Profaner

À propos d’une image d’un soldat israélien piétinant une tombe palestinienne

paru dans lundimatin#500, le 8 décembre 2025

Au matin du 3 décembre, l’armée israélienne a lancé un raid dans le village de Misilyah, au sud de Jénine (Cisjordanie). Bouclage des voies de circulation, couvre-feu strict : l’ordre colonial. L’image d’un soldat d’occupation piétinant une tombe palestinienne a ensuite tourné. Voici une proposition de déchiffrage.

Il a vingt-sept ans. Peut-être vingt. Ou trente-cinq. Est-ce un homme ? On ne sait pas, on ne saura pas. Il a l’âge de sa panoplie : un uniforme lourd, épais, moderne, connecté et suréquipé pour la mort. Un uniforme chargé de dépenses et d’histoire, cristallisées sur des épaules, des bras, des jambes, et ce qui pourrait être une tête sous un casque. Toute la technique de programmes experts en designs militaires s’est concentrée là : pour revêtir les apparences de la vie et conspirer à son effacement. Toute l’énergie spirituelle du monde ramassée en un vêtement, convertie en signaux mécaniques, après avoir circulé par les lignes codées d’une logistique complexe, innocente et coupable. Un réduit de civilisation. Mais d’abord, on ne devine qu’un dos sur pattes. Un dos sécurisé et sans âme. D’ailleurs, ce n’est pas un dos. Et il n’est pas sur pattes. Ce soldat sans âme n’a pas non plus de corps. Ce n’est pas un démon, c’est l’image d’une fonction. Un simple chainon, le dernier : une panoplie qui improvise des mouvements et s’exécute. La panoplie du soldat d’occupation. Au matin du 3 décembre, la panoplie a pris part au raid de l’armée israélienne dans le village de Misilyah, au sud de Jénine. Bouclage des voies de circulation, couvre-feu strict. Cela, c’est l’ordre des choses de l’occupation : discipliner les vivants, les empêcher de vivre. Mais on ne pouvait pas croire qu’ils s’attaqueraient aussi aux morts dans le cimetière. D’ailleurs, ils ne s’y sont pas vraiment attaqués. L’image montre, interdite, se faufilant entre les branches, ce geste flou qu’on ne peut pas croire. Elle donne à voir une panoplie sans terreur, prise dans l’improvisation d’un protocole. Sans honte, on le savait. Sans terreur, en passant, comme par distraction : c’est le plus terrifiant. Le degré zéro de la barbarie. Techniquement intégrée, sans pli. Peut-être l’image la plus nette du sionisme réalisé. Celle qui informe les gestes plus discrètement, par-dessous les monceaux de pourritures qui contaminent la vision : Netanyahou, Smotrich, ou le brigandage exalté des colons. La panoplie du soldat sans terreur, solitaire, soulève une dalle. Puis une deuxième. Pourquoi cette tombe ? Regardons mieux. Ce n’est pas un geste archaïque. Ce n’est pas une profanation. C’est le fait d’un programme. Son aboutissement. Le programme a jeté son hôte sur cette tombe à piétiner. L’hôte – la panoplie – va piétiner. Ce n’est pas une mise en scène, bien que le monde, au loin, se crève les yeux en assistant au spectacle. Sous la dalle, il y a la terre. La panoplie n’y croit pas non plus. Elle veut vérifier. On dirait qu’elle a peur des morts et des soulèvements de la terre. Elle voudrait aussi les discipliner. Elle a raison. Mais elle ignore qu’en Palestine, même les morts ne se laissent pas piétiner par un programme. Ils ne dorment plus dans des tombes ; ils infusent la vie ailleurs. Dans des territoires sans carte et sans Livre, qu’aucun colon ne peut occuper. La panoplie monte sur la tombe. Que veut-elle conjurer ? Elle croit peut-être pouvoir piétiner tous les restes d’humanité – prouver sa pesanteur, qui seule, pourtant, saute encore aux yeux. Un coup de pied, un autre. Ils raclent à peine la surface de la terre. Peut-être le souvenir d’un animal qui veut enfouir sa trace. Non. Un rite sans substance et sans mythe, qui n’est pas non plus un jeu. Inutile d’y chercher une grammaire. Un geste exécuté par un automate que Dieu et le Diable ont déserté ensemble. Ainsi la panoplie connait la paix. Elle seule connait la paix. Elle peut s’en aller en ignorant même la valeur du geste. Ça n’était pas prévu. Là est tout le contentement bizarre tapi dessous le casque. Non qu’une panoplie ait le sens du devoir si mal accompli. Plutôt qu’elle se flatte de la cohérence de son système d’improvisation. La pointe avancée de notre enfer de monde : une panoplie capable de se bénir elle-même, sans s’ennuyer, comme un fonctionnaire de la mort zélé – et content d’être lui.

Cela n’est pas de la littérature. C’est une image-clé du monde. Ce monde est un calvaire duquel on ne sort pas. Et pourtant, c’est le passage. Pour s’y enfoncer, la charité révolutionnaire n’est pas une clé. Mais la profanation, peut-être. Profaner le droit colonial de l’État d’Israël, consacré par ce monde : cela pourrait-il être un paradigme pour les vivants et les morts qui refusent d’être piétinés par des panoplies, le geste le plus important de ceux qui ne veulent pas sceller leur défaite ? Une autre marche vengeresse pour un autre retour. Un autre déluge est possible... Et les enfants en deuil se rassembleront. Ils lèveront les yeux et contempleront cette autre image, merveilleuse, tant de fois rêvée et tant de fois rejouée, qui volera enfin, libre, dans le ciel de la longue procession des ULM et des cerfs-volants mêlés. 

Atelier Oncléo

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