de l’opposition entre le local et l’universalisme un de ses chevaux de batailles. Or cette question du local est largement inscrite dans les traditions écologistes et anarchistes. Comment combattre l’éco-fascisme sur ce terrain sans pour autant y renoncer ?
C’est une question importante. Face au caractère quelque peu lunaire des écologies politiques d’inspiration néo-libérale, qui entendent organiser la gouvernance globale de la planète et de son climat suivant des modélisations abstraites qui tiennent peu compte des territoires, mais aussi face à l’impuissance de certaines manifestations militantes, dont l’engagement envers l’objet « climat » n’offre aucune prise évidente à l’action, certains mouvements écologistes, comme les Soulèvements de la Terre, ont à juste titre voulu reterritorialiser les luttes, les redynamiser depuis des lieux spécifiques et face à des projets écocides tangibles et clairement identifiables, dont la multiplication est au cœur de la crise écologique.

Les écologies d’extrême-droite sont étrangement, elles aussi, rétives à trop se focaliser sur le climat et la « planète ». Ainsi A. de Benoist s’insurge-t-il contre une « écologie planétarienne, qui appelle tout naturellement à une gouvernance mondiale, seule capable à ses yeux de ‘sauver la planète’, en oubliant qu’on habite la ‘planète’ que par le truchement des terroirs, des écosystèmes et des paysages locaux. » Une méfiance que l’on retrouve dans le récent Manifeste de l’Institut Iliade, dont les auteurs refusent d’accorder trop d’importance à la « planète dans sa totalité », estimant que la « quasi-totalité des grands défis écologiques qui se présentent à nous peuvent être résolus à un niveau extrêmement local ». Pourquoi cette insistance lourde sur le local-territorial ? Pour ces auteurs, il faut à tout prix veiller à ce que la crise écologique ne révèle pas notre humanité partagée à travers notre condition terrestre commune, et qu’elle ne soit pas mise à profit pour nourrir un renouvellement de l’universalisme honni.

Je dirais donc que s’il est important d’en revenir au territoire et au concret des lieux spécifiques que nous habitons à chaque fois que l’écologie se perd dans des abstractions gestionnaires, il faut également être attentif à ce que l’intérêt légitime pour le local et les territoires ne soit capté par des affects identitaires. Pour cela, il demeure primordial de maintenir une boussole universaliste et d’associer l’écologie à un anti-racisme intransigeant, ainsi qu’à l’accueil des personnes migrantes qui est du reste la norme dans de nombreuses Zads et autres lieux collectifs. Car si l’extrême-droite peut s’approprier à sa façon les thématiques écologistes ou féministes, il est un point qui reste nodal dans toutes ces constructions, l’hostilité à l’immigration et la hantise du métissage, ce que certains ont appelé la « mixophobie ».

[1Pierre Madelin, La tentation écofasciste. Écologie et extrême droite, Montréal, Écosociété, 2023.

[2Robert Paxton, Le Fascisme en Action, Paris, Seuil, 2007, p. 25.

[3En référence à l’ouvrage collectif du Zetkin Collective, Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, Paris, La Fabrique, 2020

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