Qu’aurait pu dire Alain Badiou des « gilets jaunes » ?

Jacques Fradin

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019

L’anecdote a fait quelques bruits. Début mars, Alain Badiou proposait au journal Le Monde d’adresser ses leçons au gilets jaunes dans ses pages débats. Le quotidien du soir qui avait d’abord accepté la publication décida in fine de recaler le grand philosophe à cause d’un billet d’humeur dans lequel il éreintait un autre Alain, Finkelkraut en l’espèce, quelques jours plus tôt.
Finalement, le site L’autre Quotidien ouvrit ses colonnes à Alain qui pu enfin dispenser sa sagesse.

Malheureusement, cette petite polémique recouvrit un scandale bien plus grand, en l’occurrence une analyse aussi paresseuse qu’inutile et à côté de la plaque.

Jusqu’à une très récente dispute (fin février début mars 2019) il est remarquable que Badiou soit resté « discret » (réservé puis hostile) à propos de l’insurrection des « gilets jaunes » (GJ).
Bien que cette insurrection s’inscrive dans une longue ligne de soulèvements, d’occupations ou de blocages, depuis, disons, 2011.
Nous allons donc imaginer ce que l’on pourrait dire de ces soulèvements démultipliés, en tentant de mobiliser une « métapolitique » inspirée par la pensée de Badiou.
Ou, pour être plus léger, nous allons imaginer ce que pourrait dire Badiou Alain, le « métapoliticien », contre Alain Badiou, le pamphlétaire redoutable.
Et, en particulier, ce qui nous retiendra (à défaut d’écrire un pensum), ce que pourrait dire Badiou Alain sur l’à venir de ces insurrections, et celle des « gilets jaunes » (GJ) spécifiquement.
Comment penser les despotismes ou les dictatures, Turc, Égyptien, Brésilien et même Américain (USA) et, sans doute, Français, qui « terminent » ces insurrections en en récupérant la mise ?
Soit donc le thème : Occupy puis Trump.
Pourquoi les insurrections « populaires » ou « plébéiennes » involuent-elles en despotismes maximalisés, parfois dictatoriaux ?
Qu’est-ce qui conduit de Mai 68 à Mitterrand, en passant par Giscard ?
Qu’est-ce qui corrompt l’insurrection opéraïste en fascisme, en nouvelle opérette à l’italienne ?

Tout le monde connaît les récents (mars 2019) propos violents d’Alain Badiou, contre les GJ. [1]
Tout le monde connaît la controverse, assez violente aussi, suscitée par les diatribes d’Alain Badiou, contre les GJ.
Et tout le monde a lu le dernier petit ouvrage satirique d’Alain Badiou, Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage, Fayard, 13 mars 2019.

À rebrousse-poil, nous allons tenter d’imaginer ce que pourrait être un discours de Badiou Alain, le métapoliticien, au-delà des propos acerbes (acrimonieux ?) d’Alain Badiou, le pamphlétaire de l’actualité.
Mais notre imagination sera réglée !
Canalisée par les travaux des légionnaires de la métapolitique à la Badiou Alain. [2]

Le sujet insurgé : insurrection et égalité.

Nous connaissons désormais les résultats des révoltes, en Turquie, en Égypte et au Brésil, etc.
La révolte des places a laissé place à un autoritarisme augmenté.
Rébellions, révoltes, insurrections constituent une longue ligne (ou séquence) depuis 2011, et l’insurrection tunisienne.
L’année 2011 fut une année magique où il sembla qu’une prolifération sans fin de révoltes (de diverses variétés) allait complétement défaire l’ordonnancement néolibéral en inquiétant les élites politico-économiques.
Une sorte d’affinité entre les éruptions : Istanbul, Le Caire, Tunis, Athènes, Madrid, Lisbonne, Rome, New York, etc. Le tour du monde des émeutes. Le retour d’une internationale « disruptive ».
Le retour de la politique.
Contre la post-politique (la gestion) du despotisme néolibéral.
« Ceux qui ne comptaient pas « (Rancière) se soulevaient pour générer un espace politique.
Espace politique radicalement démocratique, levé hors de toutes les contraintes despotiques (de ce qui se nomme, à la Orwell, « démocratie libérale », le parlementarisme de gestion globale du capitalisme).
Toutes les doléances étaient criées à pleine voix, toutes les inégalités du néolibéralisme autocratique étaient dénoncées en cris rageurs, « la démocratie réellement existante », la gouvernance néolibérale, était conspuée par cortèges entiers.
« Le peuple » se soulevait contre le despotisme (de la dite démocratie libérale).
Les mobilisations et les occupations (de places) devenaient instantanément politiques, démocratiques, et se radicalisaient en un communisme pratique.
La révolution, autre nom de la politique ou de la démocratie, semblait à l’ordre du jour. Le conflit, la lutte, le combat s’imposaient.
Mais c’est « le lendemain », et non pas « le maintenant », qui (nous) accroche : retenons notre souffle.

Du point de vue de la politique radicale et de ses perspectives, la grande question, pas nouvelle du tout, ouverte par la puissante vague d’insurrections et par son écrasement, tourne autour de ce qu’il faut désormais faire ; à venir lorsque le despotisme triomphant s’oriente en dictature (proto) fasciste.

Quelle pratique politique, démocratique, est possible lorsque les places ont été vidées, les cabanes des ronds-points évacuées, les énergies combattantes récupérées pour impulser le processus électoral (le dessein de la FI !) et ainsi maintenir le parlementarisme et les chambres despotiques ; et lorsque « la vie quotidienne » redevient simple survie, routine du métro, boulot, gogo ou jojo ?

Le retour de la politique, démocratique ou révolutionnaire, n’est-il que fantomatique, simple mirage ?

Évidemment, nous sommes partis de la définition de Rancière qui oppose politique, démocratie ou révolution (il n’y a de démocratie que par la révolution), et police, Polis, ordre normal de l’économie, despotisme.
La politique, la démocratie, ne survient (ne surgit) que lorsqu’une insurrection initie une rupture (« disruption ») de la distribution du sensible, rupture telle qu’il ne peut y avoir de retour.
Comme l’affirme Badiou Alain, la politique est donc « rare ». Et, certainement, fragile. La démocratie n’est pas durable !
La démocratie est un acte (un événement), un passage à l’acte qui, à partir de la dénonciation de l’encabanement économique (despotique), « réclame » l’égalité, réclame que l’agir politique soit distribué à tous : la démocratie pour tous, et pas seulement pour les oligarques.
Pour reprendre encore un terme détourné (vers l’innovation économique ou technique, et non pas politique) la démocratie est « disruptive » et se tient intégralement dans le combat pour l’égalité.
Participation intégrale de ceux qui n’ont habituellement pas part : le peuple ou la plèbe, ceux qui sont méprisés sous le nom de populace.
Retournement des places effectué par « les invisibles ».
La démocratie, la politique égalitaire, implique une forme de pouvoir où ceux qui n’ont, habituellement, aucun titre pour exercer le pouvoir peuvent exercer ce pouvoir pleinement.
Au plus grand scandale des experts, des technocrates, de « ceux qui savent ».
La « disruption » (non macronienne !) implique une rupture radicale de la légitimité, de cette légitimité habituelle (des technocrates) qui soutient la domination : « les illégitimes » exercent le pouvoir, les « jojos » prennent le pouvoir – contre la légitimité parlementaire.
Parlons de demande égalitaire démocratique (ou communiste), demande qui se réalise immédiatement en pratique politique. Pratique tout à fait scandaleuse du point de vue de la police, de la Polis, ou du point de vue de l’ordre (des médiations) des représentations.
Les incomptés invisibles qui réclament de devenir visibles se retrouvent partout et forment une grande chaîne : une mondialisation alternative par la pratique démocratique égalitaire.
Badiou Alain définit les invisibles comme des « inexistants » : ceux qui ne peuvent s’exprimer, ou dont l’expression est étouffée, rendue illégitime – il faut passer par votre représentant – ; ceux qui ne décident absolument rien, n’ont qu’une voix fictive et doivent supporter leur vie (survie) comme un destin surnaturel.
Ces inexistants forment un « assortiment » et non pas une classe : consommateurs apolitiques grugés, démocrates (croyants en la représentation) frustrés, travailleurs jetables précarisés et autoentrepreneurs de l’auto-exploitation, migrants sans papiers, propriétaires insolvables, la longue liste des nouveaux prolétaires.

Et le scandale de la démocratie réellement existante, la post-démocratie de la gouvernance économique avec ses oppressions, ses exploitations, ses inégalités croissantes, le scandale réside dans cette capacité du despotisme à rendre des masses inexistantes, muettes ou sans voix reconnues – des majorités silencieuses à l’abstention massive : le refus de participer.
Refus qui se retourne en militance dès que la rupture démocratique apparaît.

Pour Badiou Alain, un changement est réel quand les inexistants commencent à exister, puis continuent fermement à exister, à s’exprimer à très haute voix, avec une intensité croissante.
Un nouveau mode d’être en commun devient présent, immédiatement.
Apparaît un nouveau monde dans le monde.
L’insurrection génère une nouvelle sensibilité qui fait passer de la police, Polis, à la démocratie.

Comme l’affirmait déjà Foucault : le peuple est celui qui, refusant de faire population, gérée et policée, rompt l’ordre policier.
La démocratisation, contre la néolibéralisation, est l’acte de ceux qui, toujours minoritaires, deviennent la matière du soulèvement de tous. Les minorités démocratiques tendent à une « dictature de la démocratie », démocratie directe, égalitaire, contre le despotisme de la démocratie réellement existante (le parlementarisme institué), contre le pouvoir technocratique, oligarchique, représentatif et (nécessairement) inégalitaire.

Les sujets insurgés mettent en pleine lumière la distance irréductible entre la démocratie, directe, égalitaire, « l’immanence politique », et la démocratie gestionnaire, bridée, réduite, « caméraliste », forme instituée du gouvernement oligarchique – abyme entre la démocratie communiste et le parlementarisme gouvernemental.
Et si les insurrections, tout autour du monde, semblent différentes, hautement différenciées, néanmoins elles s’inscrivent dans une même ligne démocratique vers le communisme.
Les insurgés, rapidement, transforment leurs particularités, leurs identités occasionnelles, leurs demandes spécifiques ou ponctuelles, en forces d’une attaque d’ensemble contre l’ordre institué, contre la marchandisation illimitée de la vie (écoles, hôpitaux, services publics, etc.) au profit d’un petit nombre, attaque d’ensemble contre l’ordre hautement inégalitaire du parlementarisme technocratique.
Les demandes particulières se transforment en exigences universelles pour un monde démocratique.

Ne reproche-t-on pas aux émeutiers leur absence de propositions « réalistes » ? Leur absence d’organisation avec des représentants « visibles » ?
Mais l’agir insurrectionnel ouvre de nouvelles pratiques égalitaires et démocratiques, provoque des expérimentations politiques innovantes, de nouvelles formes de distribution des biens, de nouvelles formes d’être en commun.
Mais à quelles conditions peut-on considérer que l’agir insurrectionnel serait la manifestation embryonnaire d’une nouvelle vie en commun, d’un nouveau communisme ?
Que serait l’universalisation communiste des actes dispersés ?
Comment penser cette universalisation dès lors que l’effet totalisant des actes de rébellion est capté, ingéré par le pouvoir oligarchique, par exemple au moyen d’une propagande intensive, propagande que les forces insurrectionnelles n’ont pas pu annihiler (en bloquant les centres d’émission ou en critiquant sans relâche les sbires parlants de la macronie) ?
Les forces rebelles seront toujours des minorités.
Mais des minorités en lutte pour la démocratie et, donc, en totale opposition aux règles représentatives, électorales, majoritaires de « la démocratie réalisée ».

Ces minorités doivent donc assumer un antiparlementarisme définissant la démocratie radicale. Doivent donc assumer la critique complète de tout ce qui tourne encore autour des chambres ! Comme la critique des partis électoralistes, comme la critique de la FI, qui pourtant se présente comme le défenseur des GJ (mais n’oublions pas Mitterrand et le stade Charléty !).

Si, comme nous le répétons, il faut dire : démocratie réellement existante = despotisme oligarchique du « capitalo-parlementarisme », comment les minorités rebelles, les seules forces démocratiques, pourront-elles renverser, inverser l’état majoritaire du despotisme (camouflé sous le nom de démocratie) ?
N’y a-t-il pas d’abord un combat intellectuel, une guerre culturelle, à mener pour dissoudre (destituer) le signifiant maître « démocratie représentative » ?
Alors le problème de fond n’est-il pas l’absence de culture politique (ou de contre-culture) des émeutiers qui, certes se politisent rapidement, mais hors de toute tradition de contestation ?

Comment le peuple émeutier, plèbe ou populace, peut-il devenir le peuple d’une nouvelle communauté ? Comment peut-il devenir un peuple qui se revendique fièrement communiste, au point de participer à une « bolcho Pride » de style Volodine ?
Les rebelles de la place Tahrir ne sont pas « la population égyptienne ». Mais comment peuvent-ils s’ordonner en « peuple », autrement qu’en chutant dans un piège électoral ?

Rancière nous dit que la politique radicale se déploie lorsque les minorités insurrectionnelles arrivent à parler comme (si elles formaient la) majorité, arrive à « réclamer » pour le peuple entier dont elles forment le corps actif.
L’émergence de la politique est toujours spécifique, localisée, concrète, liée à des problèmes particuliers, mais la politique, la démocratie, ne se déploie que lorsque se réalise une condensation du local, du générique, du pluriel et de l’universel, du local et du global.
La révolte ne devient politique démocratique que lorsque l’universel est convoqué.
Sans patrie ni frontières !

Le retour de la démocratie

Pour Badiou Alain, la politique ne saurait être le miroir d’autre chose (que l’émancipation), autre chose comme l’économie.
Ou plutôt, lorsque la politique devient l’image (la servante) de l’économie, elle se mue en gouvernance et perd tout caractère politique démocratique. Ce qui est généralement nommé post-politique ou post-démocratie.
La tâche principale de l’insurrection est de faire retour à la politique démocratique.

La gouvernance économique (du despotisme néolibéral) ne saurait être démocratique ; au mieux elle est technocratique ; au pire elle vire fasciste. Mais cette gouvernance, qu’elle soit technocratique ou fasciste, implique la disparition de la politique pour générer une ère post-politique, post-idéologique, l’ère du consensus parachevé.
Défaire le peuple en population, destituer la démocratie en gestion rationnelle de cette population, tels sont les principes de la gouvernance despotique post-démocratique.
L’insurrection doit donc avoir pour cible cette gouvernance, à attaquer par tous les moyens (jusque dans l’entreprise, son foyer)
L’insurrection contre cette gouvernance, contre l’économie donc, signe le retour du politique, le désintérêt des intérêts économiques.

Retour du politique, d’abord par la contestation des règles de la démocratie (bourgeoise) représentative ; puis par l’affirmation de la capacité, égale pour tous, égalitaire, d’agir démocratiquement, sans médiation ni filtre.
Fin des assemblées (des AG), fin des votes, fin de l’ordre « technique » du débat rationnel argumenté, fin des entreprises (comme parangon de toute technocratie).

Cette affirmation égalitaire qui désigne le retour du politique se réalise corporellement, se subjectivise, par un passage à l’acte (destituant, destructeur, négatif).
L’affirmation égalitaire incorporée fait violence.
D’abord en ce qu’elle rejette violemment les captures, les encadrements, les débats pipés, les représentations et les médiations.
Que désigne d’autre le saccage d’une permanence parlementaire, ou le fait d’emmurer un représentant (le symbole inversé
de la capture), sinon l’appel à la démocratie ?
La politique n’implique pas la médiation, comme des cahiers de doléances pieusement transmis en mairie, encore la soumission aux élites (et la croyance spectrale en l’élitisme républicain – révolutionnaires, encore du chemin !) ; la politique brise toute médiation.
Les inexistants insurgés exigent la reconnaissance de leur pouvoir égal, de la permanence de leur pouvoir constituant (ou législatif) ; contre le mépris technocratique.

Qu’exigeaient les Indignados ou les acteurs d’Occupy : une place égale !
Peut-on dire, alors, que la politique démocratique insurrectionnelle est « anti-utopique » et non pas « dystopique » ?
Il ne s’agit pas d’un combat pour un futur indéterminé (« atopique ») mais d’une prise de pouvoir immédiate. Prise de pouvoir qui répond à « l’idée » qui soutient la politique démocratique : celle de l’émancipation égalitaire (le communisme).
L’émancipation n’est pas renvoyée à un futur indéterminé ; elle se réalise immédiatement dans le combat insurrectionnel et se maintient par ce combat.

La politique démocratique n’est pas « utopique », mais contient des exigences : rester toujours à grande distance de l’État et de l’appareil despotique, électoral, parlementaire, caméral, technocratique, usinier ; s’opposer à la police, Polis, rejeter les localisations de pouvoir (chambres ou assemblées), établir une transparence absolue, réclamer les places, les rues, les campus, les parcs et les usines.
La politique ne peut se faire en chambre ; elle doit se faire en des lieux ouverts.

L’insurrection pour l’émancipation et la liberté démocratique est potentiellement une « renaissance » : de la survie encagée à la vie immaîtrisée.
L’insurrection est comme un projecteur puissant qui rend visible la violence de l’ordre établi, qui rend visible l’écart insurmontable entre la démocratie politique et la police des gouvernements économiques.

La politique est le moment où la confrontation ne peut plus être évitée.

Où le consensus technocratique vole en éclats.
Où l’expertise gouvernementale est rejetée avec violence (pertes et fracas).
La démocratie se caractérise alors par la division, la scission, la polémique et le conflit.
La démocratie s’oppose violemment à tout consensus (à toute conférence de consensus), s’oppose à la pacification (coloniale) d’arrière-plan. La démocratie se préserve par le rejet de tout management et de tout débat organisé par et pour l’État.

Consensus, stabilité, fixation, arrêt des hostilités, etc., voilà ce que rejette la politique ; voilà ce qu’elle désigne comme colonisation, la colonisation par l’imposition d’un consensus.

Le consensus, l’accord final, l’arrêt, n’est pas une manière d’exercer la démocratie ; c’en est la négation, c’en est la négation managériale. Qui exige des identifications précises, des intérêts bien définis, une culture de la négociation (de style commercial), etc.
Le consensus définit une pseudo politique « placébo » qui écrase toute question (démocratique) en objet de gestion, avec discussion organisée (toujours le modèle commercial).
Par opposition à la gestion post-politique, la démocratie radicale est un mouvement de contestation sans fin dont l’objet est la déstabilisation, le déplacement, la destitution de tout ce qui se présente comme solidité établie ou effective.
Mouvement sans fin qui ne peut que faillir dès qu’il tente de s’arrêter, de s’institutionnaliser ; dès qu’il se soumet à une injonction morale ou humanitaire, injonction qui, toujours, manifeste l’hégémonie du pouvoir despotique.

Tout soulèvement implique-t-il une politisation ?

La politique débute par le passage à l’acte.
Peut-elle alors (et comment) maintenir sa force démocratique ?
Il existe de nombreuses voies par lesquelles la politique démocratique involue en gestion.
Ces voies se coupent en un carrefour mortel, celui de la négociation (ou de la non opposition frontale).
Lorsque les demandes qui poussent à l’insurrection se trouvent prises dans le tambour du débat « rationnel et argumenté », ou prises dans la lessiveuse technocratique ou parlementaire, alors la démocratie s’achève en son contraire, la gestion des populations.

Pour échapper au grand lessivage, la politique doit impliquer la restructuration complète de l’espace social ; là où les demandes particulières ne sont plus que des condensations de l’exigence révolutionnaire de la destitution des institutions.

Le réel politique ne peut jamais être supprimé.
Comme le refoulé indestructible, « inaliénable », il fait retour régulièrement sous la forme d’émeutes, de révoltes et d’insurrections.
Mais ces actes politiques, du refoulé, portent une exigence considérable : la démocratie est un combat sans fin ; non seulement il faut, sans cesse, reprendre la lutte, mais il faut, sans cesse, penser la démocratie comme un combat infini.
D’où le poids le plus lourd : supporter qu’il n’y aura jamais de fin, que les « résultats » seront toujours effacés.
Nécessité d’un nouvel imaginaire radicalement démocratique : l’antagonisme sans solution, sans négociation, sans consensus, sans repos. Sans état.
Se préparer à reprendre sans cesse les ruptures suturées.
Essayer de construire des espaces de communes, à distance de tout ordre, comme autant de champs d’expériences pour vivre immédiatement.
Mais champs toujours menacés d’extinction.
Là où la « localisation » constitue une faiblesse et une menace.
Sans une situation, la politique démocratique est impotente ; mais localisée fermement, la politique démocratique s’évanouit (par exemple en forme « citoyenne »).
Alors le mouvement des « gilets jaunes » est-il une puissance pour le déploiement de la politique ?
Ou, pour le dire autrement, le mouvement GJ est-il une bonne dynamo pour générer la démocratie ?

Les doutes de Badiou Alain, que nous avons laissé transparaître, se transforment en questions inquiétantes pour Alain Badiou (relire son dernier opuscule).
Les GJ peuvent-ils concrétiser le plus vieux projet de l’émancipation, peuvent-ils incarner « l’idée communiste », l’invariant de l’émancipation ?
Badiou Alain serait-il, comme l’avocat du diable, l’intellectuel organique des GJ ?

Et Alain Badiou serait-il l’autocritique (chinoise) de cet intellectuel engagé, mais critique lucide ?
Position et autocritique qui préparent l’à venir enthousiasmant et trouble, tout à fait incertain, de la révolte jaune.

[1Deux références seulement :
Blog Médiapart du 18 mars 2019, de Christophe Prévost ;
Libération, 13 et 15 mars 2019 :
Vincent Coquaz et Robin Andraca, 13 mars 2019,
Vincent Coquaz, 15 mars 2019.

[2Quelques références qui nous ont dirigées :
Olivier Marchart, Post-Foundational Political Thought : Political Difference in Nancy, Lefort, Badiou and Laclau, 2007 ;
Erik Swyngedouw, Interrogating post-democracy, Reclaiming egalitarian political spaces, 2011 ;
Bruno Bosteels, Badiou and Politics, 2011 ;
The Actuality of Communism, 2011 ;
Frank Ruda, Hegel’s Rabble, 2011, with a preface by Slavoj Zizek ;
For Badiou, 2015 ;
Agon Hamza & Frank Ruda, Slavoj Zizek and dialectical materialism, 2016 ;
Slavoj Zizek, Incontinence of the Void, 2017 ;
The Badiou Dictionary, ed. by Steven Corcoran, 2015 ;
(Par exemple, l’article Metapolitics, by Steven Corcoran & Agon Hamza).
Et de manière à ne pas trop « trahir » (ou « traduire ») les idées de Badiou Alain, nous avons choisi de nous inspirer d’un auteur qui semble « fidèle », entre les « fidèles » cités juste avant :
Erik Swyngedouw éditeur (avec Japhy Wilson) de l’ouvrage : The Post-Political and Its Discontents, Spaces of Depoliticisation, Spectres of Radical Politics, 2015 ;
Spécifiquement, nous renvoyons à l’introduction et à la conclusion de cet ouvrage collectif, ouvrage de débats sur le retour de la politique, démocratique et communiste, débats qui préfigurent la controverse autour des propos d’Alain Badiou.
Post-Politics and the Return of the Political : tel pourrait être le thème de notre détournement d’Alain Badiou en Badiou Alain !

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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