Procès du 13 novembre : « Frère de, cousin de »

Ou « Le complexe d’infériorité des Belges  »

paru dans lundimatin#332, le 28 mars 2022

Dans la salle de retransmission du procès du 13 novembre, au rez-de-chaussée du Palais de Justice de l’île de la cité, patientent les auditeurs libres. Installée sur les bancs de cette 23e chambre, l’une d’entre eux a déplié sur ses genoux un organigramme de la cellule des attentats de Paris, Saint-Denis et Bruxelles. On y lit, de haut en bas, les différentes strates de son organisation : Au sommet le Calife, en-dessous les dirigeants des OPEX, puis les responsables opérationnels, les commandos, les logisticiens et relégués en bas de page, les acteurs présumés du second cercle.

En tout, trente-huit hommes déployés depuis la Syrie et la Belgique vers la France. Trente-huit hommes dont dix-sept morts, cinq présumés morts et seize, encore vivants. Parmi ces derniers, quatorze siègent à quelques mètres de là. Belges pour la plupart, incarcérés depuis plus de 5 ans, ils ont été remis à la France par leur pays d’origine pour ce procès historique.

Il est bientôt 15H30, l’audience ne devrait pas tarder à reprendre. Sur l’écran de projection, l’image de la Cour d’Assises est affadie par la lumière du soleil qui inonde la 23e chambre. Les robes noires des avocats qui y circulent sortent grises, le box est rempli de silhouettes dont on ne sait dire si elles sont des accusés ou de leurs gardes. À la sonnerie, les magistrats vêtus de rouge apparaissent. S’installent à droite l’accusation, à gauche la défense. Nous sommes le 27 janvier 2022, 72e journée d’audience du procès des attentats du 13 novembre. Aujourd’hui devait comparaître Sophie Grégoire, juge d’instruction belge citée par la défense. Le magistrat, dans un dossier précédant, avait auditionné Khalid El Bakraoui l’un des responsables opérationnels des attentats de Paris, décédé lors des attentats kamikazes de Bruxelles en mars 2016. Khalid, étant un proche de certains accusés du box, le témoignage de Madame Grégoire aurait pu éclaircir leurs relations et apporter des éléments quant à l’implication éventuelle de ces derniers. Cependant, elle a fait savoir qu’elle ne se présenterait pas, préférant réserver la primeur de ses propos au procès parallèle qui se tiendra bientôt à Bruxelles. « Un bras d’honneur à la justice française », avait déclaré l’un des avocats de Yassine Atar, cousin du terroriste.

Sur son organigramme plié en deux, l’auditrice a marqué le nom de Yassine d’une petite croix. Au-dessous, elle a cerclé sa place dans l’organisation terroriste : « Acteur présumé du second cercle » et souligné les faits qui lui sont reprochés : « Détiendrait la clé d’une planque où ont été fabriquées les ceintures explosives utilisées à Paris et où s’est caché Salah Abdeslam après les attentats. »

Yassine est le petit frère d’Oussama Atar, l’un des cinq dirigeants des OPEX chargés de la supervision des attentats en France. Autrement dit, il est le petit frère de l’un des plus hauts gradés européens de l’État Islamique. Leurs cousins, les frères El Bakraoui, quant à eux figurent parmi les responsables opérationnels des attaques de Paris et de Bruxelles. Ils sont morts lors des attentats kamikazes du métro Maalbeeck et de l’aéroport Zaventem en Belgique le 22 mars 2016. Suite à leur explosion, plusieurs membres de la famille Atar, flirtant avec la petite ou la grande délinquance, ont été interpelés car soupçonnés d’avoir été impliqués dans des entreprises terroristes : Jawad Benhattal, Mustafa Benhattal et Yassine Atar. Tous avaient clamé leur innocence, invoquant la constitution de dossier à charge. C’est eux qui viendront témoigner aujourd’hui et la semaine prochaine.

— « Bonjour Monsieur, veuillez indiquer à la Cour nom, prénom, âge et profession », dit le Président au témoin qui s’est avancé à la barre.

Sur l’écran de retransmission l’image du magistrat bascule sur celle d’un jeune homme au regard doux. Jawad Benhattal a 34 ans, il vit à Bruxelles et en raison d’un accident de voiture, est en incapacité de travailler. Le ventre collé à la barre, voulant s’avancer au plus près du Président, il commence sa déposition :

— Concernant mon cousin Yassine, je pense depuis le début qu’il est innocent. Il est victime de ce dont j’ai été victime il y a plusieurs années. On m’a accusé de vouloir faire un carnage à Bruxelles : un attentat dans une fan zone à l’Euro. On m’a mis en prison direct parce que j’étais le cousin d’Oussama et cousin des frères El Bakraoui. Encore aujourd’hui ça me poursuit. Je ne suis pas radicalisé et je sais que Yassine non plus. Vous savez, on l’appelle pipelette, il ne peut rien garder pour lui. Mes cousins avaient zéro, zéro confiance en lui. (…) Et se rappelant d’une chose importante, il ajoute : Si je suis présent c’est aussi pour les victimes, toutes mes condoléances aux victimes.

Depuis plusieurs semaines, la Cour interroge un à un les accusés sur leur rapport à la religion, tentant ainsi d’évaluer leur radicalité. Leur hypothèse étant que, si est démontré leur radicalité, peut être révéler leur probable adhésion aux valeurs de l’État Islamique. Comme si tout cela était mécaniquement intriqué. (voir : https://lundi.am/Au-proces-du-13-novembre)

— Sa mère, c’est la sœur de votre père, demande le Président qui cherche à dessiner mentalement l’arbre généalogique de la famille Atar, El Bakraoui, Benhattal.
— La maman de Yassine, la maman des El Bakaroui, Moustapha et mon père, sont frère et sœur, précise Jawad après avoir levé l’un après l’autre quatre doigts de sa main gauche. Les El Bakraoui, j’ai grandi avec eux, on vivait à côté. J’ai malheureusement été impliqué dans des faits de droit commun avec eux. Notamment un braquage de banque que je regrette, poursuit-il tandis que dans la salle de retransmission, sont échangés des regards railleurs. J’ai mis du temps à croire qu’ils avaient faits les attentats. J’ai même demandé à aller à la morgue pour voir ce qu’il restait d’eux, pour réaliser ce qu’ils avaient fait, confie-t-il.
— C’est en 2006 que vous faites ensemble cette tentative de vol avec armes. Vous, vous étiez au volant d’un véhicule et vos cousins portaient des Kalachnikov. Ce sont des faits extrêmement graves, rappelle le Président.
— Oui, ça a été jugé. J’ai pris six ans de prison, j’ai fait appel, c’est monté à huit ans. Ibrahim lui a pris dix ans, dit-il, assumant son ex-condition de détenu.
— Votre cousin Oussama Atar, frère de Yassine était venu vous voir en prison ?
— Oui, il est venu me voir.
— À cette époque-là, il semblerait qu’il aurait radicalisé vos cousins.
— Il est venu me voir mais on n’a jamais parlé de religion. De prière ou quoi. Il est venu me voir 5 fois, mes cousins 15 fois, je dirais. Moi j’avais beaucoup de visites j’avais de la famille, des copines.
— Il est parti en 2003, vous le saviez ?

Alors âgé de 17 ans, Oussama quitte le foyer familial pour se rendre en Syrie et fréquenter une école coranique. Celui-ci est arrêté un an plus tard en Irak par l’armée américaine, considéré comme membre d’un groupe lié à Al Qaeda. Deux ans après son arrestation, il est condamné à la perpétuité pour « entrée illégale sur le territoire » par le gouvernement Irakien, peine ramenée à 10 ans en appel. Aucune mention de son implication dans des faits terroristes ne sera mentionnée au jugement. Il séjournera plusieurs années en prison, dont un temps à celle d’Abou Ghraib. Là, les prisonniers étaient physiquement et sexuellement abusés, torturé, violés, sodomisés, exécutés par l’armée américaine et la CIA. Entre ces murs, dans un climat de haine et de violence, se seraient rencontrés plusieurs fondateurs du groupe État Islamique. (cf : Le scandale d’Abou Ghraib)

En 2008, le gouvernement belge décide de demander la libération d’Oussama pour des raisons humanitaires et de Sûreté d’État. À Bruxelles, sa famille se mobilise également pour obtenir sa libération « Sauvons Oussama » est lancée en 2010 avec le soutien d’Amnesty International.

De retour en septembre 2012, Oussama Atar est présenté à une juge qui le met en examen pour participation aux activités d’un groupe terroriste. Mais l’affaire n’aura pas de suite, il ne sera pas mis sous surveillance. Un passeport lui sera même délivré, lui permettant de repartir quatorze mois plus tard en Syrie, d’où il organisera les attentats.

— Oui je savais qu’il était parti. J’étais mineur, on n’était pas proche. Je faisais ma vie. J’ai entendu dire qu’il avait été incarcéré en Irak, qu’il y avait des pétitions, qu’il avait une maladie. Mais pendant les marches blanches, j’étais en prison, répond Jawad.
— À son retour d’Irak en 2012, il est dit qu’Oussama aurait visité vos cousins en prison et qu’il les aurait radicalisés, reprend le Président, répétant cette hypothèse. Vous, qu’est-ce qu’il vous a dit lorsqu’il venait vous voir ?
— Il ne m’a jamais parlé de son séjour là-bas. On parlait de ma détention à moi. Peut-être qu’il a vu que je ne priais pas, que je n’étais pas intéressé. Il ne m’a jamais parlé d’Islam ou quoique ce soit.
— Il est apparu qu’Ibrahim El Bakraoui était radicalisé en sortant de prison. J’imagine que si vous montiez des braquages ensemble, c’est qu’il y avait une certaine confiance entre vous, poursuit le magistrat, laissant entendre au témoin qu’il aurait pu / dû, au vu de cette proximité, se rendre compte du changement de comportement de son cousin.
— Il y a confiance et confiance. Entre temps Ibrahim a changé, il a vu que ma personnalité ne matchait pas avec ce à quoi il avait porté allégeance. Sur ce point-là, il ne me faisait pas confiance, donc j’imagine qu’il m’a dissimulé.
— Ibrahim, vous le voyez en prison et vous ne voyez rien, il ne vous dit rien ?
— En détention, comme on était complice, on était séparé. J’étais au RDC, lui au 3em. Je le croisais vite fait. Quand je suis sorti j’étais sous surveillance électronique, donc on ne pouvait pas se voir. On a même fait la demande aux autorités judicaire pour assister tous les deux aux évènements de famille, mariage, baptêmes…car sinon on aurait été renvoyé (en prison). Mais après ça, on se parlait de moins en moins, on était en froid.
— Pour quelles raisons ?
— Pour des futilités. Avec le temps je me suis dit que c’était une stratégie de leur part pour me tenir à distance.

De l’autre côté de la barre le Président laisse la parole à la première Assesseure. Penchée au-dessus de son bureau, rivée à ses notes, elle balaie une mèche de cheveux derrière son oreille, se masse le front dégagé et poursuit l’interrogatoire :

— J’aimerais revenir sur les visites d’Oussama Atar, dit-elle d’une voix enrouée.
— Je n’ai pas précisé au début, mais j’ai des problèmes d’audition, s’excuse-t-il tandis qu’elle tousse pour se dégager la gorge.
— Selon la procédure, il est apparu que vous avez reçu 16 visites d’Oussama et non 5 comme vous venez de le dire, Ibrahim 13 et Khalid 21. Ayant reçu plus de visites qu’Ibrahim comment se fait-il qu’Oussama n’ait pas adopté la même attitude qu’il semblerait avoir prise pour les cousins, questionne-t-elle le regard sévère. Du haut de son estrade, l’Assesseur apparaît comme un professeur énonçant à ses élèves, un lourd problème de mathématiques.
— Sans doute qu’il voyait que ça ne m’intéressait pas, se défend le témoin.
(…)

— Vous avez des contacts avec la femme de Khalid ?
— Non, enfin bonjour, ça va, sans plus.
— Dans une audition, elle exprime que Khalid était obnubilé, elle insiste sur ce mot, par l’État Islamique, « il en parlait tout le temps » a-t-elle déclaré.
— Peut-être qu’il en parlait avec tout le monde mais pas à moi. Il peut en parler à cinq personnes et ne rien dire à deux. Je faisais partie de ceux-là. À cette époque je ne priais pas, j’avais des copines, j’aimes les belles choses, les belles voitures, explique Jawad, calme et sûr de lui.
— Dans une audition vous aviez pourtant dit : « J’ai remarqué que mes cousins, quand on était au parc et que c’était l’heure de prier, partaient. » Donc vous saviez qu’il se passait quelque chose, pointe-t-elle, d’un ton accusateur.
— Sur le moment je n’y ai vu que du feu, je me disais simplement qu’ils allaient prier. C’est des années après que j’ai interprété tous ces petits signes comme pouvant être de la radicalisation.

Le magistrat n’a plus de question, elle recule et s’enfonce dans son fauteuil laissant libre champ à la défense. Sur l’écran de la salle de retransmission, son visage éprouvé disparaît. L’image de l’immense salle d’audience s’est contrastée, dehors, le soleil se couche déjà. Autour de Jawad une cinquantaine de personnels de justice sont repartis selon un ordre parfaitement clair : devant lui s’étend la ligne noire et rouge des juges, des Assesseurs et du Président. Derrière lui sont condensés en parterres, les avocats des parties civiles à droite, de la défense à gauche. Le box vitré des accusés, les bureaux du Ministère Publique, du greffier et de l’huissiers, complètent le dispositif.

Pour bref rappel, les « gros poissons » de cette affaire ne sont plus de ce monde. La majeure partie des accusés présents dans le box ou sur les trois strapontins devant, sont, comme Yassine Atar, répertoriés au bas de l’organigramme de la cellule terroriste responsable des attentats de Paris, Saint-Denis et Bruxelles. Il y a ceux qui se sont dégonflés et n’ont pas déclenché leur ceinture explosive, ceux qui ont assurés la logistique en louant planque, armes ou voitures, ceux qui étant proche de ce noyau dur : l’entourage des djihadistes.

En leur faisant dos, puisqu’il doit adresser ses réponses au Président, Jawad tend l’oreille et écoute les questions de la défense :

— Vous êtes le cousin des frères El Bakraoui et de Oussama Atar, comment expliquez-vous qu’Oussama ait confié l’organisation des attentats à Khalid et à Ibrahim ? Quelles compétences, aptitudes avaient-ils selon vous, demande l’un d’entre eux.
— Ibrahim, quand on a fait la tentative de braquage en 2010, il avait tiré sur un policier. Oussama s’est peut-être dit qu’il était capable.
— Compte tenu de votre passé judiciaire, avez-vous observé une différence de traitement entre les affaires de droit commun et celles ressortant de la DR3 (Police anti-terroriste belge), poursuit l’avocat. À l’écran, Jawad fronce les sourcils pour ne rater aucun mot.
— Quand j’ai été arrêté en 2016, juste après les attentats de Bruxelles, je me suis retrouvé face aux enquêteurs et on m’a clairement dit : « Tu as les cartes en main » et ils m’ont fait le calcul direct : « Si maintenant tu collabores, demain t’es dehors. » Il m’a donné sa carte et a dit : « Si tu veux tu m’appelles et je viens directement. Si tu refuses, tu es parti pour 10 ans. » À ce moment-là il me restait seulement deux ans de conditionnel pour le braquage. Malgré ça je suis monté à dix ans pour des faits pour lesquels j’avais été condamné à cause du mandat d’arrêt pour terro. Jawad se tait un instant s’immergeant dans ses souvenirs et complète sa réponse, vous savez en interrogatoire pour terro, on vous pose une question mais on n’acte pas. C’est seulement à la 6e réponse, qu’ils notent. En arrière-plan, une des avocats de la défense agite la tête de révolte.
— Vous confirmez qu’il y avait une ambiance très lourde qui pesait de manière générale dans le cadre de ce dossier ?
— Oui. Ça pesait très très lourd ; comme s’il fallait à tout prix qu’il y ait quelque chose. Même s’il n’y avait rien, fallait quand même qu’il y ait quelque chose !
— Est ce qu’il arrive que les interrogatoires soient filmés, s’enquiert l’avocate indignée. Son client, comme chacun dans le box, a probablement dû subir les mêmes traitements.
— Y a des caméras, mais je ne sais pas si elles marchent. Dans les auditions terro on crie, on fait semblant d’appeler la juge d’instruction pour faire tomber le mandat d’arrêt… Ça met la pression.
— Les enquêteurs belges on put essayer de vous convaincre de dire une chose que vous ne saviez pas, demande-t-elle, les pieds dans le plat.
— Il y a beaucoup de gens prêts à dire tout et n’importe quoi aux enquêteurs pour qu’on les laisse en paix. Y a des témoins, des suspects qui refusent de venir, même en visio, répond-t-il comme pour esquiver la réponse subjective, puis il ajoute  : J’ai été entendu à quatre reprises, j’ai été poussé à bout. J’ai fait une dépression. En prison j’ai eu une paralysie faciale. Ça fait deux ans que je fais de la kiné pour rouvrir mon œil et ma bouche. On m’a dit que c’était dû au stress.
(…)

Sur son papier, l’auditrice a griffonné le nom de Jawad à côté de celui de Yassine et inscrit le mot : « cousin ». Trois longs traits traversent la feuille reliant l’accusé à Oussama Atar et aux frères El Bakraoui. « Frère », « cousin », « cousins », ont également été inscrits sur ces lignes. Au revers de la feuille, elle note les questions qui continuent d’abonder :

— Est-ce que vos cousins El Bakraoui étaient dans le grand banditisme ?
— C’est le cas, acquiesce Jawad.
— Vous avez plusieurs profils de bandits, ceux qui se la rac’, ceux qui ne parlent pas. Comment les définiriez-vous ?
— Eux, ils prennent des précautions, ils ne parlent pas là où on pourrait les entendre.
— Vous avez dit : « Y a confiance et confiance ». Est-ce que, les frères El Bakraoui faisaient facilement confiance, demande l’avocat en découpant sa phrase pour lui donner du poids. Est-ce que, reformule-t-il en marquant une pause, s’ils avaient besoin d’une voiture, ils avaient besoin d’expliquer pour quelle raison, demande-t-il encore.
— S’ils ont besoin d’une voiture, ils ne vont pas, surtout pas, insiste Jawad, vous donner les détails. Ils vont donner le minimum d’infos, tranche-t-il sans aucune hésitation, et se rappelant peut-être des méthodes appliquées avec ses cousins au temps du braquage.
— Monsieur Siraj, un complice de vos cousins qui a refusé de venir témoigner, a dit qu’il avait connaissance de la radicalisation des frères El Bakraoui. C’est qu’ils étaient extrêmement proches ?
— Exactement.
— Vous, vous faites partie des dix autres témoins qui n’avaient pas connaissance de cette radicalisation ?
— Effectivement, ils ont bien caché leur jeu. À beaucoup de proches, dit-il avec évidence, et en incluant d’un coup de menton, son cousin Yassine Atar qui l’écoute silencieusement depuis l’autre côté de la salle.
— Pouvez-vous nous parler de l’incarcération lorsqu’il s’agit d’une détention pour terro, l’interroge-t-on encore.
— Quand j’étais en détention pour braquage je faisais du sport, je bossais. En détention pour terro ça n’a rien à voir, on ne peut pas travailler, c’est difficile d’avoir l’autorisation d’aller en salle de sport. Une fois un surveillant a gueulé dans ma cellule : « GOOOOOOAAAALL », en référence à ma mise en accusation pour projet d’attentat dans une fan zone. On est à l’isolement dans un cachot aménage, les repas sont servis sans cuillère, sans fourchette. Je n’ai toujours pas le droit à un compte en banque… Franchement pour moi, les conditions d’incarcération pour terro, c’est inhumain.
— Et les rapports avec les co-détenus ?
— À ma première incarcération je côtoyais du monde. Mais quand c’est pour terro, les gens vous fuient comme la peste. On n’a pas le droit aux formations, la salle de sport c’est chaud. Même les surveillants, ils mettent des fiche S. T’es un cousin, tu fais partie de la famille El Bakraoui, de la famille Atar, c’est automatique… Les gardes disaient aux autres : attention si tu traînes avec Benhattal, on va noter. Ils notent tout, avec qui tu manges, avec qui tu fais du sport. Après un temps, il reprend : Quand j’étais en prison pour le braquage, je m’étais fait un copain. À la sortie, on se voyait encore, on faisait du shopping ensemble, on allait boire un verre. Quand j’y suis retourné pour terro, il était retombé aussi. On s’est retrouvé et lui il savait, il avait entièrement confiance en moi, donc il me parlait. Puis on lui a refusé son permis de sortie, sa maison a été perquisitionnée, parce qu’il avait traîné avec moi. Alors il a demandé à changer de prison. « Moi je ne veux pas être assimilé à cette histoire », il m’a dit.

Chacun s’est rassis, prenant en notes les derniers commentaires du témoin. C’est à l’Avocat Général de prendre son tour de parole :

— Vous faites des accusations assez graves envers les policiers belges Monsieur Benhattal. Mais lors de vos quatre auditions vous êtes assisté par des avocats.
— Oui, mais des différents à chaque fois.
— Trois avocats je vois en note de procédure.
— 3 sur 4, c’est diffèrent, rétorque le témoin.
— Donc ça s’est passé comme vous l’avez dit, malgré la présence d’avocat ?
— Oui, dit-il sans hésitation.

L’un des conseils de Yassine Atar tire le micro vers lui et d’une voix chantante, d’une diction parfaite, s’adresse à Jawad :

— Qu’est ce qui fait que vous avez la conviction que Yassine Atar n’est pas radicalisé ?
— Yassine est non violent, c’est un gentleman, un business man, qui fait de bonnes affaires. Il n’a jamais eu envie de faire de braquage. Il aime sa petite vie de famille, il est dingue de son fils. C’est quelqu’un qui aime les vêtements, sortir. Limite s’il voit qu’il y a une sale histoire il va flipper et partir. On l’a toujours connu comme ça. Dans le passé quand on a commis des braquages, il n’était même pas au courant, ça aurait été le genre à ébruiter.
— Yassine n’est pas un saint, il a déjà été condamné pour stups’, mais on sait qu’il n’a jamais été associé aux braquages. Dans une audition vous avez déclaré : « J’ai parlé avec Yassine de ce que mes cousins on fait (cf : les attentats de Bruxelles), j’étais en état de choc », pouvez-vous nous dire quel était son état d’esprit à lui ?
— On était choqué, lui comme moi. Yassine pleurait devant moi. On habitait Bruxelles, ça aurait pu être nos femmes, nos mères qui étaient dans le métro, ce n’était pas possible à imaginer. C’est pour ça que j’ai eu besoin moi, d’aller à la morgue voir le reste des cousins, Yassine lui, il aurait jamais eu le courage d’y aller.

Le second avocat de Yassine Atar s’élève, d’une dizaine d’années plus jeune que le premier, il porte de petites lunettes rondes derrière lesquelles sourient ses yeux. Il revient sur la méthodologie d’interrogatoire évoquée par le témoin. « Vous avez dit : on acte ma sixième réponse, c’est important de le savoir, car en France, cette pratique-là a duré jusqu’en 2000. La loi Guigou l’a supprimé au nom du caractère équitable de la procédure. J’ai le sentiment de voir dans la persistance de cette pratique de la surinterpellation, une pratique profondément attentatoire aux droits de la défense. » Il marque un temps, clôt ce point et en ouvre un autre. Comme à chacun des témoins en lien avec son client il demande si l’arrestation de Yassine Atar avait été médiatisée en Belgique, et ce que l’on pouvait en comprendre. « Les médias laissaient penser que Yassine avait été incarcéré pour le procès de Bruxelles », répond le témoin. Fait étrange car cet accusé n’a jamais été inculpé dans le dossier des attentats kamikaze de Bruxelles, mais uniquement dans celui de Paris, explique l’avocat.

Pourquoi la justice Belge aurait profité des attentats de Bruxelles pour mettre sous écrou un homme dont il est avéré qu’aucun lien n’ai été établit avec ces attaques, pourrait-on se demander.

Trois jours plus tard, à la même place que Jawad, Moustapha Benhattal, oncle et troisième membre de la famille Atar à avoir été inquiété dans un dossier de terrorisme est venu déposer. Lui et Yassine avaient été suspectés d’un projet d’attentat contre la ’marche de la peur’ qui devait être organisée après les attentats de Bruxelles provoqués par l’explosion des frères El Bakraoui. Moustapha avait été immédiatement libéré, Yassine Atar avait été incarcéré avant de bénéficier d’un non-lieu. « La police Belge a fabriqué de fausses preuves, de fausses bandes son d’écoute pour pouvoir m’inculper. On nous entendait, moi et Yassine parler dans la voiture, et on a collé des tirs de kalach’ dans la bande son. Il n’a pas fallu beaucoup de travail à nos avocats pour relever la supercherie et obtenir le non-lieu », avait-il expliqué avant d’émettre l’hypothèse du complexe d’infériorité belge. La plupart des terroristes viennent de Belgique, et la plupart d’entre eux ont été interrogés par la police belge avant même les attentats de Paris, des portables ont été perquisitionnés dans lesquels il y avait des indices des attaques à venir et ils ont moisi dans les étagères d’un commissariat, avait-il dit avant de conclure qu’à sons sens, la Belgique avait « ratissé large » pour « livrer des hommes » à la France. Cette conviction avait jailli en écoutant la conférence de presse au cours de laquelle Charles Michel, le premier ministre belge avait annoncé haut et fort, pour rassurer l’opinion publique, avoir démantelé le reste du noyau des membres de l’État Islamique qui subsistait sur son territoire : les frères, les cousins, les proches des terroristes. Puis Mustapha s’était retourné vers le box en jetant son menton vers Yassine, comme il semble coutume de faire : « Lui, ce n’est pas son frère. Lui c’est le fils spirituel de Bacchus. (…) Il connait tous les bordels de Tanger » c’est loin de « ce que propose l’État Islamique » avait-il conclu tandis que Yassine, les coudes plantés sur ses genoux avait dévié le regard au sol, de gêne sans doute.

Depuis le début de ce procès, ont été révélés les raccourcis et les faiblesses de certains aspects de l’instruction belge. Le refus de Sophie Grégoire, magistrat belge, à venir comparaître, cumulé aux témoignages des membres de la famille Benhattal laissaient planer un doute : y aurait-il des innocents dans le box ?

Parmi les charges retenues contre lui dans ce procès, en marge de ses liens familiaux, Yassine Atar aurait été en possession d’une clé de la planque bruxelloise où s’est caché Salah Abdeslam après les attentats. C’est là, aussi, qu’ont été fabriquées les ceintures explosives utilisées à Paris. Il y a quelques jours, l’Avocat Général a déclaré que cette charge était abandonnée, les enquêteurs révélant l’impossibilité d’assurer le fonctionnement exclusif de la clé retrouvée chez l’accusé avec la porte de la planque.

Valentine Fell

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