La France insoumise, le fascisme et la révolution

Quel mouvement révolutionnaire en France ?

paru dans lundimatin#482, le 1er juillet 2025

Voici le premier volet d’un texte qui tente de déplier une question importante : pourquoi et comment la gauche, c’est-à-dire la gauche institutionnelle, est redevenue une hypothèse crédible pour nombre de personnes ayant quelques aspirations supérieures à celle d’un réaménagement plus gentillet du capitalisme ? Question qu’il s’agit aussi pour l’auteur, de renverser : où est passée la puissance destituante et révolutionnaire qui explosait régulièrement dans les rues jusqu’en 2016 ? Rêve-t-elle désormais NFP ? [1]

« Notre marche est longue et elle laisse des traces, même si ça ne se voit pas pour l’instant ou si on ignore et méprise notre chemin. »
Sous-commandant Marcos

Introduction

Depuis quelques semaines, la parution de l’ouvrage La Meute, suscite une polémique médiatique autour de la France Insoumise, son caractère autoritaire, la place du grand chef Mélenchon, une (im)possible union des gauches, etc. Rien de très surprenant du côté des élites et de leurs médias : toutes les occasions sont bonnes pour taper sur leur « ennemi numéro 1 » du moment.

Du côté de la gauche cependant, quelques débats plus intéressants ont émergé de tout cela : quel lien y a-t-il entre les formes d’organisations et les stratégies politiques, quels moyens conditionnent quelles fins, comment se nouent ou se dénouent les relations entre efficacité et autoritarisme, [2] etc.

Malheureusement, dans tous ces débats, une fois n’est pas coutume, une part considérable du camp de l’émancipation est, comme souvent, invisibilisée : les partisan.es de la révolution, que l’on pourrait définir pour l’instant sommairement comme ceux et celles qui se posent la question de la révolution, en pensée comme en acte [3]. Les Gilets jaunes, les autonomes, les révolté.es de Nahel, les anarchistes, les féministes, les antiracistes, les syndicalistes, les queer révolutionnaires… Ces personnes qui font et ont fait vivre la lutte révolutionnaire sur le terrain depuis des années sont presque toutes absent.es (sans surprise) du commentariat politique de gauche comme de droite. Mais plus surprenant, ils.elles sont silencieux.ses. Au sujet de “La Meute”, de la France insoumise, du retour de la gauche, des suites à donner à nos révoltes, etc. Et ce, depuis quelques années maintenant.

Un silence qui se démarque de ce qui a eu lieu durant la dernière décennie. En effet depuis le début des années 2000 nous avions vu l’émergence d’une nouvelle génération qui avait, dans de nombreux pays, ciblé les organisations traditionnelles de “la gauche” au même titre que d’autres institutions conservatrices. Le rejet et même la colère formulés en mots comme en actes contre cette gauche auparavant hégémonique au sein du camp de l’émancipation, était souvent expliquée par le fait qu’elle ait perdu toute capacité de subversion [4] ou qu’elle soit intégrée et domestiquée à l’ordre politique dominant. Syndicats, partis, associations, leaders politiques, tout le monde en avait pris pour son grade.

Aujourd’hui, bien au contraire, et en France en particulier, le centre de l’attention semble être peu à peu revenu vers la gauche traditionnelle, et essentiellement celle qui se présente comme “radicale”, en la personne de Mélenchon et de la France Insoumise. Ce changement qui s’est opéré dans les dernières années a même abouti à un ralliement d’un nombre non négligeable d’ancien.nes autonomes [5]. Un fait inimaginable il y a encore quelques années car cette tendance libertaire avait, sûrement le plus explicitement, fait de la “mort de la gauche” [6] un objectif politique assumé. Si tous les prétextes sont bons pour les médias et la gauche libérale pour affaiblir depuis sa droite le parti de Mélenchon, au contraire chez les partisans de la révolution peu de voix s’élèvent pour questionner ce ralliement sans condition.

Mais alors comment expliquer ce changement d’atmosphère ? Sentiment d’urgence de la montée du fascisme ? Chocs causés par les défaites des révoltes ? Dégénérescence ou, au contraire, maturité du milieu libertaire ? Nous essayerons dans cette série de trois textes de réfléchir aux causes et conséquences de ce retour en grâce de la gauche traditionnelle au sein même des milieux révolutionnaires.

Nous reviendrons dans un premier volet sur le mouvement libertaire de la dernière décennie en France (1/3), puis nous tenterons de comprendre les raisons profondes du retour de la gauche, notamment autoritaire en réponse à la crise de la pensée libertaire et ce à travers la contre-révolution (2/3) et enfin, en partant des forces existantes, nous réfléchirons à une relation possible, depuis le bas, avec la France insoumise et aux pistes pour voir notre mouvement tel qu’il pourrait devenir : un mouvement révolutionnaire (3/3).

Mouvement réel, mouvement libertaire (1/3)

Dans cette première partie nous reviendrons sur le caractère libertaire du cycle de révoltes que nous avons vécu. Et, dans le cas de la France, nous essaierons de penser la trajectoire de la tendance appelée autonomie. De son ascension à son déclin.

Le fond de l’air

La dernière décennie a été marquée par une vague de révoltes et révolutions aux quatre coins de la planète ; tellement nombreuses et massives (numériquement les plus importantes de l’histoire en un temps si court) que nous pourrions parler d’une ère d’insurrections [7]. Si chaque contexte est bien sûr spécifique, on a pu reconnaître de nombreuses caractéristiques communes entre ces mouvements. L’une d’entre elle sur laquelle nous aimerions nous attarder ici fut l’importance des pratiques, idées et militant.es libertaires [8].

Même quand ces dernier.ères ne furent pas directement à la tête ou à l’initiative des révoltes comme au Brésil, en Tunisie, en Grèce, en Espagne, au sein des différents Occupy ou plus récemment en Indonésie, c’était l’atmosphère même des révoltes qui s’apparentait à la pensée libertaire ou anarchiste : Affrontements de rue (souvent sous la forme Black Bloc) et illégalisme assumé, pratique de l’occupation territoriale (immeubles, places, quartiers, villes), place de l’auto-organisation, de la spontanéité, du groupe affinitaire comme unité principale d’organisation, manifestations non déclarées, refus des chefs et de la représentation, refus de l’autoritarisme et pratique de l’horizontalité, refus de hiérarchiser les luttes, place de l’humour et de l’art sauvage, désir d’un changement immédiat et non pas remis à demain et bien sûr méfiance voir hostilité vis-à-vis des institutions de gauche traditionnelle, etc. Tout un tas de caractéristiques que nous avons pu retrouver aux quatre coins de la planète comme à Hong Kong (2019), en Birmanie (2020), en Syrie (2011), en Biélorussie (2020) ou au Soudan (2018) pour ne citer que quelques exemples. Dans plusieurs de ces mouvements, la faiblesse, le rejet ou même l’absence de la gauche et des formes contraignantes et/ou folklorique de ses organisations traditionnelles a permis le déploiement d’une politique de la quotidienneté partiellement émancipée et donc enfin capable de réinventer des formes d’organisations, des idées ; et surtout de redevenir une menace.

En regardant en arrière et au-delà de la France, on voit qu’effectivement, sans pour autant que les gens se revendiquent tous.tes autonomes ou anarchistes, portent des drapeaux noirs ou du adidas, quelque chose dans le sens commun du mouvement réel [9] était bel et bien libertaire. Insistons que ces idées et surtout ces pratiques, ont largement débordé les milieux anarchisants traditionnels et sont apparues au sein du mouvement réel non-partisan [10] dans toutes ses franges en révoltes [11]. Mais aussi chez d’autres milieux ou mouvements politiques : mouvement féministe et queer, mouvement écologiste, alter-mondialiste, mouvement kurde, etc. : tous se sont trouvés irrigués par un ruissellement libertaire. Il n’est pas anodin que le PKK et les Zapatistes, deux des dernières organisations révolutionnaires de masses de notre époque, toutes deux issues à l’origine du marxisme-léninisme, se soient convertis idéologiquement à la pensée libertaire.

Dépassant très largement les petits groupes ou expériences anarchistes préexistantes, dans les soulèvements les plus avancés, ce fond de l’air a pris une forme populaire et de masse touchant du bout du doigt ce que nous pensons être l’horizon libertaire par excellence : l’émergence de pouvoirs populaires. C’est-à-dire l’institution d’espaces d’auto-gouvernement (Communes, caracoles, conseils territoriaux, assemblées populaires, etc.) où les gens ont pris le pouvoir sur leur quotidien et leur territoire sans qu’aucun parti ou gouvernement ne leur dicte quoi faire et où ils exercent sans attendre leur capacité à se gouverner eux-mêmes et à prendre en main (au moins partiellement) leur vie quotidienne et la reproduction de celle-ci.

C’est ce qui est arrivé de façon encore embryonnaire et parfois balbutiante sur les places de Tunis, New York, Maidan, Tahrir, etc. ; sur les ronds-points de Gilets jaunes, dans les assemblées territoriales et féministes en Amérique latine, ou bien encore en Syrie, à l’échelle de villes entières, à travers les conseils locaux de la révolution dans les territoires où le régime d’Assad était parti.

Et enfin, sûrement dans sa forme la plus poussée, au Soudan sous la forme de comités de résistances organisés par quartiers entiers capables d’organiser la révolution et même d’essayer d’en dessiner les suites à travers l’écriture collective d’une « charte révolutionnaire pour l’autorité du peuple » [12]. Ce qui n’était alors qu’un horizon lointain et souvent fantasmé pour tant de libertaires sous le nom de Commune [13], avait subitement pris forme dans plusieurs révolutions de notre époque (souvent sans qu’ils s’en aperçoivent) et à une échelle rarement égalée.

Néanmoins, incapables de peser durablement sur les suites des soulèvements et touchant leurs propres limites, dans la grande majorité des cas, ces formes nouvelles et territoriales de pouvoir locaux furent balayées par la contre-insurrection, ou progressivement mises au second plan par les récupérations de gauche [14] comme de droite [15], ou tout simplement par l’épuisement.

Le retour de la politique sauvage

Révoltes libertaires et apparition de pouvoirs populaires naissants, tout ça est loin d’être unique dans l’histoire. De nombreuses périodes historiques ont connu ce type d’explosions destituantes où le mouvement réel déborde des digues construites non seulement par le pouvoir établi, mais aussi par sa prétendue opposition : les années 60-70 n’étant qu’une des périodes les plus connues avec ce rejet radical de la gauche stalinienne et soviétique de la part d’une grande partie de la jeunesse et du mouvement ouvrier.

La dernière décennie fut un retour de ce que Charles Reeve nomme socialisme sauvage [16], Jean Tible Politique Sauvage [17] ou même Pacôme Thiellement les sans-roi [18]. Ces formes d’expression de la révolte qui tentent de faire vivre la révolution ici et maintenant, qui refusent la médiation d’institutions même de gauche, et qui émergent pour s’opposer à l’autoritarisme, au conservatisme du système, mais aussi à son ennemi historique au sein de son propre camp : le socialisme des chefs. Cette mouvance qui considère que le mouvement réel doit être dirigé par une avant-garde éclairée (les chefs) pour arriver à ses fins.

Les raisons de ce retour du mouvement libertaire sont nombreuses [19] et si nous ne les approfondirons pas dans ce texte, on peut tout de même citer une des hypothèses que nous retenons : plusieurs des pays où les révoltes ont éclaté ont déjà connu de près ou déjà vécu “la gauche” (socialiste, communiste, démocrate) au pouvoir et celle-ci est souvent assimilée, soit à un cauchemar autoritaire dans sa version radicale (Syrie, Biélorussie, Ukraine, Hong Kong, Libye, Kazakhstan), soit à une succession de trahisons et de compromissions avec le pouvoir capitaliste pour sa version libérale (Partis “socialistes” en France, Espagne, Grèce, etc. ; Convencion au Chili ; Démocrates aux USA, etc.).

Ainsi, une fois terminée l’éphémère période de “la fin de l’histoire”, censée symboliser la victoire définitive du libéralisme et du capitalisme contre le communisme (mais qui n’a finalement duré, au mieux, qu’entre la chute du mur de 1989 et l’insurrection zapatiste de 1994) et au moment de se révolter à nouveau contre l’ordre injuste et invivable de l’Empire, les peuples se sont plutôt tournés vers les rares référents disponibles pouvant incarner la résistance et qui n’avaient pas été totalement discrédités : la pensée et surtout la pratique libertaire ou anarchisante d’une part. Mais aussi l’islamisme, beaucoup plus structuré idéologiquement, organisationnellement et avec des propositions quant à l’après de la révolte.

L’attitude de la grande majorité de la gauche mondiale face à ce cycle de révoltes confirma d’ailleurs en grande partie la défiance initiale. Quand les révoltes n’utilisaient pas suffisamment les référents de gauche (drapeau rouge, chansons traditionnelles, mots d’ordre classiques), celle-ci a adopté une attitude indifférente (Soudan et Myanamar : sûrement aussi par racisme) ou méprisante (contre les Gilets jaunes à l’étranger et en France même), voire carrément contre-révolutionnaire quand ces mêmes révoltes contredisaient leurs dogmes géopolitiques ou politiques. Soutenant parfois explicitement ou implicitement la contre-révolution dans le cas de Hong Kong (2019), de l’Iran (2019,2022), de la Syrie (2011), du Liban (2019) ou de l’Ukraine (2014) [20]. Dans d’autres cas, comme au Chili (2019), en Espagne (2011) ou en Grèce (2011), une gauche se présentant comme radicale, nouvelle et en rupture avec la gauche libérale, a été bien moins chahutée dans les révoltes et est même parvenue à se présenter comme une continuation des mobilisations lui permettant de se faire une place au pouvoir. Suscitant par conséquent un intérêt bien plus important de la part de la gauche internationale. Pourtant, là-bas aussi ces nouveaux.lles élu.es ont bien vite ressemblé aux politiciens qu’ils prétendaient combattre. Incapables de briser voire même d’infléchir le statu quo.

La France : Acmé et chute de l’autonomie

Mais revenons au cas français. Depuis le début du siècle, la France a été le théâtre comme au Chili, au Soudan ou en Iran et dans tant d’autres pays, d’une montée en puissance progressive du mouvement réel. 2005 : révolte des banlieues pour Zyed et Bouna, 2006 : mouvement contre le CPE ; 2008-2018 : lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et mouvement des ZAD ; 2016 : mouvement contre la loi travail ; 2016 (mort d’Adama Traoré) ; 2017 (viol de Théo) et mouvement contre les violences policières ; 2017 : mouvement #MeToo ; 2017 : collages contre les féminicides et bien d’autres encore. Pendant une grosse dizaine d’années, se sont succédé une série de mouvements de contestation de plus en plus inventifs et subversifs contre l’ordre établi.

Comme ailleurs, cette série de mouvements a vu arriver la contagion des idées et pratiques libertaires. Et un mouvement en particulier a, à plusieurs reprises, défrayé la chronique : le mouvement autonome.

L’autonomie, comme mouvement politique, se laisse (volontairement) difficilement définir. On utilise le terme ici pour désigner ce courant politique (dont la filiation historique vient directement du mouvement autonome italien des années 70 [21]) se caractérisant par une série de principes, pratiques et codes : anti-étatisme et anticapitalisme, rupture avec les partis et les syndicats (décrits comme des institutions compromises avec le système), illégalisme, squat, vol et auto-réduction [22], le refus de séparer la politique et la vie, la pratique de l’émeute, le refus de l’idéologie (en théorie) et de l’autoritarisme. Et bien sûr une croyance en la révolution comme nécessaire rupture qui doit s’incarner aussi ici et maintenant et non pas une fois que « les conditions objectives » sont réunies comme le disaient de nombreuses organisations socialistes au XXe siècle.

Au-delà d’une histoire et d’une esthétique propre, les racines philosophiques et politiques de l’autonomie s’entrecoupent avec l’anarchisme et certains communismes hétérodoxes. Il existe bien sûr plusieurs tendances au sein de l’autonomie. Les deux branches principales partent généralement de ce que les Italien.nes nommaient l’autonomie ouvrière, marxiste, opéraiste et l’autre l’autonomie diffuse, plus proche de l’anarchisme, de l’insurrectionalisme, du post-modernisme ou du situationnisme. En France, ces deux tendances (et surtout la seconde) ont été incarnées notamment dans les ZAD, le cortège de tête, les textes du Comité Invisible, l’expérience des réseaux mutu, la profusion de cantines populaires, de communautés politiques, de groupes affinitaires, etc.

Le courant de l’autonomie qui a eu l’impact et la renommée nationale, voire internationale la plus importante fut nommé par ses détracteurs « Appellisme » en référence à l’écriture et à la publication du texte fondateur de cette tendance : Appel [23], écrit en 2003. Si cette tendance trouve son origine théorique dans la revue Tiqqun parue en 1999, elle s’est essentiellement faite connaître à travers trois livres signés Comité Invisible et « l’affaire de Tarnac ». Elle fut longtemps l’une des tendances les plus organisée et la plus large [24] de l’autonomie. Si les « appellistes » eux-mêmes se refusent à toute catégorisation et raillent l’idée même que quelque chose comme l’appellisme puisse exister, on peut néanmoins tenter de décrire de façon forcément incomplète [25] les objectifs originaux proposés par les textes de référence :

1 : Tenter de réarticuler construction et destruction au sein du mouvement autonome.
2 : Remettre au goût du jour la stratégie à une époque où elle était souvent absente de certaines idéologies anti-autoritaires.
3 : Réapprendre à penser le temps long de la construction révolutionnaire sans retomber dans une acception classique et rigide du parti.

“Détruire la gauche’ était alors un corollaire de tout cela, pour que ces perspectives puissent s’imposer il fallait en finir définitivement avec l’éternel retour de la gauche comme unique débouché des mouvements de révolte [26]. D’où résultait une stratégie qui mêlait interventions de rue confrontationnelles, construction d’agents d’énonciation stratégiques (d’abord sous différents noms dans différentes situations, puis à plus grande échelle avec le Comité Invisible), perturbations des moments de recomposition de la gauche, et établissement d’une série de lieux et de moyens matériels liés entre eux par cette perspective stratégique.

Pour y parvenir, la recherche de nouvelles formes d’organisation était centrale et ce, notamment à travers une espèce de parti conspiratif peu formalisé et non public. Ce dernier fût composé de plusieurs collectifs politiques de vie présents dans une quarantaine de villes en France et dans le monde. Participant à la plupart des soubresauts de l’époque depuis les mouvements sociaux en France jusqu’aux révoltes en Grèce, aux USA et même dans les pays arabes, cette expérience, clivante [27] et motrice à la fois pour l’ensemble de l’autonomie, s’est terminée en tant que force organisée, en 2018 du fait de contradictions internes exacerbées par des désaccords stratégiques au sujet des suites à donner à la victoire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de l’irruption du féminisme et de l’intersectionnalité au sein d’une autonomie qui les avait largement écarté, et enfin en raison d’une division entre des partisan.tes d’une hypothèse territoriale de long terme et d’autres d’une forme métropolitaine offensive insaisissable donc peu ancrée.

Malgré la fin de cette expérience, une large partie de leurs idées (à travers le site lundimatin, le media Contre-Attaque, les éditions la Tempête, par exemple) ainsi que l’infrastructure matérielle construite au fil des années (lieux, réseaux, militant.es en France et ailleurs) existe encore et on retrouve quelques ancien.nes membres de cette “camaraderie” dans bon nombre d’espaces politiques qui cherchent difficilement à dépasser les limites rencontrées par le mouvement révolutionnaire (Soulèvements de la Terre, Syndicat de la Montagne limousine, etc.).

L’autonomie dans toutes ses composantes, pris part activement aux différentes luttes entre 2005 et 2018. Le grand public la connaît surtout en raison des actes offensifs du black bloc ou alors des “antifa”, et même si les affrontements physiques avec la police et la casse en manifestation était une part importante, voire constitutive, du mouvement autonome, ils n’étaient que la part la plus visible et bankable médiatiquement d’un mouvement large aux pratiques diverses. L’élargissement et les rencontres avaient souvent lieu à l’occasion de mouvement traditionnels lancés par la gauche [28] (CPE 2005 ; mouvement pour les retraites 2010-2011 ; loi travail 2016 ; mouvement d’occupations d’université 2018) et ce sont avant tout les pratiques, la subversion de la politique traditionnelle (notamment de gauche) ainsi que la radicalité des militants autonomes qui séduisirent certaines parties de la société, en premier lieu une jeunesse de classe moyenne de plus en plus précarisée des grandes villes aux perspectives peu réjouissantes ainsi qu’une classe moyenne ou populaire plus âgée, politisée à gauche mais dégoûtée par le gouvernement Hollande et ses énièmes compromissions.

Durant toutes ces années de montée en puissance du mouvement réel, nous avons vu la gauche syndicale et électorale, auparavant hégémonique au sein du champ de la contestation, se réduire jusqu’à être dépassée par des militant.es ou des révoltés sans affiliations. Une multitude de petits groupes, politiques, d’ami.es, de lycéen.nes, de collègues, de syndicalistes en rupture avec leurs directions firent grossir peu à peu ce qui n’était auparavant qu’un milieu réduit comptant seulement quelques milliers de personnes. Et c’est à l’occasion de la loi travail que militant.es autonomes (notamment sa frange appelliste) et leurs idées furent le plus visibles et audibles au sein de la contestation générale. Les murs étaient tapissés de slogans autonomes [29], les assemblées de facs tenues habituellement par la gauche traditionnelle (UNEF, NPA) étaient rendues impossibles par leurs perturbations, les blocages étaient lancés ou massivement rejoints par eux.elles, les rues, les manifestations sauvages, la rencontre entre libertaires divers durant Nuit debout, etc. Et bien entendu émergea la forme la plus symbolique de ces années d’autonomie : le cortège de tête.

Refusant de continuer à défiler en ordre rangé derrière les syndicats et les partis, des militant.es autonomes et des lycéen.nes insubordonnés prirent la tête des cortèges durant le mouvement contre la loi travail, non sans heurts violents avec les services d’ordre des syndicats, puis avec la police. Mais après quelques manifestations, les syndicats décidèrent finalement d’abandonner la tête et nous avons pu assister dans plusieurs villes en France à des manifestations où une tête de cortège festive, offensive et sans drapeaux de parti ou syndicat (autonome dans son sens premier donc) était plus de deux ou trois fois plus importante que la partie syndicale [30]. Chacun de ces mouvements sociaux, la loi travail en particulier, vit fleurir dans son sillage une multitude de petits mouvements de contestations plus ou moins localisés, de grèves sauvages, la profusion de centaines de micro-groupes, d’occupations d’universités ou de maisons vides, la création d’auto-médias, de cantines, etc.

Selon nous, si l’autonomie a été forte pendant cette décennie et a tant grossi, ce n’est pas parce qu’elle aurait « recruté » de nouveaux membres, été très forte en propagande, doté de grands moyens ou d’une stratégie particulièrement élaborée. C’est avant tout qu’elle comprenait et qu’elle partageait les affects destituant de son époque : ce refus de la politique politicienne, gauche comprise. Qu’elle partageait ce désir de faire plutôt que de discourir. Ce désir de rupture avec le statut quo : de renversement des régimes, des petits-rois, des politiciens, des institutions. Et qu’elle était capable de transformer en pratique des idées et des tendances à agir qui étaient déjà présentes dans la société.

Raison aussi de son succès sur le plan culturel selon nous : les franges les plus organisées eurent une influence réelle sur les mots d’ordre et sur ces mouvements, mais n’essayèrent jamais d’en prendre la direction ni de s’en faire les représentants. Par refus de l’avant-gardisme ou alors par compréhension que cela était impossible étant donné le niveau de défiance envers toute forme de leadership au sein de tous ces mouvements. On pourrait résumer en disant que le mouvement autonome parvint partiellement au moins, à fusionner avec le mouvement réel et à bel et bien devenir l’eau plutôt que le poisson dans l’eau [31]. Nous donnant un indice furtif de ce à quoi pourrait ressembler un mouvement révolutionnaire.

Malheureusement, à l’époque comme aujourd’hui, bien peu de militants autonomes (nous y compris) saisirent entièrement la place que nos idées prenaient au sein du mouvement réel et comme dans d’autres pays (le Brésil étant l’exemple le plus parlant tant les libertaires furent à l’origine de la révolte de 2013) ils.elles furent incapables de confirmer l’essai pour devenir réellement menaçant pour les élites. C’est-à-dire non pas épisodiquement, mais sur la durée.

Inattendus pour beaucoup, le prolongement et l’approfondissement de ces mouvements et donc la menace réelle vinrent de territoires inattendus. Et l’arrivée de ce qu’attendait depuis toujours l’autonomie : une insurrection populaire, signifia aussi la fin de l’autonomie telle que nous l’avions connue.

Massification et chute de l’autonomie : les gilets jaunes

Le mouvement des Gilets jaunes fut à la foi la confirmation de l’approche et des pratiques de l’autonomie : manifestations non déclarées, offensivité, sortie des formes traditionnelles de la contestation, occupations territoriales, construction de cabanes, refus de représentation, de la droite comme de la gauche, désir affirmé de révolution. Un mouvement autonome massif et sans A majuscule (car non rattaché à l’idéologie et à la tradition de l’Autonomie) ; mais paradoxalement ce fut aussi le moment où l’on vit le passage des autonomes à l’arrière-garde du mouvement réel. Dans le sens où ils tentèrent de suivre et comprendre la révolte plutôt qu’ils ne la menèrent culturellement et pratiquement.

Très peu présents sur les ronds-points, dans le leadership du mouvement, dans les propositions des suites (comme le RIC), ils furent dans un premier temps et comme la majorité de la gauche, essentiellement dans une position critique [32]. Et si de part et d’autre, une partie d’entre eux participèrent activement au mouvement de diverses manières (Maison des Peuples de Saint Nazaire, groupe de Rungis, cabane de Montreuil ou de Commercy, éclosion du média Cerveaux-non-disponibles, journal Jaune à Toulouse, caravane GJ sur la montagne Limousine, pour n’en citer qu’une partie) la grande majorité des autonomes ne participèrent qu’au moment de manifestations et adoptèrent une attitude proche de celle qu’ils reprochaient historiquement aux milant.es gauchistes : surplombants, perturbés par le contact avec le populaire et l’impur, figé.es dans leurs propres pratiques, critiquant l’émergence du nouveau, utilisant un vocabulaire peu compréhensible et idéologique, etc. Si les appellistes adhérèrent peut-être plus rapidement au mouvement dès ses débuts [33], même ceux et celles qui étaient censé.es être le mieux préparés à l’insurrection étant donné qu’ils l’avaient annoncée [34], eurent une influence quasi nulle dans celle-ci une fois venue. Le hasard faisant que la force qu’ils avaient construite les années passées n’existait alors plus en tant que telle depuis peu. Minée par les divisions internes, ils restèrent incapables de proposer une approche coordonnée et impactante de l’événement.

Et si, passés les débuts du mouvement, des tentatives comme deux événements importants sur lesquels on ne reviendra pas en détail ici, à savoir la tentative de l’assemblée des assemblées [35] ainsi que la manifestation sur les Champs Élysées du 16 mars 2019, ont été proposé par l’autonomie, celle-ci n’a pas été capable de rencontrer réellement le mouvement. C’est-à-dire d’être bouleversée et par conséquent transformée par l’événement. Seul moyen de, à son tour, transformer la révolte. Après une décennie de montée en puissance, les autonomes se sont à l’époque retrouvé.es démunies, voire sidérés face à l’irruption bien réelle d’un mouvement insurrectionnel. Comme si, avant de l’avoir vécu, personne n’y croyait vraiment.

Ce rendez-vous manqué et l’impact qu’il a eu sur le mouvement libertaire nous pousse à penser que, plus que le Covid, qui est souvent cité pour l’expliquer, ce sont les Gilets jaunes qui sont la cause principale du déclin de la frange organisée du mouvement réel qui leur préexistait. Dans toute sa diversité. Comment continuer après cela ? Comment recommencer les manifestations ? Comment comprendre cette faiblesse et ce retard ? Quelles limites le mouvement avait-il réellement ? Ce n’est pas un hasard si le cortège de tête ne reviendra plus après cette date ou alors sous une forme ritualisée, inoffensive et sans joie.

Si un sentiment d’occasion ratée persiste depuis ce jour, il ne faut pas être trop dur avec nous-mêmes : les moments de révolte d’une telle ampleur sont souvent surprenants et souvent des occasions de bouleversement (a posteriori) et donc de recomposition des milieux révolutionnaires (68 en fut un qui aboutit à l’autonomie en Italie, le printemps des peuples de 1848 à l’émergence d’un mouvement ouvrier organisé, etc.). La théorie y est souvent fracturée par le réel. On attendait une révolte des quartiers populaires ou une insurrection anticapitaliste et c’est finalement une jacquerie populaire qui a lieu. On souhaitait une grève écologiste de masse et c’est finalement un mouvement contre une taxe dite écolo. On pensait que ça serait le peuple de gauche se soulevant contre le capitalisme, mais le peuple de gauche était absent et à la place c’est un “peuple” ni de gauche ni de droite mais pourtant bel et bien révolutionnaire qui s’est soulevé pour tenter d’attaquer le “système”.

Si peu d’ouvrages, articles ou discussions publiques pertinents ont vu le jour depuis l’intérieur du mouvement pour illustrer ces débats, cela n’a pas empêché de nombreuses discussions internes et de tentatives d’avoir lieu. On a ainsi vu quelques expériences balbutiantes émerger dans les années qui ont suivies mais sans grand succès (Akira ou Acta par exemple), limitées par de trop nombreuses contradictions internes et une réflexion théorique et stratégique encore non-aboutie.

Mais avec le temps, la réflexion stratégique a semblé ralentir et dans les dernières années c’est plutôt un affaiblissement, voire une dispersion de l’autonomie à laquelle on a assisté. Le manque d’espace commun dans lequel se retrouver et imaginer la suite, a poussé une partie des autonomes à se rabattre sur ce qu’ils connaissaient le mieux ou ce qui faisait le plus de sens dans la période selon eux.elles : l’écologie pour certain.es, la construction territoriale pour d’autres, le féminisme ou encore l’internationalisme. Mettant de côté parfois ce qui faisait la force de l’autonomie : un mouvement transversal et révolutionnaire (qui s’attaque à tous les aspects de la vie et du pouvoir), mais approfondissant parfois certains des autres aspects de la lutte auparavant dilués dans cette vocation de l’autonomie d’attaquer le pouvoir sur tous les fronts.

Aujourd’hui, à l’exception notable des Soulèvements de la Terre, mais qui s’éloignent progressivement de cette tradition et sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans les deux prochains textes, l’autonomie est devenue presque inexistante en tant que force cohérente et reste marquée par son manque de perspectives, de vision stratégique et surtout d’inventivité. Cette dernière étant sans doute la qualité principale qui lui avait permis d’ouvrir une brèche dans la monotonie gauchiste lors de la décennie précédente.

Au-delà des militant.es autonomes s’identifiant comme tels, la plus grande part des gens qui avaient pris part à tout ça, s’étaient retrouvés de près ou de loin dans ce puissant mouvement libertaire et qui parfois, avaient cru la révolution possible, sont repartis à leur vie, rattrapés par la fatigue, les galères de la vie quotidienne, dégoûtés souvent du résultat et à nouveau isolé.es, déprimé.es sombrant souvent dans le cynisme et l’impuissance face à un monde de plus en plus violent. Continuant à débattre au bar ou à la machine à café, à aller épisodiquement manifester (pas pour tout le monde), mais presque de manière automatique, sans y mettre le cœur. Et à raison : comment croire dans une manifestation syndicale ou dans un black bloc antifa quand on a connu les Gilets jaunes ?

Crise du mouvement libertaire et persistance du mouvement réel

Si, en plus des Gilets jaunes, le Covid contribua sans doute à affaiblir le mouvement de contestation, ce dernier repris vite de l’ampleur et les rues furent de nouveau envahies avec le mouvement contre la réforme des retraites de 2022 où plusieurs millions de gens manifestèrent pendant plusieurs mois. Pourtant ce mouvement fut représentatif du repli de l’autonomie mais aussi du début du retour en force de la gauche traditionnelle. Ce mouvement fut massif (et notamment dans les petites et moyenne villes, conséquence à retardement des Gilets jaunes) mais les syndicats restèrent entièrement décideurs et dictèrent à nouveau la marche à suivre. En miroir des mouvements précédents, les pratiques d’auto-organisation et l’inventivité furent quasi-absentes. “L’autonomie qui manque” entendait-on à l’époque.

Mais si ce mouvement fut la démonstration de la faiblesse du mouvement libertaire, le mouvement réel quant à lui ne se fit pas beaucoup attendre pour insister à nouveau sur les fissures et les contradictions de la société aussi bien que de la gauche. Peut être inspiré par les Gilets jaunes, une fois passé ce mouvement relativement classique et finalement inoffensif, les années qui ont suivies ont vues plusieurs segments de la population se révolter à leur tour contre l’État Français. La révolte pour Nahel en juin 2023 tout d’abord : plus grande révolte des quartiers populaires de l’histoire de France de par son intensité (près d’un millier de bâtiments publics, banques et supermarchés brûlés en seulement quelques nuits [36]) ; insurrection en Kanaky en 2024 ; révolte des agriculteur.rices 2024, mouvement en Martinique. Si chacun.e de ces mouvements comprenait son lot de limites [37] et surtout fut incapable ne serait-ce que d’esquisser un rapprochement entre les uns et les autres, cela reste une succession de cinq révoltes (d’éclatements populaires qui sortent totalement des formes encadrées, traditionnelles et légales de la contestation) qui ont frappé la France entre 2018 et 2025. Montrant les contradictions de plus en plus fortes de la société française, faisant certainement de la France, aux côtés des États-Unis, un des pays occidentaux au plus haut potentiel insurrectionnel.

Malgré une époque clairement marquée par la pensée, la pratique et le mouvement libertaire, cette période a aussi démontré les limites et impasses du mouvement : difficultés à composer avec ce qui n’est pas “pur”, c’est-à-dire qui ne partage pas les mêmes codes, les mêmes mots, le même drapeau ; à connecter les révolté.es entre eux.elles ; dispersion et manque de capacité de coordination et de mutualisation ; absence de plan d’intervention conséquent ; naïveté quant aux intentions et capacités d’interventions d’autres forces partisanes ; faiblesse de sa stratégie de long terme pendant le mouvement ET hors mouvement.

En suivant David Graeber, on pourrait dire que le mouvement libertaire en France comme ailleurs a été pris par le choc de sa propre victoire culturelle. Un mouvement pensé comme a-hégémonique était devenu hégémonique au sein du camp de l’émancipation. Ne sachant que faire de cette force, comme tant de fois dans l’histoire, les libertaires ont laissé le pouvoir à ceux qui n’en sont pas encombrés (extrême droite ou gauche “radicale”) et se sont repliés dans des territoires plus familiers, plus simples (petits collectifs, associations, luttes ou communautés locales, etc.).

Pour ce qui est de l’autonomie en particulier, la révolte des Gilets jaunes et celles qui l’ont suivie, plutôt que d’être des moments de confirmation, ont agi comme un révélateur des dérives possibles de cette tendance quand elle s’enferme sur elle-même : idéologique ou identitaire, extrêmement blanche et élitiste, centrée sur la France, voire sa propre localité, ne parvenant pas à dialoguer avec le populaire ou l’autre quel qu’il soit (étranger, issu de l’immigration, du monde rural, etc.) Des dérives qui ont, à bien des moments, réduit le mouvement autonome à un simple “milieu” parmi d’autres. Donc inoffensif et fait de normes et règles non écrites et, au final, conservatrices.

De manière générale, toutes ces limites mettent en lumière une crise de la stratégie et de la pratique libertaire. Cette crise ne se limite d’ailleurs ni à la France ni aux libertaires. Elle touche l’ensemble des révoltes des dernières années, sans perspectives de changements profonds ou d’alternatives. Dernière démonstration que l’époque était libertaire. Sa crise a entraîné celle de l’ensemble du mouvement de luttes né de nos révoltes.

Reprendre

Ce ne sont finalement pas les défaites apparentes successives qui nous donnent le plus un sentiment d’échec. Les révolutions les plus puissantes sont toujours bâties dans les brèches ouvertes par des tentatives passées et sur les leçons qu’elles délivrent aux révolté.es. Notamment sur les impasses rencontrées. « Les révolutions profondes sont rendues possibles par des séquences de soulèvements qui rencontrent et dépassent leurs limites, à la recherche de cette rupture par insistance. » [38] La Commune de Paris s’est appuyée sur la défaite de 1848, la révolution russe de 1917 sur celle de 1905 où sont inventés les soviets, la révolution soudanaise de 2019 sur les mouvements étudiants de 2013 où les comités de résistances y avaient déjà été esquissés ,etc. Aucune de ces révolutions n’était aboutie ou totalement victorieuse mais chacune, prise successivement, fut plus profonde que la précédente.

Ce que l’on regrette le plus, c’est l’incapacité (pour l’instant) du mouvement libertaire de faire de ces révoltes successives une étape, un palier sur lequel bâtir. Bâtir un mouvement capable de se maintenir aussi bien dans les victoires que dans les défaites. Un mouvement libertaire capable à nouveau et plus largement encore de faire fusion avec le mouvement réel en révolte successive afin de donner naissance à véritable mouvement révolutionnaire. C’est-à-dire une force, une écologie dirait Rodrigo Nunes [39], consciente d’elle-même et composée de multitudes d’organisations, groupes, médias, bandes, quartiers, etc. unis (mais pas uniformes) derrière un cap commun : une rupture révolutionnaire et la construction d’un monde égalitaire.

Malheureusement ce n’est actuellement pas le chemin que sont en train de prendre les libertaires dispersés par les défaites. Et profitant du découragement et de l’impuissance, c’est un retour discret mais déterminé qui a commencé : celui de la gauche. Chantant ce vieux refrain bien connu, qui, en faisant mine de célébrer le retour du mouvement réel nous commande en réalité de le raccompagner dans le « droit chemin » et nous dit à toutes : « Cette nouvelle politique est fantastique, mais elle semble avoir atteint ses limites ; nous avons besoin... de l’ancienne politique » [40].

Dans le prochain épisode nous tenterons de comprendre : Qu’entend-on par contre-révolution ? Quels sont ses outils ? Qui profite de nos défaites ? Comment la gauche est-elle revenue en force ?

Lucas Amilcar
lucas_amilcar at riseup.net

[1NDLR : Nous avons hésité à publier ce texte. Parfois, ce sont les points d’énonciation les plus proches qui nous agacent le plus. Ici, certaines catégories politiques convoquées pour analyser l’évolution des tendances révolutionnaires hexagonales nous semblent peu opérantes. S’il y a bien eu de microscopiques milieux autonomes dans quelques grandes villes de France dans les années 80, il n’y a jamais eu de mouvement autonome au sens historique du terme, voir La Horde d’Or de Moroni et Balestrini, ou Autonomie ! de Marcello Tari à ce propos. Quant à la tarte à la crème de « l’appellisme » qui a longtemps nourrit les rapports de police autant que le ressentiment militant, il faudra prendre un jour le temps d’en tirer les quelques enseignements qui nous prémunissent autant de la mythification que de la mystification et du ridicule. Cela dit, ce texte de Lucas Amilcar a le grand mérite d’ouvrir des questions importantes et ambitieuses, d’où sa publication malgré les incompréhensions.

[3Une conception qui n’exclue donc pas a priori les militant.es de la FI qui se définissent comme une des composantes d’une “révolution citoyenne” au long cours. Nous y reviendrons dans le 3e volet de ce texte

[4Abandon de la perspective révolutionnaire d’une large partie du syndicalisme en occident et de transformation en outil de cogestion du capitalisme ; liens historiques entre démocraties parlementaires et autoritarisme ; compromissions innombrables des partis socialistes avec le capitalisme ; obsession pour le recrutement, slogan sans vie et sans actes etc.

[5Partisans de l’autonomie, ce courant politique révolutionnaire qui fait de l’autonomie au capitalisme, à l’État mais aussi aux partis et aux syndicats un objectif.

[6Nous y reviendrons mais cela entendait que la gauche était souvent considérée par l’autonomie comme un obstacle sur le chemin de la révolution. Rappelant cette phrase de Dionys Mascolo : “Le contraire d’être de gauche, ce n’est pas être de droite, c’est être révolutionnaire.”

[7Constat que l’on retrouve par exemple dans les livres Révolutions de notre temps, If we burn de Vincent Bevins et Pour une politique sauvage de Jean Tible.

[8Ici entendu au sens de ceux et celles qui considèrent que la révolution comme la société doit être organisée par en bas et non pas par en haut ; qui refusent de confier son pouvoir entre les mains d’un gouvernement, un chef, un mari, un patron ou un état et enfin qui défendent que la liberté ne va pas sans l’égalité.

[9Terme que nous utilisons ici en reprenant les mots de Marx pour définir toutes les personnes qui se soulèvent pour abolir l’état actuel des choses.

[10Non affiliés à une idéologie ou à une tendance politique définies.

[11Sans pour autant qu’il y ait systématiquement de conversion idéologique aux tendances libertaires bien entendu.

[12Au sujet de l’impressionnante expérience révolutionnaire soudanaise nous recommandons de lire le très bon média Sudfa-media et par exemple mais aussi d’aller à la rencontre et d’écouter les révolutionnaires soudanai.ses en exil, très nombreux.ses en France.

[13Pensons aux Commune de Oaxaca en 2006, de Oakland en 2011, ou à Nuit Debout en France qui toutes utilisèrent cet imaginaire

[14Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Boric au Chili

[15Militaire en Egypte, technocrates au Sri Lanka, Islamistes en Tunisie, fascistes au Brésil etc.

[16Le Socialisme sauvage. Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours. Charles Reeve, éditions l’Échapée.

[17voir Politique sauvage, Jean Tible, Éditions Terres de Feu.

[18Voir la formidable exégèse de l’histoire de France de Pacôme Thiellement “L’empire n’a jamais pris fin” - Blast

[19Hybridation entre pratiques anarchisantes d’activistes des sud et des nord pendant le mouvement anti-globalisation ; traumatisme des dérives des organisations classiques de gauche du XXe siècle ; importance d’internet qui permet de se passer de certaines capacités des organisations classiques ; incapacité des forces politiques d’assurer leur rôle de médiation face à une offensive brutale du capital, etc.

[20L’obsession d’avoir raison, plutôt que la reformulation théorique face au réel, a parfois des conséquences dramatiques.

[21Sur l’autonomie italienne on conseille l’excellent La horde d’or, Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle Éditions de l’Éclat, Autonomie ![ de Marcello Tari, éditions La Fabrique ou encore Années de rêves et de plomb d’Alessandro Stella, éditions Agone.

[22L’autoréduction est une pratique politique anticapitaliste qui consiste à imposer, de manière collective et militante, la baisse du prix d’un produit ou d’un service, voire sa gratuité.

[23Qu’il faut lire : https://libcom.org/library/appel

[24Le nombre réel de ce parti sans carte ni adhérent.e sera toujours difficile à quantifier mais on pourrait l’estimer à plusieurs centaines, voire jusqu’à peut-être un millier.

[25D’autant plus que nous n’avons connu ce mouvement de près qu’à partir de 2016 et jamais depuis l’intérieur.

[26Expression régulièrement utilisée par la gauche pour dire que toute révolte doit trouver un ’débouché’ institutionnel, le plus souvent par un vote à gauche, ou une reprise en politique parlementaire des revendications du mouvement.

[27Contre-coup des fantasmes positifs comme négatifs provoqué par une tendance qui a maintenu, jusqu’à aujourd’hui, une grande part d’opacité sur ses formes d’organisations et ses paris stratégiques, l’appellisme fut souvent critiqué par une bonne partie de l’autonomie. Et l’anathème “appelliste” utilisé pour disqualifier tout ce qui s’apparente de près ou de loin à de l’autoritarisme ou du « stratégisme » au sein de l’autonomie est encore utilisé aujourd’hui.

[28Une des nombreuses contradictions de l’autonomie qui, si elle critiquait avec virulence les syndicats et la gauche, dépendait presque exclusivement de ses appels pour se mettre en branle et toucher de nouvelles personnes.

[30Pour l’évolution du Black bloc au cortège de tête, voir https://taranis.news/2023/03/black-bloc-le-cote-obscur-de-la-force/

[31L’Insurrection qui vient, la fabrique

[32Pour la critique de la critique voir : https://paris-luttes.info/la-revolution-pour-ou-contre-11165

[34Notamment bien sûr dans L’insurrection qui vient mais aussi dans Premières mesures révolutionnaires aux côté d’Eric Hazan.

[35Très prometteuse mais vite délaissé par beaucoup de ronds-points Gilets jaunes et envahies par des militant.es de gauche qui n’avaient rejoint que tardivement et sans être transformé, le mouvement.

[37Notamment la révolte des agriculteurs totalement encadré par la FNSEA quasi-immédiatement

[38Révolutions de notre temps - Manifeste internationaliste des Peuples Veulent

[39Neither vertical nor horizontal - Rodrigo Nunes

[40Jasper Bernes et Joshua Clover cité dans Neither Vertical nor Horizontal

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