Prévoir en stratèges, agir en primitives

(Peaux sèches)
Maria Kakogianni

paru dans lundimatin#424, le 15 avril 2024

Ce n’est pas parce que des personnes ont subi une violence cruelle qu’elles vont lutter contre leurs agresseurs ou qu’elles vont être solidaires avec d’autres personnes qui en subissent des violences ni qu’elles ne vont pas devenir à leur tour des agresseurs en trouvant d’autres souffres douleurs. La cour de récréation d’une école primaire suffit pour témoigner. A l’ombre des vieux marronniers, parfois les victimes d’hier sont les bourreaux du lendemain, en tout cas la mémoire ne suffit pas. En essayant de construire l’homme nouveau dans la société du progrès, la modernité s’est cassée la gueule dans sa course effrénée. Non seulement les communautés humaines n’ont pas été plus justes, plus égalitaires, plus respectueuses de l’altérité, elles ont été capables du pire, planifier et fabriquer la mort industriellement, la cruauté sans entrave.

Comment de la « solution finale » nazie on arrive à la « victoire finale » de Netanyahou ? Voilà ce qui pour les tempérants et les calmes de ce monde serait un raccourci grossier, voire une question bête ; elle s’adresse à nous non pas en tant que sujets de connaissance. Nous savons suffisamment. Ce n’est pas un « que puis-je savoir ? » mais un « que puis-je faire ? ».

Prévoir en stratège, agir en primitif [1]

C’est sur un mur, il y a quelques années, lors d’une manifestation parisienne un peu agitée, alors que le cortège de tête recomposait la structure et le cadre rituel des manifestations avec leurs services d’ordre, que j’ai rencontré René Char et les Feuillets d’Hypnos. J’étais loin de connaitre l’auteur de ces mots ; étrangère, vivant en France depuis peu, en tout cas pas assez, j’avais d’autres références quant à la Résistance. Mais ce jour-là, le contexte de leur apparition sur ce mur, en fait c’était un panneau publicitaire de métro, était suffisant pour redonner un souffle au texte, pour que mon regard puisse s’y agripper, pendant que mon esprit et mes poumons cherchaient à fuir les lacrymogènes. Prévoir en stratège, agir en primitif. Cours maintenant. Cours…

Un événement en tant qu’événement, si petit soit-il au sein d’une petite constellation, même si parfois on a tort d’appeler ça « un individu », a un effet rétrospectif sur le passé et cette capacité de rester présent dans le futur. Disons que son apparition modifie ce qui s’est passé – action rétrospective – en même temps que son apparition ne passe pas – permanence dans le futur. Le temps s’ouvre vers deux directions.

Ce jour-là, j’avais entendu le mot primitif à sens unique. Celui de l’instinct. La situation l’exigeait. J’avais beau prévoir un sérum physiologique dans le sac… Cours maintenant, cours. Ce n’est que maintenant, des années plus tard, que cette phrase, continuant à agir, a pris une place avec une dimension mythique. Peut-être parce que le cauchemar ambiant s’est aggravé.

Dans son texte La structure des Mythes, Claude Lévi-Strauss avance cette remarque : «  Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacer celle-là. Or, que fait l’historien quand il évoque la Révolution française ? Il se réfère à une suite d’événements passés, dont les conséquences lointaines se font sans doute sentir à travers toute une série, non réversible, d’événement intermédiaires.  » [2] Voici ce qu’on pourrait appeler le temps de l’Histoire et sa flèche du temps, expression introduite par des physiciens pour décrire des phénomènes dans des systèmes fermés où le temps semble s’écouler toujours dans la même direction, de manière unidirectionnelle. Mais le temps que nous habitons ne se réduit pas à celui-ci. Et l’Histoire est une des manières de faire des histoires, en même temps que les autres sciences, plus ou moins dures.

Pour Lévi-Strauss le temps du mythe a une double structure, à la fois historique et anhistorique, réversible et irréversible, synchronique et diachronique. Ainsi la Révolution française en tant qu’enjeu politique est une « séquence d’événements passés, mais aussi schème doué d’une efficacité permanente » [3]. Telle une partition musicale à plusieurs instruments, elle n’a de sens que lorsqu’elle est lue à la fois dans un ordre successif, de gauche à droite, mais aussi synchronique, de haut en bas. Ce qui importe ne se joue pas seulement par rapport à un avant et un après mais aussi dans ce qui résonne ensemble, en même temps, vibration à distance.

Si on entend par politique, non pas le gouvernement de violence ordinaire des uns sur les autres, mais ce qui brise l’ordre des places entre les unEs et les autres, un moment politique est une émancipation des dissonances. Le futur est présent, le passé ne passe pas, et ce qui devrait rester séparé tremble ensemble. Ce qui importe dans un mythe n’est pas la version originale, ce sont les reprises et les variations. Or, ce n’est absolument pas naïve ou neutre si les variances du mythe de l’Europe se stabilisent dans la forme d’un enlèvement d’une jeune fille par Zeus que l’on peint et repeint comme un taureau ou si ça parle aussi du viol d’une princesse venant du Moyen orient.

Pénélope attend le retour de son mari parti en guerre, Ulysse. Le soir, elle défait ce qu’elle a fait dans la journée. Décortiquant ce qu’elle a tissé, sa ruse est un jeu à somme nulle. Que rien ne se passe, en attendant qu’IL revient. Le mythe de la naissance du lac Kivu au Rwanda agence des relations similaires mais de manière contraire. Une reine – le mythe ne lui donne pas de nom, mais peut-être elle en trouvera un dans une future version – attend son roi et guerrier de mari, parti mener bataille. En attendant, la reine a des envies, elle fait appel à un serviteur, un garde de basse extraction. Celui-ci pétri de peur (du mari ? Des représailles ? De la reine ? De la performance ?) n’ose pas la pénétrer. Ses tremblements caressent le sexe de la reine, en surface, de ce rapport naît une explosion aqueuse abondante, elle forme la source du lac Kivu. Que rien ne se passe, en attendant qu’IL revient, sinon que la jouissance féminine fait naître un lac…

« Il n’existe pas de version « vraie » dont toutes les autres seraient des copies ou des échos déformées. Toutes les versions appartiennent au mythe. » [4] Il n’existe pas non plus de version émancipatrice. Il y a simplement des versions qui, dans telle séquence de l’espace-temps, ici et maintenant, font trembler la structure de l’ordre sociale ou au contraire participent à sa consolidation. De même que le savoir ne suffit pas à l’émancipation, il n’y a pas de mythe qui émancipe de lui-même. Tout dépend du contexte et des bords du texte. Se situer là où ça déborde.

« Ce n’est pas la manifestation qui déborde, c’est le débordement qui manifeste », un autre graffiti sur un mur qui parlait ce jour-là le long de la manifestation parisienne.

Nous aurions tort de penser que les mythes ne servent qu’à la reproduction de ce qu’il y a, tels des rituels qui dressent religieusement nos gestes et nos corps à la soumission. Une partie de nos cauchemars, c’est parce qu’on a cru au mythe du progrès, à la capacité d’une pensée scientifique claire, épurée de mythèmes, capable même d’armer la révolte. Science révolutionnaire. On a cru aussi à une Littérature installée comme une révolte contre les belles lettres, brisant l’ordre des places et les hiérarchies entre les sujets nobles et les sujets vils, se séparant des histoires des rois et des reines, pour faire des héros ordinaires, une affaire de n’importe qui. Mais la Littérature a besoin des Auteurs. Et peut-être sa peau est trop sèche, si on lui enlève complètement sa capacité de reprendre et faire bifurquer, comme d’autres formes de discours, les mythes collectifs [5]. Un mythe se chuchote, se tague, se reprend, varie. C’est une parole anarchique qui peut ni trahir ni rester fidèle à l’original – l’archè. Reprise, montage, piratage, variation. Elle se refuse au droit d’auteur et au génie… elle n’attend pas qu’IL vient ni qu’IL revient.

Il est 17h42 à L’Isle sur la Sorgue. René Char est né à quelques pas d’ici. Depuis six mois, le carnage à Gaza rend fous le gens le plus seins. C’est une folie que de ne pas devenir fou. Les mots ne tiennent plus. Seulement une question est supportable. Que puis-je faire ?

Depuis quelques années, malgré des émeutes populaires généralisés, la bancocratie sans frontières reste imperturbable et les fous de Dieu gagnent du terrain au sein même des gouvernements. Le vocable musulman a été largement associé avec fondamentaliste et terroriste, ce qui a permis d’invisibiliser et de gouverner. Mais aucune religion n’a le privilège, les fous de Dieu prolifèrent de partout. Dans plusieurs pays occidentaux ou occidentalisés, le droit à l’avortement des femmes est à nouveau « discutable ». Si bien que le vieux choix socialisme ou barbarie semble se jouer dans des nouveaux termes : les fous de Dieu ou les mythes avec des dieux, des demi-dieux, des nymphes qui trahissent et se trahissent et se mêlent aux affaires humaines, au monde minéral, à l’eau et au feu.

Le son n’est que milieu en vibration. Le son est air, eau, plante ou caillou. Comme le son, un mythe se confond avec son milieu de propagation. Des fois, il ressemble à une mite. Elle perce des trous. Nous avons raisons de nous révolter mais il nous faut aussi des mythes pour agir. Prévoir en stratèges, agir en primitives, s’accorder différemment.

Maria Kakogianni

[1René Char, Feuillets d’Hypnos, fragment 72.

[2Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, « La structure des mythes », Plon, 1974, p. 239.

[3Idem.

[4Idem., p.251. Il est intéressant de noter que Lévi-Strauss fait de l’Œdipe de la psychanalyse une version du mythe. Il ne dit pas si elle a tort ou raison, simplement elle rajoute une version. Quelque part, aucun discours ne pourra jamais délivrer la vérité d’un mythe, sa fonction psychique ou sociale. Lorsqu’un mythe agit, il horizontalise les hiérarchies discursives. Il circule ou ne circule plus.

[5A distinguer de ce que Lévi-Strauss appelle le mythe privé du névrosé

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :