Antimatrix

Entretien avec Alessi dell’Umbria

paru dans lundimatin#293, le 21 juin 2021

Après une histoire populaire de Marseille, un livre sur la Tarentelle dans le sud de l’Italie ou encore des travaux sur les luttes au Mexique, Alessi dell’Umbria vient de sortir un livre plus théorique, Antimatrix, aux éditions La Tempête. « Car les concepts ne sont pas des reflets, ce sont des armes. » Dans cet entretien, il revient sur les principaux thèmes du livre : l’antiplatonisme, la disparition du récit, les récentes évolutions du capitalisme et les luttes qui lui font face, la place de l’argent et l’aménagement du territoire, en particulier dans les villes.

En lisant ton livre, que tu présentes construit « comme un roman noir », on ne trouve finalement pas d’explication directe du titre : Antimatrix. Mais ce que l’on peut sentir, c’est que toutes tes analyses de la société, de l’argent, de l’art, de la ville, de la drogue, bref, tout ce que tu brasses avec ce texte est ancré dans une expérience, dans un « angle mort » comme tu dis. Ce point de vue ancré était déjà très présent dans tes précédents livres, sur Marseille, sur le Mexique ou sur la Tarentelle du sud de l’Italie. Mais cette fois-ci, il y a quelque chose de plus « théorique ». Quelle est la continuité que tu ferais entre Antimatrix et tes livres plus « historiques » ?
On m’a déjà posé la question avant Antimatrix, tu t’en doutes. J’avais répondu qu’en fait, dans tout ce que j’écris, je raconte ma vie sans jamais parler de moi. Ce qui lie les livres que j’ai écrit avant Antimatrix, c’est déjà le fait d’envisager la vie comme voyage dans le monde, au sens tout autant poétique que géographique. Et voyager, ce n’était pas seulement partir explorer d’autres lieux, mais d’abord sortir des circuits imposés, vivre comme un fuyard dans son propre pays. Un voyage qui n’était pas seulement individuel, cela est important, un voyage qui se déroulait dans une communauté de l’expérience, en bonne compagnie, à Marseille, en Italie du Sud, dans le Mexique indigène et ailleurs… A travers ces différents ouvrages, se dégage un concept du commun, et Antimatrix correspond à un moment où il faut l’expliciter, ce qui implique de reprendre les concepts qu’on a déjà sous la main. Car les concepts ne sont pas des reflets, ce sont des armes. Comme une arme à feu, il faut de temps à autre les démonter, vérifier que les ressorts fonctionnent, bien graisser les divers éléments puis les remonter et s’assurer que l’arme soit prête à l’usage avant de repartir en première ligne.

C’est une fois le livre achevé que je me suis dit qu’il est finalement construit un peu comme un roman noir, même si je ne l’avais pas pensé ainsi en l’écrivant. Sauf qu’évidemment, là il n’y a pas de personnage pour mener l’enquête, et le secret qu’il faut lever est déjà public… Mais ce qui fait le piment du roman noir, c’est précisément cette incertitude dans laquelle il nous plonge tout au long de la narration -cette inquiétude, pour employer un beau terme hégélien. Je crois qu’on trouve ça aussi dans Antimatrix, qu’en penses-tu ?

J’aurais pu choisir un mode d’exposé plus systématique, et peut-être le ferai-je dans un ouvrage ultérieur, qui sait ? Mais vu que je revendique une totale liberté à l’égard des disciplines imposées à la connaissance -y compris le marxisme, dans ses diverses déclinaisons- je voulais suivre un cheminement un peu labyrinthique. Antimatrix va donc dérouter plus d’un lecteur et pour un livre où il est fait l’apologie de la dérive, c’est la moindre des choses que d’être déroutant, non ?… Il va aussi dérouter les libraires, qui ont parfois du mal à ranger mes livres dans leurs rayons ai-je entendu dire.

Tu parles d’un remplacement du récit par le commentaire. Je trouve que cela devient tellement totalitaire que nous sommes chaque jour sommés, avec rapidité, de prendre position sur des sujets que nous ne connaissons pas ou auxquels nous n’avons pas eu le temps de penser correctement. Est-ce qu’il n’y aurait donc pas un lien à faire entre disparition du récit et disparition de la pensée elle-même ?

« La disparition de la pensée »… La pensée n’a jamais été aussi riche, aussi complexe, avec une telle puissance de division et d’abstraction : mais en tant que radicalement séparée de la vie, investie dans la construction de dispositifs technoscientifiques toujours plus complexes et hors d’atteinte. C’est la rationalité instrumentale dont parlaient déjà tant de théoriciens voici un siècle. Quant à la possibilité d’une pensée comme connaissance critique du monde, et donc démontage méthodique de cette rationalité instrumentale qui constitue l’ossature de la pensée dominante, le commentaire spectaculaire est là pour en étouffer dans l’œuf toute possibilité.

Ce régime d’information fonctionne sur un mode impératif. Le paradoxe auquel il aboutit est qu’à force d’être informés de tout, nous n’avons plus connaissance de rien, car un tel régime tend à anéantir les conditions même de la transmission d’expérience. On en perçoit les conséquences –ainsi dans le mouvement des GJ, où des discours plus ou moins complotistes glanés sur les réseaux sociaux tendaient à s’imposer au détriment d’un échange d’expériences. Après, ce mouvement a constitué en lui-même une expérience inédite, qui en a fait redescendre beaucoup sur terre (il suffit de voir comment les GJ sont passés de « La police avec nous » du début au « Tout le monde déteste la police » de la fin…).

Je pense qu’il faudrait en arriver à déserter l’information, qui nous maintient dans une actualité permanente où les choses n’ont pas le temps de durer, mais juste celui d’apparaître et disparaître. Car toute la question est de faire en sorte que les choses durent de la bonne manière… Cela implique de faire la sourde oreille à ces agendas qu’impose le spectacle. Les échanges en temps réel détruisent toute possibilité de construire du récit, de même qu’ils empêchent toute discussion théorique de fond. 

Du récit se construit cependant… par exemple, lors du printemps 2016, les traces écrites que le cortège de tête laissait derrière lui sur les murs composaient une véritable poésie politique –encore plus riche que celle de mai-juin 1968. Tous ces tags pleins d’esprit composaient des éléments d’un récit qui prenait forme, peu à peu. Ils racontaient le mouvement, par son côté éphémère et inédit à la fois.

Le lien entre le récit et la connaissance critique du monde, c’est précisément ce que je me suis efforcé de construire. Je ne prétends pas avoir réussi, je prétends juste avoir essayé. De toutes façons, ce ne peut être qu’en tant que participation à une œuvre commune, au sens de Martin Buber (quel dommage qu’il ait fini sioniste, celui-là !). Non pas une narration, mais de la narration. Des récits à plusieurs voix, au sens où ils partent de lieux et de temps différents pour converger.

Ce que je voulais évoquer dans ce passage d’Antimatrix auquel tu fais allusion, c’est d’abord d’une aptitude commune à raconter, et dont les griots, les cantastorie et les rappeurs ne sont que la partie émergée. De moins en moins de gens savent raconter et la narration est désormais placée sous le régime de la fiction. Bien sûr le roman noir, la science-fiction dans leurs meilleures productions construisent des narrations mais le récit, comme pratique partagée par le commun, a pratiquement disparu. L’acte de raconter ne construit pas seulement une mémoire, une remémoration comme disaient les Grecs antiques, il offre la matière même de l’expérience en partage, qui devient alors un bien commun. Reconstruire cette pratique de l’oralité me semble être fondamental si l’on veut en finir avec le régime d’information du spectacle.

C’est vrai que cette centralité de l’expérience, de la « connaissance sensible » est très présente dans le propos du livre, en opposition à ce qui semble ton adversaire déclaré : le « Platonisme » et toutes ses conséquences, qui irrigue la pensée moderne. Ce phénomène de dénégation de l’expérience, tu le perçois ainsi déjà en germe dans le mythe de la caverne ! Ça fait loin ! Est-ce que ce qui caractérise l’homme occidental, et sa misère, c’est d’être devenu incapable de voir simplement ce qui est là, devant lui ?

Le primat de l’expérience ? certes… Le concret n’est pas le familier, réputé bien connu… Le concret ne peut apparaître qu’en tant que résultat, non comme point de départ… Ce résultat, il faut le produire, à partir de l’expérience, de la somme des expériences que nous pouvons être amenés à vivre.

Le mathématicien et logicien anglais Alfred Whitehead a dit un jour que toute la philosophie est une suite d’annotations des textes de Platon… et même si je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, le simple fait que beaucoup pensent ça m’oblige à lui planter deux trois banderillas en passant ! Du reste, je l’avais déjà fait dans Tarantella !... 

La pensée platonicienne qui se construit sur une séparation, celle du corps et de l’esprit, correspond à une séparation sociale –dans le monde où vit le philosophe, il y a ceux qui parlent à l’assemblée, et les autres qui doivent se contenter des besognes triviales, les femmes au foyer, les esclaves au champ et les métèques à la boutique. Ce qu’il proclame, c’est la transcendance absolue de la pensée par rapport au monde sensible. Et donc, au-delà de Platon, ce dont il s’agit en fait dans Antimatrix c’est de rejeter toute cette posture philosophique qui a fonctionné comme calomnie du monde. L’idéalisme platonicien, « si chrétien avant la lettre » disait Nietzsche, en a été le berceau... Pour connaître un peu la Grèce, je sais que tout ce qu’il y a de beau dans son histoire, depuis les rituels dionysiaques jusqu’au rebetiko, est oriental ; Platon est le premier Grec vraiment occidental. Il annonce déjà le rationalisme qui triomphera au XVIII° siècle….

Le « mythe de la caverne » est en fait une allégorie, dont le film Matrix s’inspirait plus ou moins. Son thème est que le monde sensible n’est qu’un jeu d’ombres, la lumière se trouvant bien au-dessus. En fait, si on relit bien, on ne peut pas s’empêcher de penser que ce qu’il décrit là, c’est le sort du philosophe incompris de ses contemporains… Après avoir séparé la pensée de la vie, il se plaint de l’ignorance des foules…

Un certain nombre de paléontologues affirment que ces cavernes où l’on a retrouvé des peintures et gravures pariétales accueillaient des rituels chamaniques –qui impliquaient inévitablement des initiations. C’est quand même révélateur que ce lieu, qui a donc eu une grande importance pour l’humanité durant tant de temps, devienne chez le fondateur de la métaphysique occidentale le symbole de l’obscurité et de l’ignorance. Je n’ai pas pu m’empêcher de le relever, d’autant que c’est quand même le texte le plus célèbre de Platon…

La misère de l’homme occidental, c’est déjà l’incapacité à vivre des expériences directes et partagées. Ce qui le rend effectivement incapable de voir. Et donc de penser. Car le chemin qui va de l’observation au concept passe par le prisme de l’expérience vécue, et celle-ci exprime sa vérité ultime comme concept.

A la fin d’Antimatrix je cite un élu municipal qui vante la capacité d’un logiciel de vidéosurveillance à apprendre « par l’expérience »… c’est carrément l’intelligence même, comme fonction du cerveau humain, qui finit par s’exiler dans le monde suprasensible des systèmes de contrôle et de surveillance !

Ton analyse du capital se concentre autour de la notion de « capital fictif » et le bouleversement de rapport au temps que cela introduit. Quel est le rapport entre temps et capital selon toi ?
Le temps est la matière première du capital –c’est ce que Marx modélise quand il démonte le mécanisme spécifique de l’exploitation capitaliste, qui n’est plus extensif comme dans les modes d’exploitation antérieurs, esclavage, servage ou péonage, mais intensif. Qu’est-ce qui caractérise ce rapport ? l’urgence. De Paul Virilio jusqu’à Harmut Rosa, plusieurs auteurs ont construit toute une théorie à partir de ça, de la vitesse et l’accélération qui caractérisent la vie dans ce monde. C’est quelque chose que chacun subit au quotidien –« Le réveil-matin sonne, première humiliation de la journée »… Mais ce temps n’est pas une matière que les capitalistes trouveraient déjà là, à disposition tel un gisement de charbon ou de pétrole : ce temps est lui-même construit, le capital crée ses propres présupposés.

Ce rapport au temps qu’est le capital est absolument généralisé, qu’il se traduise dans les nanosecondes d’une transaction financière entre deux places boursières ou qu’il s’étale dans les trente années durant lesquelles un pauvre devra travailler à rembourser les crédits qu’il a contracté pour l’achat d’une bicoque –laquelle sera devenue obsolète quand il aura fini de payer…Il ne s’exerce pas seulement à l’intérieur de la sphère de l’exploitation –à travers le travail posté, les cadences infernales, etc. Il ne se révèle pas seulement comme une puissance agissant du dehors sur toutes les modalités de la vie sociale. Il constitue l’essence même du capital, et en tant que tel il devait fatalement en arriver à s’exercer à l’intérieur même de la sphère du capital entendu comme circulation autonome de l’argent.

Ce rapport au temps développe une signification directement politique. Ainsi l’essor du crédit auprès des pauvres à partir des années 80’ a permis en même temps de maintenir des bas salaires (depuis la fin du fordisme, les salaires se sont trouvés désindexés par rapport au coût de la vie). En décalant le paiement effectif, le crédit permettait aux pauvres d’acheter davantage de marchandises durables ou semi-durables alors que le salaire réel ne cessait de baisser : il produisait l’illusion d’un pouvoir d’achat qui n’était en fait qu’étalé dans le temps, repoussé à des échéances lointaines. Ce n’est pas un abus de confiance du capitalisme bancaire et financier, comme le déplorent les moralistes de gauche, c’est que cet essor du capital fictif coïncidait parfaitement avec les exigences propres au capitalisme industriel. Et on ne peut pas ne pas noter que l’essor du crédit -au point où une partie de la population dans les pays riches vit complètement à crédit-, que cet essor est contemporain à la fois d’un tassement des salaires nominaux et d’une précarisation accrue de la main d’œuvre : par la grâce du crédit, les travailleurs et même les chômeurs pouvaient continuer de consommer ce que l’industrie continuait de déverser sur le marché. Une partie de leur revenu s’était de fait déplacée du salaire vers le crédit : un mécanisme assez pervers, outre le fait que le crédit a un prix.

La fantasmagorie du capital s’exerce là à travers un rapport différé à l’argent et aux marchandises. C’est ce que je veux dire quand j’évoque le fait de réduire au maximum la distance entre pulsion et satisfaction comme propre au capitalisme moderne –c’est ce qui fait sa force, par rapport aux régimes de domination que l’humanité a connu auparavant. Je me souviens qu’en Espagne et en Grèce, deux pays où je séjournais fréquemment, au tournant du millénaire, en l’espace d’un an ou deux les rues s’étaient remplies de voitures neuves : tout le monde s’était vu offrir des facilités de crédit élargies, et avait donc envoyé sa vieille bagnole rafistolée à la casse. Quelques années plus tard, la réalité a repris ses droits de la manière la plus cruelle, d’abord en Espagne en 2008 puis en Grèce...

Or cet élargissement du « pouvoir d’achat » (quelle horreur, cette expression !) est lui-même fictif. Il repose sur de l’endettement, c’est-à-dire sur le fait d’étaler dans le temps le prix des choses. C’est de l’argent potentiel qui est posé comme effectif. Par la grâce du crédit, l’individu semble affranchi des limites de son salaire…

Que tout cela explose un jour ou l’autre ne fait que montrer à quel point le capitalisme est devenu ingouvernable. Qu’est-ce que cela veut dire ? Gouverner c’est prévoir. Or la dynamique du capital a introduit une temporalité incontrôlable : les gouvernants pouvaient encore la contrôler dans une certaine mesure du temps des États-nations, avec le retour général au protectionnisme après 1929, le New Deal et le fascisme, ils ne le peuvent plus dans un univers aussi mondialisé. Même Trump n’a pu revenir au protectionnisme annoncé (comment le pourrait-il, du reste, quand une grande partie de la dette US est détenue par des Chinois ?!). Gagner du temps est devenu leur seule préoccupation, ça a été flagrant tout au long de la pandémie de covid-19. Ce qui passe par une politique de terreur à l’égard des foules révoltées.

Tu consacres plusieurs pages de ce livre à la question de l’argent. Tu parles par exemple de système comme la Hawala musulmane ou la tontine d’Afrique de l’Ouest, comme une manière de détourner l’argent du système bancaire, parce que fondé sur un rapport de confiance. Est-ce qu’il y a selon toi un lien originaire entre argent et confiance ?

Ce lien originaire c’est l’État, qui se présente comme garant suprême. Il se trouve cependant des gens qui ne placent pas la confiance dans des institutions, mais dans leurs propres relations. Je ne parle pas là des diverses mafias dont l’argent, une fois blanchi, finit sur des comptes bancaires, mais de ces techniques que développent les ressortissants de pays pauvres pour échapper au rackett, bancaire, mafieux et étatique.

Le hawala (qui se décline au masculin et non au féminin comme je l’ai fait dans Antimatrix) c’est de l’argent qui circule sans se déplacer et sans passer par un régime d’écriture. Ce sont principalement les immigrés qui y ont recours, mais aussi des négociants, en faisant intervenir aux deux extrémités un intermédiaire, le hawaladar qui demande à un autre se trouvant dans le pays concerné de régler telle somme à telle personne. Après, la dette que le premier hawaladar a contracté à l’égard du second de par ce transfert purement oral pourra être réglée en argent, à l’occasion d’une transaction identique en sens inverse, ou bien en marchandises (il semble qu’une partie du négoce transitant par le quartier Belsunce, à Marseille, s’opère ainsi). Le hawaladar prend une petite commission, mais elle ne pèse pas lourd si l’on compare avec ce que coûteraient les taxes et les taux de change. En somme, ce transfert qui consiste à créer une dette suppose l’existence de liens et d’attachements inconnus du monde occidental. Il a du reste été combattu par divers États, à commencer par les USA, sous le prétexte qu’il servirait à faire circuler de l’argent à l’intérieur de réseaux terroristes.

C’est la notoriété publique, à l’intérieur d’un circuit d’échange déterminé, qui assure la cohésion de ce système. Donc la confiance que chacun accorde à l’autre est liée à cette notoriété –non que la circulation en question se fasse au grand jour, bien au contraire, mais la réputation des hawaladars est remise en jeu à chaque opération à l’intérieur du circuit. Ce qu’il nous révèle, c’est que la notoriété n’est pas synonyme d’exposition au regard impersonnel d’un public abstrait, contrairement à la célébrité, mais qu’elle s’exerce au sein d’un milieu d’apparition.

L’argent circulant ainsi n’est pas consigné dans un registre centralisé. Et ce qui est intéressant dans le hawala, et encore plus dans la tontine, c’est que de la monnaie puisse circuler ainsi entre individus à une époque où tout va dans le sens d’une suppression pure et simple de l’argent liquide, c’est-à-dire anonyme, dans la vie quotidienne au profit de dispositifs informatisés visant à cibler chaque individu. Inversement on peut toujours dire que de toutes façons une révolution supprimerait l’argent, mais on n’a guère d’indication pratique là-dessus, si l’on excepte la brève expérience en Catalogne et Aragon en 1936/37 : pour les échanges à l’intérieur on utilisait les bons CNT-FAI, à l’extérieur on continuait, évidemment, d’utiliser la monnaie officielle. Supprimer l’argent à l’intérieur d’une communauté plus ou moins auto-suffisante est une chose, le supprimer dans les relations que cette communauté ou ses membres entretiennent avec le reste du monde en est une autre… La mondialisation a changé la donne, et on ne peut plus se contenter d’invoquer l’expérience libertaire d’outre-Pyrénées. Tout mouvement révolutionnaire qui aboutirait à une zone d’autonomie se trouvera confronté à cette question.

Il en va de même pour la tontine, expérience différente et bien plus complexe, à laquelle avec mes amis nous nous étions intéressés voici une trentaine d’années. En Italie du Sud j’ai vu comment les gens qui ont un besoin d’argent pressant se font rançonner par les usuriers, les strozzini… un mode d’exploitation répandu, puisque nombre de romans noirs américains l’évoquent, et Ken Loach le montre dans un de ses films. Inversement, le système de la tontine africaine (on connaît surtout le cas du Cameroun) ne laisse pas l’individu seul face à la nécessité, il l’intègre dans un circuit de soutien réciproque. Tandis que la désintégration de toute communauté laisse chaque individu exposé au rackett.

L’idée c’est donc de questionner ces pratiques collectives d’ex-colonisés, qui obéissent à une tradition orale aux marges de la civilisation occidentale. Et cela en vue d’expérimentations futures, dans des contextes où l’on ne pourra s’en remettre à la transcendance des idéaux. Car cette question du commerce, de l’échange, reste un impensé des théories révolutionnaires.

On peut imaginer que, dans un avenir proche, des zones à défendre se multiplient en certains endroits du monde –il en existe déjà, au Rojava, au Chiapas…- et que des échanges se développent entre ces zones. Quelles médiations rendraient possible des échanges contournant les réseaux bancaires et l’usage des monnaies ? Voilà une question qui se posera avec brutalité, sans attendre… Et précisément le but de la théorie révolutionnaire n’est pas de fournir des réponses, mais de poser des questions.

Tu remarques, notamment lorsque tu parles des grandes villes, qu’il n’y a aucune ambition des suburbs à la beauté, alors que, parallèlement, on n’a jamais construit autant de musées et que le tourisme explose. Comment comprends-tu ce qui est en train d’advenir des villes, et quelle est la cohérence de tout cela ?

Ce n’est pas tellement une question de beauté -si l’on entend par là des villes qui stimulent et enrichissent la sensibilité, comme il s’en trouve en Italie par exemple… Il existe des villes qui n’ont vraiment rien de beau, surtout des villes industrielles, mais qui sont émouvantes. Voilà quelque chose que je sais depuis que j’ai commencé à dériver dans les villes, à l’âge de quinze ans… D’où naît cette émotion ? de la sensation que ces endroits parfois lugubres sont néanmoins habités, et qu’à l’intérieur d’une dépossession générale il y a malgré tout de la présence, des formes de vie commune qui se cherchent, que les gens n’y sont pas totalement réduits au statut qui leur est assigné, qu’ils y ont créé des liens de solidarité, forgé un langage, instauré des usages –en tout cas, qu’ils se sont efforcés et s’efforcent encore de le faire. Des villes comme Liverpool ou Naples par exemple m’ont ému parce qu’elles portaient cela. Et comme par hasard, ce sont des villes déchues, elles ont été à un moment donné au centre du monde et se retrouvent à sa périphérie. Comme Marseille… Claude Mc Kay évoquait, précisément à propos des quartiers populaires du Vieux Port où il avait zoné quelque temps, un « cercle de misère étouffante » mais il précisait : « Et pourtant tout semblait s’y trouver bien à sa place et s’ajuster tout naturellement. » Mais les quartiers en question ont été détruits…

C’est exactement le contraire que la métropole hypermoderne est en train de développer dans le monde. Quand on observe l’extension métropolitaine actuelle, des USA à la Chine en passant par l’Europe, on ne peut qu’être saisi de terreur : c’est véritablement le territoire de Minority Report qui est construit sous nos yeux. On peut dire à cet égard que l’urbanisme fonctionne comme un méta-dispositif à partir duquel tous les aspects de la vie peuvent ensuite être pris en charge par la production industrielle, pour en arriver à produire une existence hors-sol et rythmée par le temps de la fabrique globale. Ce qui est carrément angoissant, c’est cette disparition des angles morts à laquelle l’urbanisme semble être arrivé (et quand on parle d’urbanisme, il faut comprendre non seulement la production d’un espace, avec ses voies d’accès, ses parkings, ses zonings, ses buildings, mais aussi les systèmes de contrôle qui vont avec, et qui rendent possible un flicage total et immédiat –à l’instar de l’identification des plaques d’immatriculation par vidéosurveillance en Grande-Bretagne) J’ai donc évoqué plusieurs aspects de ce régime totalitaire dans Antimatrix.

Ce qu’on continue par habitude d’appeler la ville a perdu presque totalement la capacité de nous émouvoir. Et si des lieux nous remuaient ainsi, c’était par les rencontres qu’ils encourageaient. Je disais dans la préface de l’HUM que Marseille avait beau être une ville dure, elle ne mentait pas : et voilà que maintenant depuis une vingtaine d’années elle se met à mentir. Pour prendre un aspect de Marseille que j’aimais beaucoup, c’était justement que des sites exceptionnels en bord de mer étaient habités –en cela c’étaient des paysages, et non des décors. Et ils l’étaient par des pauvres, des immigrés… ces lieux, à présent, -des endroits comme l’Estaque, le Vallon des Auffes, les Goudes etc.- ne sont presque plus que des décors qui attirent du fait de leur célébrité, et où le bâti ne cesse de se valoriser. Quant aux habitants, ils sont devenus des résidents. Le concept de spectacle rend parfaitement compte de ce mouvement : un désenchantement de la ville, transformée en agglomération, et son réenchantement spectaculaire à travers la célébration de certains sites. 

Il est quand même notable que les deux grandes révoltes que la France a connues depuis le début du millénaire contenaient, chacune à leur manière, cette critique en acte du territoire suburbain : celle des banlieues en 2005 et celle des GJ en 2018/2019. Pareil dans la lutte à Notre-Dame-des-Landes, mobilisation sans précédent contre la métropolisation -et qui se poursuit à présent contre un projet Amazon juste à côté de la ZAD ! Parce que la métropolisation inscrit au sol la dynamique du capital, qui est infinie : et l’étalement suburbain qui en est la conséquence doit lui-même être sans fin. Donc, cette perte de la ville et de la campagne comme endroits habitables ne nous laisse d’autre choix que de se battre pour créer du pays.

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