L’idiot et la lune d’opale : Calais et la fantasmagorie du passeur

« Calais est tous sauf une zone d’attente. La patience n’a rien à faire là-bas. Être refugié à Calais, c’est une course contre la montre. »

paru dans lundimatin#262, le 9 novembre 2020

Ce 27 Octobre, le naufrage d’une embarcation au départ de Calais et en direction de l’Angleterre causait la mort de sept personnes. Une famille entière décimée dans les entrailles de la Manche : « un homme de 35 ans, sa femme de 32 ans et leurs trois enfants. Tous étaient originaires de Sardasht, dans l’ouest de l’Iran », a indiqué à l’AFP le procureur de Dunkerque Sébastien Piève.

Ce drame n’est pas un triste concours de circonstances individuelles. Il s’inscrit dans une persécution systémique et organisée des personnes exilées en France. Calais est la vénerie d’une mouvance nationaliste assermentée, radicale et déterminée à épuiser ses proies jusqu’à la disparition ou bien la mort. Entre les fils de barbelés et le béton armée, les corps usés rampent. Les esprits se déchiquètent. Enfermé dans le passé, on regarde l’horizon à l’autre bout des flots, espérant y deviner un avenir moins morne. Aux aurores découchées, on s’empresse de sortir de son plastique, rassembler enfants et gamelles vides avant que l’uniforme nous salue de son bâton et sa superbe. On se cache en attendant. On court, on prie, on saigne en attendant le soir où la lune d’opale s’évanouira.

En quelques années, des barbelés et murs d’une distance totale de 65km ont été progressivement installés autour de chaque campement et zones de passage. Les expulsions sont quotidiennes et la chasse semble éternelle. La tristement célèbre zone des dunes qui accueille l’ensemble des personnes ghettoïsées depuis 2015 ne ressemble plus qu’à une cage antique des expositions universelles d’antan. Sans doute la plus grande catastrophe de l’idéologie néocoloniale française.

Les violences policières dont témoignent les exilés de Calais se comptent par milliers ces dernières années, toutes recensées par les associations sur place. En Décembre 2018, un rapport annuel de plusieurs associations faisait état de « 972 cas de violence physique disproportionnée, d’utilisation de gaz lacrymogène, de destruction de propriété personnelle, d’expulsions de lieux de vie, et d’autres atteintes aux droits perpétrées par les forces de l’ordre à l’encontre de réfugiés faisant halte à Calais. Des mineurs de moins de 15 ans font aussi partie des victimes de ces violences. »
Les policiers responsables n’ont jamais été condamnés pour cette brutalité. Pour certains, ils travaillent encore à Calais, et cognent de la même main d’autres crânes d’ailleurs.

L’arrivée de Gérald Darmanin au ministère de l’intérieur a été un tournant agressif dans les mesures anti-exilé. Lors de sa visite sur place le 12 Juillet dernier, quelques jours seulement après sa prise de poste, il annonce l’arrivée de 30 policiers supplémentaires. Sa venue est marquée par l’expulsion du plus grand campement d’exilés dans lequel survivaient des centaines de personnes. Le coup fatal est donné le 10 Septembre lorsqu’un arrêté interdisant la distribution alimentaire est annoncé.

Sur les côtes de ladite opale, on finira une nuit pleureuse à s’asseoir tremblant sur l’embarcation réservée sans assurance. On priera encore.

Nous ne pourrons ici rendre hommage aux plusieurs centaines devictimes de la frontière franco-britannique. Permettons-nous de révérer celles qui, tout juste assassinées par la fureur patriotique, pourraient déjà se dissoudre de notre conscience collective sous contrôle « républicain ».

Hamdallah versait sa dernière larme au fond de la Manche le 19 Août dernier. Il avait fui le feu du Soudan où il était né 28 ans auparavant. Il est retrouvé mort sur la plage de Sangatte. Il avait tenté la traversée vers la Grande Bretagne avec un ami à bord d’un petit bateau gonflable qui a fait naufrage.

Quelques mois précédent sa disparation, le 25 Mai 2020, le corps en décomposition d’un homme non identifié est repêché dans le port de Calais. Sur son poignet, un bracelet sur lequel était inscrit “S. Camara”.

Le 9 Mars, Baqer, mineur isolé en France est retrouvé sans vie sur les rails autour de Metz. Il tentait de passer en Angleterre et avait passé du temps à Dunkerque avec sa petite sœur après avoir quitté l’Irak sans ses parents.

Le début de l’année 2020 a été marqué le 9 Janvier par la découverte de M., 56 ans, d’origine Soudanaise, retrouvé mort dans un lac sur la zone naturelle créée suite à l’expulsion de l’ancien camp de la lande, aussi connu comme “Jungle”.

Cette liste funèbre rendue officielle, bien entendu non-exhaustive, ne pourra dissimuler les anonymes qui, parti un beau jour du campement, ne sont pas revenus pour le souper. Ceux qu’on ne retrouve pas, perdus dans le no man’s land du non accueil européen.

Si ces drames ont fait couler des larmes au-delà des frontières, nous ne pouvons en dire de même de l’encre versée. A peine quelques lignes dans la rubrique des chiens écrasés de la Voix du Nord. Non, on préfère se masturber collectivement sur la conspiration des passeurs sanguinaires, membres d’un réseau international de traite des êtres humains. Fantasmer l’avidité d’un groupe invisible pour ne pas s’éborgner devant l’amnésie meurtrière de sa royauté. Jouir d’une impunité autoproclamée.

La Manche n’est pas la Méditerranée. La France n’est pas la Libye. Fuir de la ville portuaire parait pourtant une nécessité de survie pour les milliers d’exilés qui ont financé leur place à bord de l’embarcation de fortune. Il faut quitter cet enfer, vite, encore plus vite, toujours plus loin.

L’année 2020 a été la période record du nombre de traversées maritimes. « Depuis le 1er janvier, au moins 1 169 migrants ont été interceptés par les autorités françaises après avoir tenté de traverser la Manche à l’aide d’embarcations de fortune ou à la nage », selon un décompte effectué par l’AFP. Et selon l’agence de presse britannique PA, rien qu’en Août 2020, « ce sont près de 1 500 migrants qui ont franchi la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni ». « Plus de 5 600 migrants ont effectué la traversée à bord de petites embarcations cette année », estime ainsi le ministère de l’Intérieur britannique. Depuis plusieurs mois, les magistrats ont pris l’habitude de voir défiler les visages crispés de passeurs inexpérimentés sur le banc des accusés, répondant à la demande sur le marché de l’évasion comme tout bon agent vénal du capital.

Le 5 Octobre 2020, c’est un procès politique qui s’ouvre au Tribunal de Grande Instance de Boulogne. Nous l’appellerons le « procès des trois » puisqu’il s’agissait de trois personnes exilées, jugées au Tribunal de Grande Instance de Boulogne « pour aide à l’entrée de personnes en situation irrégulière en bande organisée ». Ils sont respectivement condamnés à dix mois, deux ans, et quatre ans de prison ferme avec obligation de quitter le territoire français à la sortie et interdiction de séjour allant jusqu’à une durée de 10 ans. Ils sont accusés d’avoir, entre Janvier et Juillet 2020, acheté et acheminé des embarcations pneumatiques sur les plages de Calais afin de permettre, moyennant rémunération, la traversée de la Manche à des dizaines de personnes exilées bloquées à la frontière franco-britannique. N’est pas Herrou qui veut.
Ce jour-là, Abdi, John et Nguyen sont à la barre des accusés et tentent de se défendre malhabilement sans aucune préparation. Durant les trois longues heures de procès, l’extrême misère des trois réfugiés ne fait aucun doute. Elle est exprimée par les accusés eux-mêmes et timidement par leurs avocats mais n’est pas considéré comme argument dedéfense face à une cour décidée à juger mal sans équivoque.

Debout, face au juge, Abdi s’emporte : « Cela fait un an et six mois que je dors sous ma tente et que la police vient m’expulser chaque matin. J’ai demandé l’asile il y a un an. On ne m’a toujours pas proposé d’hébergement. »
Nguyen, lui, chuchote presque à son traducteur : « je voulais seulement rendre un service pour payer mon propre passage ».

Quand vient son tour, John, condamné à quatre années de prison ferme, supplie la clémence du juge entre deux exclamations de Madame la Procureure : « Je suis sans-papier en France depuis des années. J’ai une femme et un bébé que je ne peux pas voir car le foyer est interdit aux hommes. Je dors dans la jungle. »

A l’annonce du délibéré, Helena, la femme de John, est dévastée. Elle se souvient des années de souffrances de son mari : « Je l’ai rencontré en Ethiopie. Nous avons fui ensemble. Il a connu la traversée du désert du Sahara, la Libye… Nous sommes arrivées en France en Novembre 2018. Lorsqu’il a demandé l’asile en Janvier 2019, ils l’ont placé en procédure « Dublin ». Il a été enfermé en Centre de Rétention et a été déporté en Espagne. Notre enfant n’avait que trois mois. »

A son retour en France, John est condamné à la rue. Helena raconte : « quand je suis tombée enceinte, ils m’ont donné un hébergement à la Rochelle. J’ai accepté pour mon enfant. J’ai demandé une place pour mon mari qu’on m’a refusée. Il allait dormir à porte de la Chapelle pour avoir les biens distribués par les associations. Il dormait la plupart du temps à la gare de la Rochelle pour être proche de nous. Je l’ai convaincu de quitter cette ville pour qu’il ne reste pas dans la rue. Il a décidé d’aller à Calais pour tenter sa chance pour l’Angleterre. Je le soutenais dans sa décision. Il était devenu impossible pour lui de vivre en France. Mais à Calais, il dormait dans la rue aussi. Comme les autres. »

Calais est tous sauf une zone d’attente. La patience n’a rien à faire là-bas. Être refugié à Calais, c’est une course contre la montre. Chaque jour supplémentaire te rapproche de la chute. La mort n’est pas la seule échappatoire funeste de la ville-prison. Si les frontières ne s’ouvrent pas assez vite, la prison, elle, t’ouvrira les bras volontiers. Elle attendra sagement la perte définitive de ton chapelet et ta boussole que le temps t’aura volé. Lorsque la colère et le désespoir t’auront même privé de la fatigue et de la faim. Quand le gaz lacrymogène ne te piquera plus les yeux et que tu ne sentiras plus la pluie du nord sur ton front. Tu feras le geste de trop, celui qui jaillira de toi comme le dernier cri de survie. Tu lanceras cette pierre sur l’uniforme qui t’humilies depuis des années. Tu manifesteras ta fureur face aux citoyens lambdas qui te frappent depuis toujours de leur ignorance complice. Tu laisseras ta folie s’exprimée dans ce monde malade. Tu proposeras à des familles dans la même situation que toi, de monter dans des embarcations gonflables pour rejoindre l’Angleterre avant qu’elles aussi, ne perdent leurs âmes. Tu feras le seul choix qu’il te reste, celui de la révolte, de ta destruction. Car tu n’as plus rien à perdre.

Jérémie ROCHAS.

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