« Le travail, il faut l’abattre »

Qui s’est amusé à suspendre des smartphones sur des arbres quasiment à la porte des magasins ? Et pourquoi ?

paru dans lundimatin#259, le 19 octobre 2020

Travail salarié et capitalisme vont de pair, la chose est entendue. Mais on ne se souvient pas toujours dans les détails de leur imbrication : cet article revient de manière très claire sur la constitution du « travail libre » en lien avec les évolutions du capitalisme. Du travail industriel à la chaîne de montage et jusqu’au « travaux à la con » documentés par Graeber, Eduardo Cassais montre ici avec rigueur qu’aucune tâche ne saurait échapper à la perversité et à l’horreur du travail salarié. Il n’y pas de bon travail, pas de valeurs du travail à défendre puisque le travail se réduit tout entier à sa valeur...irrémédiablement marchande. Travailler plus ou travailler moins n’y fera rien non plus : « Le travail, il faut l’abattre. Le travail et le capitalisme étant indissociables, on ne saurait supprimer l’un sans mettre fin à l’autre. Autant dire qu’il faut briser le capitalisme, le pulvériser, l’atomiser. »

L’arbre aux portables

Septembre 2020. Dans les faubourgs de Chicago, EUA, près des magasins d’Amazon et de Whole Foods, une chaîne d’épiceries intégrée dans Amazon, les arbres portaient de drôles de fruits [1]. Non pas des pommes rouges de l’automne comme il serait de saison. Mais de luisants smartphones noirs, ces gadgets électroniques dont même un enfant sait pertinemment qu’ils ne poussent pas sur les arbres. Qui s’est amusé à suspendre les portables quasiment à la porte des magasins ? Et pourquoi ?

Tout simplement, il s’agit d’un nouvel avatar de la lutte pour la survie. Amazon et Whole Foods font les livraisons par l’intermédiaire de livreurs indépendants, sans contrat de travail. On les appelle par euphémisme auto-entrepreneurs. Ils touchent dans les 18 dollars de l’heure pour la mission. Ils étaient nombreux à se faire enrôler comme livreurs vacataires pour arrondir leurs fins de mois. 20 mars 2020. La pandémie du Covid-19 a fermé les usines, les bureaux, les échoppes et a mis à l’arrêt bien des petits services personnels rémunérés. Le nombre de ceux pour qui ces quelques dollars ont cessé de représenter un appoint pour devenir carrément le revenu de base, s’est accru à grande vitesse.

Pour remettre rapidement aux clients ses « Offres instantanées à livraison rapide », Amazon choisit le livreur qui se trouve le plus proche. Ces courses peuvent se faire entre 15 et 45 minutes. La procédure repose sur un système automatique qui localise les livreurs disponibles d’après le signal émis par leurs mobiles et attribue la course à celui qui semble être le plus près du magasin. Une milliseconde d’avance peut faire la différence. Sachant cela, les livreurs suspendent un mobile à la porte du magasin, après l’avoir dûment synchronisé à celui qu’ils ont dans la poche, dans l’espoir de souffler la course aux concurrents. Le système se laisse duper, car il les croit tout près même s’ils sont en réalité éloignés du magasin. Certains margoulins, engagés dans la course effrénée au revenu, y ont flairé tout de suite la bonne affaire. Ils ont pris les devants et accroché leurs propres mobiles aux arbres du parc les mieux placés. Ainsi se font-ils attribuer les courses qu’ils sous-traitent aux livreurs en attente. Ils retiennent au passage une commission pouvant atteindre 8 des 18 dollars à l’heure payés par Amazon.

L’anecdote évoque ce que le travail est aujourd’hui et en subsume les attributs qui en font une perversité achevée. D’abord le chantage au besoin de survie qui soumet les personnes à la tyrannie écrasante et irrévocable du monnayage de leur force de travail à n’importe quel prix. Un chantage assez impérieux pour rabaisser certaines victimes à voir dans le vecteur même de leur dégradation, le travail, une sublimation de la vertu, de la droiture et de la dignité humaines. Parmi ces livreurs faisant le pied de grue devant le portail d’Amazon dans l’attente de l’hypothétique course qui leur vaudra quelques maigres dollars, combien ne se rongent-ils pas les sangs ? Combien ne se sentent-ils misérablement coupables de ne même pas être capables de décrocher un petit boulot de rien du tout, de manquer totalement d’ « employabilité », comme disent les nouveaux sociologues du travail ? Pas surprenant que les suicides et les tentatives de suicide liés au travail soient en nette augmentation dans toutes les catégories socioprofessionnelles [2].

C’est ensuite la réification de la personne, celle-ci devenant une chose-outil dont la personnalité originelle n’a plus aucun intérêt et se trouve dûment gommée. Tous les compartiments de la conscience – l’unicité, la fierté, la dignité, l’affectivité, le talent, le savoir, l’intelligence – sont les uns après les autres systématiquement aliénés dans la prestation de travail. Pour les managers de la distribution d’Amazon/Whole Foods, le rêve serait de se débarrasser des livreurs et de remettre leurs paquets par drone, là, tout de suite. En juin 2019, Jeff Wilke d’Amazon annonçait [3] que c’était une « question de mois » pour que son dernier modèle de drone commence à livrer des paquets jusqu’à 2,5 kg (représentant entre 75 % et 90% de toutes les livraisons) dans un rayon de 25 km, en moins de 30 minutes. Démarré en 2013, le projet a été baptisé Prime Air. Ce nouveau service devrait beaucoup améliorer l’efficience de la distribution et « se traduirait par un processus d’économie qui pourrait réduire les dépenses de l’organisation. Les actionnaires bénéficieraient d’une augmentation potentielle des dividendes, tandis que les cadres supérieurs pourraient être récompensés pour leur créativité par une augmentation de leur salaire. Le nombre de travailleurs potentiellement nécessaires serait également réduit, ce qui augmenterait encore ces facteurs de rémunération. » [4] En outre, le système « contribuerait également à la cause de l’environnement » [5] – tiens, il fallait aussi y penser, à sauver la planète !

Le livreur humain peu efficient, peu fiable, et tout de même coûteux et pollueur, fait figure de fossile face à la livraison robotisée. C’est pourquoi d’autres poids-lourds des affaires, dont Walmart, Alphabet-Google ou UPS se sont lancés dans la course et que des entreprises spécialisées comme Wings et Zipline ont vu le jour. Vite, substituez-moi le robot à ce guignol humain bon à rien !

Enfin, l’anecdote rend évidente la nature du travail en tant que simple marchandise porteuse de valeur qui s’achète contre de l’argent et se vend contre de l’argent. Son essence est la présence évidente d’argent sur le point d’être échangé. Ce travail-marchandise, quoique aussi accablant, n’est plus la peine de l’esclave ni le labeur du serf. Il en garde la même exigence d’un effort soutenu et de longue haleine, le même germe de souffrance du corps et de l’âme. Mais ceci n’est que le soubassement d’un attribut incorporel dominant. Un simple rapport algébrique entre facteurs de production. Une entité servant au calcul des coûts, des prix et des marges de profit. C’est un travail abstrait n’ayant plus rien à voir avec ce travail concret des mains – et de l’esprit, ajouterais-je – dont les Pères de l’Église [6] disaient qu’il sert à élever les cœurs vers Dieu.

Les petits requins qui accrochent leurs mobiles aux arbres dans le but de verrouiller l’attribution des courses, savent pertinemment ce qu’est vraiment le livreur en attente. Non plus une personne. Même pas un travailleur. Mais tout bonnement un agio de 8 dollars. Ils lui achètent dix courses pour cent dollars et les vendent à Amazon pour cent quatre-vingts. Résultat net : quatre-vingts dollars dans la poche, un bénéfice de 45 %.

À l’instar du papier sur lequel est imprimé le billet de banque, le travailleur n’est rien d’autre que le support d’une certaine somme d’argent. À une énorme différence près. Le billet de banque garde de la valeur même au repos au fond du tiroir. Par contre le travail n’a absolument aucune valeur hormis lors de l’échange. Pas d’échange, zéro valeur. C’est bien pour cela que le chantage au chômage pèse d’un poids de plomb sur le travailleur.

L’accouplement de l’idée libérale et de l’industrialisation

Il plane au-dessus du mot travail et de ses dérivés une ambiguïté soigneusement entretenue. Une coalition d’intérêts se démène pour prêter à l’idéologie régnante une assise éthique, morale, philosophique et culturelle. Histoire non seulement d’avoir toujours raison, mais surtout de prévenir le débat, d’obvier à un face-à-face aux résultats potentiellement fâcheux. Pour cela tous les arguments sont bons.

Les philosophiques. Comment ose-t-on vitupérer le travail, alors que celui-ci est le propre de l’homme ? N’est-ce pas par l’humaine aptitude au labeur que l’homme se distingue de la bête ? Ne l’appelle-t-on pas l’ homo faber ? Pourquoi vouloir empêcher l’homme de s’élever au-dessus de sa condition animale par cette noble activité de la tête et des bras qu’est le travail ?

Les arguments religieux. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front [7]. Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger [8]. Et j’en passe.

Les arguments pratiques. Il faut bien que le boulanger fasse cuire le pain, que la sommelière continue de nous servir la bière, que le canalisateur débouche l’évier, que l’éboueur ramasse les ordures. Sinon, dans quelle pagaille va-t-on plonger ? Les éboueurs sont souvent mentionnés par les esprits positifs apôtres du travail. On les entend rarement citer les courtiers de la bourse, ou les archevêques, ou les ministres ou les secrétaires-généraux du parti. À croire que le premier homme de la rue peut fort bien exécuter les fonctions du courtier, du ministre, de l’ambassadeur, mais que l’acte de déposer ses ordures ménagères dans un centre de ramassage est au-delà de ses capacités physiques et mentales.

Enfin, les arguments scientifiques. Les premiers économistes placent le travail là où il doit être de l’avis des possédants, chez les pauvres démunis. Si l’abondance règne, le travail devient trop cher et rare, car les pauvres ne pensent qu’à se remplir la bedaine et à s’arroser les gosiers. Par la force des choses, les pauvres doivent travailler dur, mettre tout le monde à la tâche et punir les paresseux par le travail, ils doivent être laborieux, endurants, sobres et considérer le travail et l’industrie comme un devoir envers Dieu, disait Petty [9]. Depuis les premiers balbutiements de la science économique, ses grands noms n’ont de cesse d’étoffer et de raffiner les arguments servant à fixer le travail comme la condition naturelle, nécessaire et irréversible du pauvre.

Ces ergotages visent à accréditer l’idée que le travail est le travail, point final. Toute forme de labeur serait du travail. Le labeur de l’esclave et de l’affranchi qui s’activent dans les domaines ou dans les ergasteria [10] de l’antiquité. Celui du serf du moyen âge. Celui de l’apprenti et du compagnon des corporations médiévales et de l’âge moderne. Celui de l’esclave dans les Amériques. Celui de l’ « indentured servant » [11] du 18e siècle. Celui des ouvriers des manufactures. Et aussi le labeur du travailleur salarié libre. Celui de l’ouvrier de l’industrie à domicile. Celui de l’ouvrier à la chaîne des usines du 19e et 20e siècles. Celui de l’ouvrier des usines robotisées et des employés des bureaux informatisés contemporains. Toutes ses formes de labeur seraient tout uniment du travail. Qu’aurions-nous donc à murmurer là-contre, puisqu’il a toujours existé et il existera toujours ? S’il a toujours eu et gardera toujours ses petits côtés moins sympathiques, voire odieux, il n’en restera pas moins la seule voie offerte à l’homme pour son émancipation, son développement, son épanouissement et son enrichissement, ainsi que celui de la société.

Piètres plaidoiries ! Le travail est un fait récent, né vers la fin du 18e siècle de l’accouplement de deux jeunes parents. Le vent libéral des Lumières qui souffla en particulier sur la Révolution française. Et la soif de main-d’œuvre ouvrière pour faire tourner les fabriques de la révolution industrielle. Il n’existait pas auparavant. Il fut engendré par le capitalisme industriel.

Avant la révolution industrielle, la société était tenue dans un carcan de privilèges, de taxations, de restrictions et de prérogatives. C’était une entrave aux libertés essentielles qui faisait obstacle au minimum d’égalité civile, judiciaire et fiscale indispensable à l’avancement économique et social des populations. Certes, l’organisation sociale n’était guère uniforme à travers l’Europe, ni même dans les frontières d’un seul pays, Toutefois on s’accorde pour reconnaître dans le régime des corporations celui qui prédominait dans le monde du travail d’alors.

Les corporations de métiers protégeaient efficacement les maîtres-patrons contre les seigneurs, la cour et l’Église d’une part, et d’autre part contre la concurrence déloyale d’autres maîtres et des ouvriers libres. En théorie du moins, elles protégeaient aussi les apprentis et les compagnons, en encadrant les rémunérations, les horaires de travail, les jours fériés, l’arbitrage des litiges et le processus d’acquisition de qualifications pour gravir les échelons du métier. Protection bien fragile contre les atteintes de l’État et de l’Église. En 1666 le roi Louis XIV obtient de l’archevêque de Paris qu’il supprime une vingtaine de jours fériés, jours chômés mais non pas payés bien entendu – il en reste quand même trente-deux par an, hormis les dimanches. En Angleterre, l’État se substitue aux corporations pour réglementer l’accès aux métiers, fixer les limites des salaires, restreindre le changement d’emploi, obliger les chômeurs à travailler la terre et, en pratique, fournir à l’agriculture la main-d’œuvre qui lui faisait défaut [12].

Les règles corporatives étaient défaillantes surtout en ce qui concerne les abus des maîtres-patrons [13]. Aux compagnons, il ne leur reste comme moyen de défense que de faire la grève, quoique interdite et sévèrement réprimée, ou de rejoindre les « compagnonnages ». Ceux-ci étaient des associations clandestines d’entraide, de placement, de secours, de renseignement, de mise en interdit des mauvais patrons et même de combat. Traqués par l’Église qui les accuse de sacrilège, et par la police qui les charge de subversion, les compagnonnages d’ouvriers, dont le réseau s’étend partout, particulièrement en province, sont restés actifs jusqu’à la fin du 19e siècle, malgré les efforts du pouvoir pour les dompter par la peur. La diffusion de l’industrialisation et la légalisation des syndicats les rendirent obsolètes.

On conçoit que ce régime pré-industriel fut peu propice à l’essor aussi bien des artisans-patrons enrichis, qu’à celui des premières unités industrielles. Pour assurer l’opération des nouvelles filatures, usines de tissage, mines, forges, manufactures de tapisserie, verreries, poteries, papeteries, on employait une main-d’œuvre nombreuse, sans qualifications et qu’on souhaitait assujettie exclusivement à la volonté de l’industriel-patron. L’État et les corporations n’avaient pas à s’y immiscer. L’esprit des Lumières confortait ce point de vue. En illustrant la primauté du rationalisme, du progrès et de la liberté sur les superstitions, l’immobilisme et les contraintes du pouvoir absolu, les philosophes offraient à la bourgeoisie montante l’assise idéologique dont elle avait besoin.

C’est ainsi qu’en 1791 la constituante française étendit à tous les domaines la liberté de produire déjà en vigueur dans l’agriculture. La loi d’Allarde de mars 1791 supprima les corporations, jurandes [14] et maîtrises, ainsi que les manufactures à privilège. La seule loi qui doit désormais régir la production, les salaires et les prix sera la nue loi de l’offre et de la demande.

Le « peuple », mot dont se servaient les aristocrates et les bourgeois pour nommer la classe des destitués, demeurait attaché au système ancien qui, malgré tout, sauvegardait un tant soit peu ses conditions d’existence. Les coalitions d’ouvriers se manifestèrent pour revendiquer leurs droits. La bourgeoisie en prit bonne note et, dès juin 1791, réglait l’affaire par la loi Le Chapelier interdisant aux ouvriers la coalition, la grève et toutes les « aberrations sur leurs prétendus intérêts communs. » La liberté du travail l’emportait sur la liberté d’association. Ouvriers et compagnons se trouvèrent mis définitivement à la discrétion des patrons. Camille Desmoulins était ravi : « Aura une boutique qui pourra. Le maître-tailleur, le maître-cordonnier, le maître-perruquier pleureront ; mais les garçons se réjouiront et il y aura illumination dans les mansardes. » La loi Le Chapelier « constitua pour le capitalisme industriel un instrument efficace de développement. » [15]

Maintenant que le libéralisme triomphant a enlevé les entraves à la multiplication des grands ateliers, des manufactures et des usines, la demande de main-d’œuvre va en gonflant. Pour répondre au besoin, il faut créer une multitude de demandeurs d’emploi, susceptibles de devenir des travailleurs salariés libres. C’est ainsi qu’en Angleterre le processus des « enclosures » [16] a généré une foule de sans-terre qui alimenta en force de travail les industries du nord du pays durant la première phase de la révolution industrielle. Là où le servage persistait encore et devenait un frein à l’approvisionnement en main-d’œuvre de l’industrie naissante, l’État l’a aboli : Danemark en 1788, Prusse en 1807, Bohème en 1781/1848, Russie en 1861.

La « révolution industrielle a été accompagnée d’une forte augmentation du nombre absolu et relatif de salariés, d’ouvriers […] On peut estimer qu’en moyenne les salariés ne représentaient pas plus, et souvent bien moins de 20 à 25 pourcent de la population active dans les sociétés traditionnelles européennes. Or, vers le milieu du XIXe siècle, les salariés représentaient déjà plus de 60 pourcent de la population active dans les pays industrialisés tels que l’Angleterre ou la Belgique. Il n’est donc pas exagéré de dire que la classe ouvrière est le fruit de la révolution industrielle. » [17]

Marx [18] décrivait en 1867 l’accouchement du travail libre en des termes clairs. « Les capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse. Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d’une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu’il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l’homme par l’homme […] Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d’être attaché à la glèbe ou d’être inféodé à une autre personne ; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d’apprentissage, etc. Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses. »

Par une autre voie, celle de l’influence de la religion sur l’économique, Max Weber [19] arrivait en 1904-1905 à un constat similaire. « L’Occident a connu en propre […] l’organisation rationnelle capitaliste du travail (formellement) libre, dont on ne rencontre ailleurs que de vagues ébauches. […] en dernière analyse, toutes [les] particularités du capitalisme occidental n’ont reçu leur signification moderne que par leur association avec l’organisation capitaliste du travail. […] De même, le « prolétariat » en tant que classe, ne pouvait exister en l’absence de toute entreprise organisant le travail libre. »

Travail libre : quelle liberté ?

Il semble approprié de coller l’épithète « libre » au mot « travail » lorsqu’il est question du travail en régime capitaliste. Cela permet de le distinguer du labeur sous les régimes traditionnels : celui des clients de la gens grecque ou romaine, des serfs de la glèbe, des esclaves, des compagnons, etc. dont les obligations, les droits, les modalités de déploiement de l’activité et les rapports avec ceux pour le compte de qui ils travaillaient étaient soigneusement réglementés et codifiés. C’est vrai, le capitalisme a progressivement balayé tout ce bric-à-brac encombrant, pour y substituer le contrat de travail libre signé entre les parties consentantes.

Malheureusement, le mot libre est un fourre-tout qui se prête volontiers à des facéties peu honorables. Libre n’est pas synonyme de délivré des chaînes. Plus subtilement, cela signifie : assujetti à d’autres liens venus se substituer aux anciennes chaînes pour ligoter le travailleur avec une efficacité draconienne – on tombe de Charybde en Scylla. Marx disait plus haut que le travail libre était la libre exploitation de l’homme par l’homme. Max Weber, plus circonspect, concède qu’il est libre formellement, entre parenthèses. On peut en effet se demander de quelle liberté jouissaient les enfants travailleurs dont la servitude n’a été allégée pour la première fois qu’en 1833 [20] lorsque la loi interdit, et encore dans l’industrie textile seulement, l’emploi d’enfants de moins de 9 ans et limita le temps de travail journalier, six jours par semaine, à 12 heures pour ceux âgés de 14 à 18 ans et à 8 heures pour la tranche d’âge de 9 à 13 ans. En 1880 dans les charbonnages belges les enfants de moins de 16 ans représentaient 17 % de l’emploi et ceux de moins de 14 ans 7 %. L’aube de leur libération ne survint que lorsque la généralisation de la scolarité obligatoire à la fin du 19e siècle les enleva des places de travail pour les asseoir sur les bancs de l’école.

Le contrat de travail libre demeure une fiction aujourd’hui encore. « La suprême beauté de la production capitaliste consiste en ce que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié, mais qu[’]elle fait toujours naître des salariés surnuméraires. La loi de l’offre et la demande de travail est ainsi maintenue dans l’ornière convenable […] la subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie : ce rapport de dépendance absolue, qu’en Europe l’économiste menteur travestit en le décorant emphatiquement du nom de libre contrat entre deux marchands également indépendants. » [21] Ces mots sont toujours d’actualité.

Même du point de vue formel, le libre contrat reste une vue de l’esprit en Europe jusqu’aux portes du 20e siècle [22], car la force accordée aux parties par la loi est asymétrique. Si les corporations sont abolies en Angleterre en 1813, une série de lois creuse l’inégalité statutaire entre patron et salarié, en exposant ce dernier à des amendes, voire des poursuites criminelles en cas de violation du contrat ou de sa durée, tout en lui enlevant la possibilité de recours à une cour de justice en cas de litige. La minorité juridique du travailleur anglais n’est atténuée qu’en 1875 par le vote de l’Employees and Workmen Act.

La France introduit en 1806 le livret ouvrier, où sont inscrites les dates de changement de travail et de déménagement, permettant au patron, qui se méfie foncièrement de la mobilité des travailleurs, d’évaluer la stabilité supposée de l’ouvrier. En 1810 le code pénal de Napoléon, à l’article 415, menace d’emprisonnement d’un à trois mois les ouvriers convaincus de « tentative ou commencement » de grève, et d’une peine de deux à cinq ans « les chefs ou moteurs » du mouvement. Ce n’est qu’en 1864 que la France abroge cet article, la grève cessant d’être considérée comme un délit en soi et ne tombant sous le coup de la loi que si elle s’accompagne de violences. Et ce n’est qu’en 1868 que le ministre Forcade recommande à Napoléon III d’autoriser les ouvriers à « former à leur tour des réunions analogues à celles des patrons » [23] La loi Waldeck-Rousseau de 1884 dispose à l’article 2 que « Les syndicats ou associations professionnelles […] pourront se constituer librement sans l’autorisation du gouvernement », sous certaines conditions et sauf exceptions, telles celle des instituteurs.

À l’évidence, la liberté des patrons, libres d’investir ou de thésauriser leur argent, de faire leurs « grèves » (lockouts) et de constituer leurs syndicats sans craindre le bras de la loi, avait un p
oids spécifique tout autre que celle des travailleurs. On a pu voir la gendarmerie et l’armée tirer sur les ouvriers en grève. On ne sache pas qu’elles soient intervenues les armes à la main pour forcer les patrons à remettre en marche leurs usines en lockout.

Le travail, une perversité

Le travail est une perversité achevée. Il faut ajouter qu’il est une perversité dont la portée est triple. Elle porte sur le travailleur lui-même. Elle porte sur son maître, appelons-le ainsi celui pour qui le travailleur travaille. Elle porte sur le mode de production économique dont les deux premiers sont les agents. Mais avant d’en brosser ses effets sur ces trois plans, il convient de préciser le sens prêté au mot perversité. Poe [24] en parle comme d’un sentiment inné, primitif et paradoxal qui nous conduit à agir pour la raison que nous ne le devrions pas. Le comportement pervers se déploie à rebours du bon sens, se retourne contre son auteur même, tout en le nourrissant d’arguments fallacieux propres à lui faire accroire que ce que la raison devrait lui commander d’éviter à tout prix, est justement ce qu’il doit, ce qu’il va fatalement mettre à exécution.

Que le travailleur pâtisse des effets pervers du travail serait une pure évidence si l’instinct d’auto défense, si nécessaire à la survie personnelle, ne lui conseillait de ne point l’admettre publiquement et, pour plus de sûreté, de ne même pas le reconnaître dans son for intérieur. Il est préférable de refouler tout ce qui risquerait de nous enlever le sommeil. La société capitaliste est comme un joli parc sympathique où se croisent plein d’individus perfides. L’honnête travailleur qui se laisse aller à critiquer le travail, passe vite pour un rouspéteur, un fainéant, un fâcheux ; mais lorsqu’un coquin rossard proclame que le travail est un devoir universel, on l’applaudit. [25]

Pourtant, qu’apporte-t-il le travail au travailleur ? « Le sentiment que je ne possède aucun droit, quel qu’il soit, à quoi que ce soit, » disait Simone Weil [26] dans son journal d’usine en 1934. Et elle ajoutait : « Le fait capital n’est pas la souffrance, mais l’humiliation. Là-dessus, peut-être, que Hitler base sa force (au lieu que le stupide « matérialisme »...) »

Elle n’a pas complété la phrase, mais on peut y suppléer : au lieu que le stupide « matérialisme » se rengorge dès qu’il obtient une petite rallonge du salaire, ou une modeste amélioration des conditions d’hygiène du travail. Conquêtes précieuses sans doute – quand on manque de tout, toutes les miettes sont bonnes à prendre. Mais tout à fait insuffisantes pour emporter loin de soi la peur du « chômage… ce cauchemar sans issue » [27], et absurdement incongrues pour effacer l’humiliation, pour résoudre l’aliénation du travail d’automate, ces éternels fardeaux du travailleur.

La perversion fait que les travailleurs, des serfs qui ont les apparences de la liberté au milieu des douleurs de la servitude [28], tous ces êtres maniés comme du rebut, sont chez eux à l’usine lorsqu’ils font la grève, mais s’y sentent en territoire hostile lorsqu’ils travaillent [29]. Sentiment semblable à celui des travailleurs-cadres bien fringués des multinationales : TGIF [30] soupirent-ils, mi figue-mi raisin, à la fin d’une longue semaine, avant d’aller au bistrot boire une bière avec les copains et se raconter les plus récentes « conneries » de leurs managers.

Le jour d’après, l’ouvrier est tout disposé à se laisser poser le joug : « pour cette augmentation de la prime, on aurait accepté n’importe quoi, on se serait crevé. » Le cadre, lui, dans la séance de formation au leadership qui l’attend, va s’ingénier à échafauder des mises-en-oeuvre créatives de la stratégie de changement annoncée par la haute direction : « si seulement j’arrive à montrer ce que j’ai dans le ventre, je ferais n’importe quoi, je me serais crevé. » Il rentre dans le rang jusqu’au prochain creux de la sinusoïde psychologique du salarié.

La pensée critique elle-même n’arrive pas à mettre le doigt sur l’essence perverse du travail. Un anthropologue américain [31] publia en 2018 un essai, devenu un succès de ventes international, intitulé « les boulots à la con » dans la version française. Il y reprenait la trame d’un article de 2013 dans lequel il identifiait le croisement de deux tendances. Celle décroissante des emplois productifs agricoles, industriels et de services. Cette autre ascendante des emplois improductifs, inutiles, voire nuisibles, dont les titulaires eux-mêmes reconnaissent l’inanité : courtiers, avocats d’affaires, télévendeurs, chargés de la communication, consultants. Nombre d’occupations toutes aussi futiles que bien rétribuées.

L’auteur se demande comment est-ce possible que le capitalisme, le règne de l’homo œconomicus en quête incessante de l’optimisation des gains, puisse non seulement tolérer mais encore promouvoir l’existence de tâches superflues ? N’est-ce pas précisément ce gaspillage que les lois du marché et de la libre concurrence sont censées éradiquer ? Bonnes questions. Cependant, l’auteur passe outre la question de savoir si ce qui est inutile ou superflu pour lui, l’est également pour l’actionnaire ou le pouvoir. Le premier n’est de loin pas aussi concerné par le produit que l’entreprise construit, que par l’augmentation de la valeur des titres qu’il détient, fût-ce au prix du démantèlement même de l’appareil de production [32]. Quant au pouvoir, il fait main basse sur toutes les fourberies pour prévenir et mater la moindre velléité de dissidence.

Clairement, ce n’est pas en réhabilitant les boulots des « vrais travailleurs, ceux qui produisent des choses », ce n’est pas en arrivant « à ne plus travailler que trois ou quatre heures par jour », comme prôné par cet auteur, qu’on réussira à changer l’essence et le comportement du système socio-économique qui a enfanté ces boulots à la con [33]. Il continuera d’en sécréter tout autant, poursuivra impassiblement la tâche d’en jeter par pelletées au rancart, et n’arrêtera pas d’en distiller des nouveaux pour remplacer les boulots caducs.

Au volant de sa voiture ou au guidon de son vélo, c’est un « vrai » travail celui que fait le livreur indépendant au service d’Amazon. Peut-être ne travaille-t-il que « trois ou quatre heures par jour » mais, au lieu de s’en réjouir, il s’en chagrine car c’est insuffisant pour vivre. N’empêche que c’est bien un boulot à la con. Pis que cela, c’est un travail salarié libre, c’est le nu échange de la marchandise force de travail désincarnée contre de l’argent. Le livreur doit bien en goûter la vacuité, la précarité, la misère et l’humiliation. Il en gardera sur la langue un arrière goût doux : il a gagné la paie de la course ! Avec un trait d’amertume : quelle bassesse d’en être réduit à cela !

On ne semble pas avoir appris grand-chose depuis le milieu du 20e siècle. Un éminent chercheur, après une minutieuse enquête sur le travail dans le contexte du post-guerre, prend acte des blocages qui font obstacle à l’épanouissement humain dans le travail. Et il indique des voies de sortie. Un apprentissage généralisé et polyvalent, appuyé de connaissances théoriques et pratiques. Le changement des travaux, la variété des tâches doivent permettre à l’ouvrier de comprendre « la valeur sociale de son travail. Il faut qu’il y ait, de lui à ses camarades, de lui à l’entreprise, coopération et même adhésion. » [34] Il faut procéder à « la revalorisation des tâches spécialisées dans un groupe restreint de production , où le travailleur se sentirait membre de plein droit, constamment informé de sa marche et associé à sa gestion. » [35]

À la même époque des consultants vendaient aux entreprises des recettes de management allant de l’enrichissement des tâches et de la motivation par le travail même, de Herzberg, à la pyramide des besoins de Maslow, à la théorie Y de McGregor, aux groupes de sensibilisation de Argyris ou au modèle des équipes autonomes de l’usine Volvo à Kalmar. Tout ça avec le but proclamé de rendre le travail un « vrai » travail ou, du moins, de persuader les travailleurs qu’il en était ainsi. Tout ça au son de la vieille formule de Jean Bodin : « il n’est de richesse que d’hommes », rajeunie en « l’homme, le capital le plus précieux. » Tout ça pour aboutir, en 2018, au sensationnel constat des boulots à la con et à l’appel, encore un, à la restauration du « travail vrai » ! Quel progrès !

C’est une perversité que de croire qu’il y a un travail « vrai » qui s’oppose au travail à la con et que, si l’on réduit la durée de travail à « trois ou quatre heures », on sera tiré d’affaire. De telles idées se retourneront implacablement contre le travailleur et finiront par le broyer. Il faut se le répéter : le travail est le nu échange de la marchandise force de travail contre de l’argent. La nature de la tâche, la durée de l’action, la grandeur de la rétribution, l’environnement de travail et l’utilité pratique du produit qui en résulte sont des détails superfétatoires qui ne changent pas un iota à la nature de la transaction.

La deuxième perversité du travail est qu’il ne manque pas d’entraîner le maître lui-aussi dans les abîmes des enfers. Non pas celui qui détient le pouvoir ultime de domination sur les personnes ou les choses, mais le maître-Jacques, le subalterne qui exerce le pouvoir par délégation. La condition équivoque de chef l’enferme dans la cloche d’une existence dissonante. Il regarde en haut, en aspire les effluves et se sent investi d’une mission, celle de mener ses soldats vers de belles victoires. Il sait le faire, il peut le faire, il veut le faire. Mais il se trouve vite coincé au milieu. D’en haut on lui demande le lait, le beurre et l’argent du beurre. On exige l’impossible et on le remballe à coup de poncifs : il ne s’agit pas de faire plus mais de faire plus malin ; il faut savoir faire plus et mieux avec moins ; ici ou tu nages ou tu te noies ; le raté fait des excuses, le gagneur fait des miracles. De droite et de gauche, on réquisitionne ses soldats – il y a tant de feux à éteindre ! Ces derniers se sentent tiraillés, excédés par l’incohérence de la situation, et leur bonne volonté s’en ressent. Le maître a beau manier le bâton et la carotte, la recette s’épuise et ça ne bouge pas assez au goût de personne. Le soir, il se retourne dans le lit et peine à trouver le sommeil.

Dans son style cru, Céline décrit l’aliénation du maître. « Au service de la Compagnie […] besognaient […] grand nombre de nègres et de petits blancs dans mon genre. Les indigènes eux ne fonctionnent guère en somme qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls. La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l’espoir de devenir puissants et riches dont les blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien. » [36]

Excessif, dépassé, ringard ? Pas tant que cela. Le travailleur d’aujourd’hui, à l’instar de l’indigène de Céline, garde parfois une certaine dignité, ne reconnaissant la défaite qu’après l’épreuve de force. Certaines grèves avec blocage et occupation d’usine ont marqué les esprits (Cellatex 2000, Moulinex d’Alençon 2001, Continental AG de Clairoix 2009, raffinerie Total à Dunkerque 2010, Goodyear Amiens-Nord 2013) ; des mouvements comme Nuit Debout (2016) ou celui des Gilets jaunes (2018, 2019) ont frôlé le soulèvement social. Mais les chefs, dont rien ne saurait calmer les convoitises, comme pour les petits blancs de Céline, sombrent souvent dans une dépression noire lorsque les revers surviennent. Ils sont sans forces pour les supporter.

Fin 2019, le tribunal correctionnel de Paris a clos par des condamnations inédites le procès dit de « l’affaire des suicides ». France Télécom y répondait aux charges de production systématique de souffrance, d’humiliation permanente, de création d’un régime de peur anxiogène et d’atteinte à l’intégrité psychologique des salariés. Tout ça prétendument pour améliorer leur performance, en réalité pour les forcer à changer de métier, à se déplacer dans un lieu de travail éloigné du domicile et préférablement à quitter l’entreprise, « par la porte ou par la fenêtre » aux dires du grand patron. La cour a retenu dix-neuf cas de suicide et douze tentatives de suicide par des salariés, certains accusant nommément l’entreprise de les y avoir acculés. Le grand patron n’y a vu que la manifestation banale d’ « une mode des suicides. »

La hiérarchie intermédiaire joua un rôle clé dans le drame. Sommée par la haute direction de mettre en œuvre le projet de « sauvetage » de l’entreprise, elle s’employa, tout en ravalant les scrupules et en étouffant la dignité, à atteindre les objectifs dictés. Elle fit usage de méthodes inavouables, dont la perversité ultime consiste à actionner un engrenage qui, après avoir broyé les subordonnés cibles, finit par accrocher les auteurs eux-mêmes et les brise, les anéantit à leur tour.

« Après la disparition de mon unité, on ne me donne plus de travail. Je ne suis même pas dans l’organigramme ! Imaginez mon isolement. Je ne suis rien du tout. Je suis soi-disant chargé de mission, mais sans lettre de mission !’ [37], témoigne un ex-cadre responsable de quelque 150 à 200 agents. Un autre, directeur régional coiffant des milliers d’agents, explique : « On me conseille de fixer des objectifs inatteignables, pour pouvoir dire au collaborateur : Je suis désolé, mais là, on ne peut plus continuer avec toi… ». Il raconte comment, quelque temps après, un subordonné fait irruption dans son bureau pour lui annoncer « Je suis mandatée au plus haut niveau pour te dire que tu n’as plus rien à attendre de l’entreprise. On fera tout pour que tu partes, sinon, on te détruira ! » [38] Un responsable de communication [39] décrit comment l’ordre reçu de blanchir auprès de la presse la responsabilité de l’entreprise dans le suicide d’un ami personnel a été la goutte de trop qui l’a déstabilisé et amené à tenter de se suicider soi-même.

Comment comprendre ce changement d’aiguillage qui dirige le désir de tuer non pas contre le géniteur de la souffrance, mais contre soi-même, la victime ? Selon Durkheim « les fonctions industrielles et commerciales sont, en effet, parmi les professions qui fournissent le plus au suicide. Elles sont presque au niveau des carrières libérales, parfois même elles le dépassent. [Cette forme de suicide vient] de ce que leur activité est déréglée et de ce qu’ils en souffrent. [C’est] le suicide anomique. » [40]

Tandis que le travailleur se voit confronté assez tôt dans sa vie à sa vraie nature de force de travail marchandise à l’état pur et apprend ou se résigne à vivre sa condition, les cadres, les chefs, les maîtres-Jacques déploient autour d’eux des paravents en trompe-l’œil pour prêter un sens à leur labeur, se fabriquer une mission, se duper sur le caractère unique et inestimable de leur apport. [41] N’importe quoi qui leur cache leurs vrais attributs de simple marchandise abstraite qu’un logiciel d’ordinateur pourra un jour remplacer avantageusement – c’est déjà le cas pour bien des emplois dans la banque et dans les bureaux de facturation et de comptabilité.

Capitalisme autophage

La perversité du travail porte son pouvoir de nuisance jusqu’au cœur du système capitaliste, en en détraquant les organes vitaux comme par l’effet d’un champignon pathogène. Le travail, créature et composant indissociable du capitalisme, si d’un côté il en alimente l’avancement et la croissance, de l’autre côté il lui apporte des déséquilibres structurels, source d’infections chroniques, avec des bouffées intermittentes dont on peut prévoir qu’elles se termineront par une issue fatale.

Le capitalisme vit sous le joug de lois d’une puissance coercitive irréfragable. La croissance en est la première : crois ou meurs ! Le rendement du capital ne saurait en aucun cas rester en-dessous du seuil fixé par le marché. Les grands investisseurs, tels les fonds de pensions, exigent des rendements au-dessus de 15 % – pas nécessairement par pure gourmandise, mais parce que, dans le cas d’espèce, ils doivent alimenter les réserves où sont puisées les rentes des pensionnaires adhérents. Les entreprises cotées en bourse doivent coûte que coûte assurer la valorisation de leurs titres, condition obligée pour se tenir à l’abri de l’offre publique d’achat d’un concurrent prédateur. Toutes les affaires, soient-elles cotées ou de capitaux privés, doivent produire des comptes de résultats flatteurs sous peine de ne pouvoir guère négocier avec les banques des financements à des prix convenables. Le consommateur privé doit se nantir d’un revenu toujours plus élevé, faute de quoi son statut social fera naufrage et sa cote de crédit se volatilisera. L’empire de la croissance s’étend jusqu’à la boîte à outils de l’économétrie, d’où sont exclues les fonctions non-linéaires (elles impliquent des asymptotes, des limites à la croissance) et où abondent les fonctions exponentielles (elles déterminent le doublement de la quantité dans un laps de temps constant).

On obtient la croissance en vendant davantage, davantage de choses, à davantage de monde. On ne vendra pas une blouse qui dure cinq ans, mais on s’évertuera à vendre 20 blouses, une par saison, cinq ans durant. On ne vend pas que les biens essentiels ou les superflus, mais aussi des services à la personne, des crédits à intérêts composés, des produits financiers, des loisirs, un certain standing, des « amis » de réseaux sociaux, des « expériences », tout et n’importe quoi, du plus raisonnable au plus extravagant. On vend à ceux dont la solvabilité est avérée, mais on trouvera bien dans les recoins de la comptabilité créative la forme de crédit qui permettra de vendre aussi à ceux qui n’ont pas de ressources et qui traîneront le poids de la dette jusque dans la tombe.

Pour que la spirale de la croissance ne cesse de se déployer, il faut produire toujours plus et plus varié. Il faut comprimer les coûts de manière à mettre les prix à la portée de toutes les bourses. Il faut que s’allongent les files de consommateurs, de préférence solvables, au pire capables de payer le service de la dette pour l’éternité.

Autre loi coercitive du capitalisme : la concurrence. La réussite, la survie même du capitaliste individuel est fonction de son aptitude à dégager une meilleure marge bénéficiaire que le voisin. Simple comme bonjour s’il a un monopole, le rêve de tout homme d’affaires. [42] Sinon, il ne dispose que de deux pistes. Celle de la collusion des prix en consortium, vue comme une forme de triche intolérable, donc précaire et éphémère. Ou celle de l’abaissement des coûts de production par les gains de productivité, une piste plus saine et durable. Le défi est celui de produire plus de marchandises en utilisant proportionnellement moins d’intrants : moins de travail payé ou moins de temps-machine par unité produite, et moins (en valeur) de matières et pièces.

Le fignolage des chaînes d’approvisionnement peut apporter de substantielles économies du côté des matières et fournitures, mais le plafond est vite atteint. Par contre la réduction du travail payé par unité produite promet de plus juteux résultats. Pour y arriver, trois moyens. Soit engager la course au moins-disant salarial en mettant les chercheurs d’emploi en compétition. Soit allonger la durée de travail sans paie additionnelle. Soit organiser le travail plus efficacement.

La course au moins-disant salarial est engagée depuis que le premier patron a recruté le premier salarié et se poursuivra tant qu’il restera un travailleur salarié sur terre. Le sur-travail est l’approche que le capitalisme industriel adopta dans sa première phase de développement. La réduction du nombre de jours fériés des sociétés traditionnelles et l’allongement de la durée quotidienne de travail à 14 ou 16 heures lui ont rapporté un « gain global d’environ 17 à 35 % » [43]. Mais la résistance organisée des travailleurs a freiné cette pratique en y fixant des plafonds.

La recherche de l’efficacité fit un saut qualitatif aux débuts du 20e siècle avec la fragmentation du travail en tâches simples, répétitives, consistant en un ensemble de mouvements et de temps standardisés. Promue par Taylor, mise en œuvre avec un succès historique par Ford, la procédure fut imitée ensuite par toute l’industrie mondiale. Grâce à sa méthode, promettait Taylor [44], l’industriel doublerait la productivité, abaisserait les coûts de production et gagnerait un avantage compétitif déterminant. Promesse tenue. Mais au prix de la disqualification du travailleur. « Le vrai boulot du travailleur n’est pas celui qu’il aimerait faire, mais celui pour lequel on l’a choisi. » « On s’attend à ce qu’il fasse ce qu’on lui dit ». Cela ne doit soulever aucun problème, car « le travailleur moyen, ce qu’il désire, c’est un boulot où il n’ait pas à réfléchir », dit Ford [45]. Taylor avait déjà expliqué que l’industrie ne veut pas de travailleurs créatifs, ayant le « tour de main ». Elle veut des gens capables de se plier aux « règles rigides » élaborées par la direction, bref un type d’homme aussi « stupide et aussi flegmatique [qu’] un bœuf. » [46]

Les formidables gains de productivité enregistrés dans la phase taylor-fordiste du capitalisme industriel n’auraient cependant pas été possibles sans l’adoption accélérée dès le milieu du 19e siècle de techniques innovatrices dans tous les volets de l’activité économique : approvisionnement, fabrication et montage, distribution. Piqués par l’aiguillon de la concurrence, dans une course de tous contre tous, les entrepreneurs ont encouragé, appliqué, copié et amélioré les innovations techniques dans tous les domaines utiles : transports, énergie, machines-outils, matériaux, méthodes de travail.

La marche ascendante vers le machinisme du 20e siècle et vers l’automatisation informatisée du 21e siècle s’est fait accompagner d’un double asservissement du travailleur : sujétion accrue à la machine, et précarité accrue du travail. Au milieu du 20e siècle le père de la cybernétique, Wiener en personne, en prit acte sans équivoque [47] : « La machine automatique […] représente l’équivalent économique précis du travail d’esclave. Tout travail qui fait concurrence au travail d’esclave doit accepter les conditions économiques du travail d’esclave. Il est évident que ceci produira un chômage en comparaison duquel les difficultés actuelles et même la crise économique de 1930-1936 paraîtront une bonne plaisanterie. » On est fixé !

Le capitalisme est régi par la boulimie de l’appropriation. Le capitaliste n’est capitaliste que pour autant qu’il se voue tout entier à « l’appropriation toujours croissante de la richesse. » [48] Appropriation du sur-travail non payé, de la productivité créée par les machines, de la science et de la technique des spécialistes salariés, de la force de travail pure des ouvriers taylorisés, des innovations développées par les ingénieurs employés, des goûts et des préférences des consommateurs manipulés par le marketing. Surtout l’appropriation de l’argent sous toutes ses formes : numéraire, titres de propriété, hypothèques, participations et titres financiers, etc.

Comment ces comportements de course à la croissance, de concurrence effrénée et d’appropriation universelle entraînent-ils le travail à dérailler la belle mécanique capitaliste ? Et pour commencer, le capitalisme a-t-il vraiment déraillé ? Eh bien, oui et plus souvent qu’à son tour.

Depuis le début du 20e siècle les États Unis ont connu 22 cycles de récession économique [49] – sans compter la récession causée par la pandémie du Covid-19 commencée en février 2020 – d’une durée totale de 321 mois soit presque 27 années. Dit autrement, du 1er janvier 1900 au 31 janvier 2020 l’économie américaine a vécu en récession 23 % du temps. Les causes sont variées et entremêlées. Ralentissement de la production suite à la saturation des marchés, à l’étranglement des approvisionnements ou à l’insolvabilité des acheteurs. Contractions du crédit. Crises monétaires. Les récessions entraînent des vagues de chômage, la baisse des revenus et la misère sociale qui en amplifient les effets et imposent aux gouvernements des interventions fiscales et budgétaires, afin d’en pallier les contrecoups.

Pour ébaucher le schéma des forces qui aboutissent à ces dérèglements économiques, je me limiterai à quelques grandeurs significatives [50]. D’emblée, reconnaissons que la croissance a bien marqué des points. Entre 2000 et 2019 la valeur de la production mondiale (la somme des PNB) est passée de 48.64 à 70.4 mille milliards de dollars en valeur constante, soit une augmentation de 45 %.

Tout le surplus de marchandises [51] ainsi généré devrait pouvoir s’écouler sans difficulté, car la population mondiale a cru elle aussi de presque un milliard, soit de 11 % pendant la même période. La croissance serait donc garantie pour le plus grand bien du capitalisme – laissons pour l’heure de côté les ravages irréversibles qu’elle ne manque pas de causer à l’habitat. Éperonnés par la concurrence, les capitalistes jettent leur dévolu sur toute idée nouvelle, toute technique, tout projet plus ou moins sérieux leur offrant des chances de devancer les rivaux et d’offrir au marché plus de choses, plus attrayantes, au prix le plus abordable.

Réussite garantie, à condition bien entendu que tout le monde ait de quoi payer les flots de marchandises déversées dans les étals. C’est ici que les fils s’embrouillent. Tout frais émoulu d’une école technique ou de gestion sait aujourd’hui comment s’y prendre pour produire davantage à plus faible coût unitaire. On installe des machines de technologie avancée, on lance de grandes séries, on comprime les temps de passage et on accélère la rotation des stocks. Le tour est joué : marchandises à gogo, coût unitaire de fabrication écrasé. Retenons tout de même deux points. Tout cela implique de gros investissements et remplit les magasins de montagnes de produits finis prêts à l’expédition.

C’est alors que le vin tourne au vinaigre, car le recours massif aux machines automatiques, comme disait Wiener plus haut, produit nécessairement le chômage et celui-ci s’accompagne forcément d’une baisse des revenus. Entre 2004 et 2017, la population mondiale en âge de travailler s’est gonflée de 21 %, mais tout le monde n’a pu trouver d’emploi. Au cours de la même période, l’armée des chômeurs a grossi de 10 % et, phénomène symptomatique, les rangs des travailleurs « découragés », ceux qui ne sont ni employés ni en recherche d’emploi, ont cru de 25 %. Une formidable masse de gens laissés de côté par la croissance. Pas surprenant que la part des rémunérations des salariés rapportée au PNB fut amputée de 4 % !

En parallèle, l’appropriation capitaliste poursuivit sa marche triomphale. La tranche de la richesse globale détenue par les milliardaires a grimpé de 124 %. Entre-temps le fossé des revenus s’est creusé au détriment des moins bien lotis. Aux États Unis, pendant que la moyenne des revenus de la tranche des 5 % supérieurs a gagné 12 %, valeurs ajustées au coût de la vie, celle des 20 % les plus bas s’est rétrécie de 1 %.

Le tableau se compose donc, sur le devant de la scène, d’une foule grossissante de travailleurs sans le sou, s’écarquillant les yeux devant les piles de marchandises convoitées. Dans l’arrière plan, nombre d’entrepreneurs. Les uns se rengorgent en songeant aux milliards accumulés. Les autres s’arrachent les cheveux, soucieux des stocks de marchandises qu’il faut faire circuler et de l’argent nécessaire qu’il faut trouver pour couvrir les énormes frais fixes et extraire si possible une marge de profit.

Heureusement les chevaliers blancs de la finance sont là qui arrivent au secours. Ils manigancent des crédits capables, comme par miracle, de transformer les pauvres insolvables en débiteurs perpétuels – la dette des ménages aux États Unis a bondi de 23 % de 2005 à 2017 – et les entreprises-baudruches en placements de choix. Et ça repart clopin-clopant jusqu’à la prochaine crise.

Parfois, la profondeur du mal contraint l’État à prêter une main secourable aux démunis, avec la parcimonie qui convient, et aux grosses affaires financières et industrielles, avec la prodigalité que mérite leur prétendu statut d’affaires trop grosses pour qu’on les laisse tomber. Toutefois, les crises n’aidant pas à remplir les tiroirs du fisc, l’État est assez vite à court de ressources. Par bonheur le miracle du crédit aide à faire la soudure. Aussi, voit-on la dette nationale franchir allègrement les paliers et se situer bien au-dessus du PNB dans de nombreux pays.

N’empêche que l’État doit aussi faire quelque chose pour balancer les comptes. Mais surtout rien qui puisse érafler l’enveloppe lisse de l’appropriation capitaliste. Puisque le nœud du problème est le travail salarié, le progrès technique réduisant la quantité de travail nécessaire à la production des marchandises, l’État, mû par la logique de l’absurde, s’y attaque avec un « réformisme » radical. Il allonge la durée de la vie active au-delà des traditionnels 65 ans d’âge. Il raccourcit la durée des prestations de chômage. Il impose aux chômeurs des boulots non-payés. Il jette aux orties les contrats à durée indéterminée. Il enchaîne les salariés à des horaires dits « flexibles » dont la beauté est qu’ils permettent tout autant de rallonger la semaine de travail à 60 heures et au-delà, que de renvoyer le travailleur à la maison où il doit rester de piquet, prêt à reprendre le collier au premier appel.

Bref, le capitalisme et son truchement l’État combattent le chômage et la pauvreté des travailleurs en fabriquant plus de chômeurs encore plus appauvris. Ils rendent la condition du travailleur toujours plus précaire, plus subalterne et plus déshumanisée. Mais ils conservent soigneusement au frais le levain des inévitables nouvelles crises à venir. Rongé par le travail dont l’exploitation est son assise même, le système capitaliste cacochyme n’entretient sa survie qu’aux dépens de sa propre substance.

Restituer au travailleur l’humanité dont le travail l’a évidé

Le capitalisme est sur le point de réussir ce que le régime d’esclavage (qui dura 7 ou 8 mille ans) ou le servage (plus de 7 siècles) n’ont parachevé, à savoir l’évidage complet du travailleur. Celui-ci est aujourd’hui réduit à une coque vide, laissant à peine deviner quelques traces d’humanité. Ce n’est plus une personne, mais une structure juste bonne à besogner en automate et à désirer sans discernement, tel un chien de Pavlov. « Dans toutes les autres formes d’esclavage, écrivait Simone Weil, l’esclavage est dans les circonstances. Là seulement il est transporté dans le travail lui-même. Effets de l’esclavage de l’âme. » [52]

Pas à pas, nous nous sommes rapprochés d’une société humaine dans laquelle, selon les mots d’un Espagnol du début du 20e siècle, « L’homme est le plus utile des animaux. Celui qui nous profite le plus. Il est esclave, serf, putain, salarié. On le vend, on l’achète, on le mange et il en est fier. » [53] L’homo utilis : bien vu ! Avec une réserve. Le capitalisme ne voit plus en l’homme l’animal, car celui-ci, spécialement s’il est un animal de travail, on le soigne, on le nourrit, on le caresse de la main, on lui parle, on le maintient en bonne forme. Non. Du travailleur libre, on ne se soucie guère, à lui de se débrouiller comme il peut. S’il pâtit, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Ce n’est pas l’animal utile qu’on voit en lui, mais l’androïde, une machine cybernétique à figure humaine, sans âme, qui n’a besoin que de l’énergie et une liste d’instructions pour s’ébranler.

Le travailleur à la chaîne, frénétique, déchaîné, déboussolé, taylorisé, tel que le présente René Clair dans le film À nous la liberté de 1931, ou Chaplin dans Les temps modernes de 1936, était déjà éviscéré, réduit à un paquet de muscles et de nerfs prêts à fonctionner. Mais l’ingénieur, le médecin, le bancaire, le professeur échappaient encore au funeste sort taylor-fordiste. Ils conservaient intactes leurs connaissances, leurs compétences et leur savoir-faire. Dans leur labeur, on leur prescrivait « quoi » faire, mais c’était à eux, en tant que professionnels, de déterminer « comment » le faire.

C’est révolu. Au 21e siècle le « comment » est aussi standardisé que l’étaient les temps et les mouvements du système de Taylor. Il est couché sur ordinateur dans les procédures inflexibles des systèmes d’information de gestion. Les professionnels les plus pointus peuvent encore exercer leur talent au sein des équipes mixtes qui conçoivent et développent ces systèmes informatisés. Quelques uns suffisent. La masse des autres n’ont qu’à savoir naviguer dans le système, comprendre les instructions, introduire méthodiquement les données, passer à l’écran suivant, attendre la réponse de la machine et faire imprimer le rapport final.

Aujourd’hui, le médecin de famille passe la plupart du temps de la consultation – un temps compté ! – à tapoter le clavier de l’ordinateur et non pas à ausculter le patient. En guise de diagnostic, il commente le rapport informatisé du laboratoire, lequel indique déjà les limites normales pour chaque paramètre de la santé du patient. Le chirurgien possède un savoir-faire qui le rend encore indispensable, mais le ver est désormais dans le fruit. La course aux robots chirurgicaux dotés d’intelligence artificielle est engagée, car ces machines sont plus précises, moins intrusives et font moins d’erreurs que le professionnel. Surtout, elles sont infatigables et peuvent opérer à la chaîne, assurent leurs promoteurs. Le noble disciple d’Esculape, hier encore entouré d’une aura presque surhumaine, est en passe de se prolétariser, de devenir une nue force de travail-marchandise achetée par les investisseurs pour faire tourner leurs groupes intégrés de santé, à côté des actuaires, pharmaciens, logisticiens, etc., eux-aussi pure force de travail-marchandise, chacun à son poste de travail.

Le prochain pas pourrait consister en cette transformation effective de l’homme en un hybride androïde qui fait tant saliver les transhumanistes. En août 2020, un entrepreneur [54] a présenté la greffe d’un composant électronique au cerveau d’un animal. Selon lui, ce n’est qu’une étape vers la greffe des cerveaux humains, capable d’ouvrir la voie à l’expansion de leurs performances. Science fiction ? Peut-être bien, mais il n’y a pas pénurie de bonnes volontés. En 2005 déjà, le European Group on Ethics s’inquiétait des menaces posées par l’usage non-médical des implants électroniques à la « dignité humaine et à la société démocratique [55] ». Les puces électroniques pourraient se joindre avantageusement « à l’éducation, la tradition, l’habitude, [pour que les travailleurs] subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des saisons. » [56]

Comment se fait-il que ces développements aient échappé à l’attention des « experts » en futurologie ? En 1969 un éminent « prospectiviste » français s’exclamait, enthousiaste : « Nous pouvons dès maintenant imaginer une société où la faiblesse du nombre des heures de travail caractérisera les emplois inférieurs et la grande durée du travail les rôles sociaux éminents : une société donc où, à l’inverse de ce qui se passait autrefois, la promotion sociale se caractérisera par la prolongation de la durée du travail. […] On peut imaginer que dans la structure sociale de l’avenir, la promotion de l’individu entraînera non point une augmentation mais une diminution de ses loisirs ; que les loisirs, en un mot, seront le fait du grand nombre, la longue durée du travail le lot des supérieurs. Dans une telle société, le loisir ne sera plus une « valeur noble », il sera associé à l’infériorité, tenu pour signe que le sujet manque de talents rares, qu’il est un homme ordinaire. [57] » On est bien loin de cette scène « idyllique ». Des millions de chômeurs hagards, des travailleurs rongés par l’angoisse de la précarité, des consommateurs insolvables, des usines qui s’arrêtent, la méga-crise qui guette, voilà le vrai tableau. L’expert a raté la cible, là où ont fait mouche Mary Shelley (avec son Frankenstein) ou H.G.Wells (avec les Morlocks et les Eloïs de La machine à explorer le temps).

À la suite des pourfendeurs des boulots à la con, d’autres voix appellent « à une révolte des salariés et à une vaste réorganisation des valeurs du travail. » [58] Toutefois, ce n’est pas l’enjolivement des « valeurs du travail » qui rendra un sens au labeur humain et restituera au travailleur son humanité volée. Le travail, il faut l’abattre. Le travail et le capitalisme étant indissociables, on ne saurait supprimer l’un sans mettre fin à l’autre. Autant dire qu’il faut briser le capitalisme, le pulvériser, l’atomiser.

En 1848 Marx confiait cette tâche aux travailleurs : « La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du Prolétariat sont également inévitables. » [59] Les fans du capitalisme font toujours des gorges chaudes au sujet de cette prédiction avortée. Marx aurait dû garder présents à l’esprit les mots qu’il adressait juste l’année d’avant, en 1847, à l’Association des ouvriers allemands. « Le capital suppose le travail salarié, le travail salarié suppose le capital, ils sont les conditions l’une de l’autre et se produisent réciproquement. » [60].

Le travail est une fausse idole (pouah, les « valeurs » du travail !). Une vorace machine à tarauder la substance physique et pensante du travailleur, jusqu’à le réduire à une coque creuse, pure force-de-travail-marchandise, à la seule fin de permettre au capitaliste qui la loue d’en extraire de la valeur. Il est le revers de la pièce dont le capital est l’avers. Impossible d’en abolir l’un sans supprimer l’autre. Pour en venir à bout du travail, il faut d’emblée pulvériser le capitalisme, l’agent de la réification du travailleur.

Eduardo Casais

[2Suicide au travail : les DRH face à la « conspiration du silence », The Conversation, mars 2019, https://theconversation.com/suicide-au-travail-les-drh-face-a-la-conspiration-du-silence-116526

[3Amazon’s New Delivery Drone Will Start Shipping Packages ’In A Matter Of Months’ https://www.forbes.com/sites/jilliandonfro/2019/06/05/amazon-new-delivery-drone-remars-warehouse-robots-alexa-prediction/

[418 Delivery Drones Pros and Cons, February 11 2019, https://vittana.org/18-delivery-drones-pros-and-cons

[6Celui qui prie et travaille élève son cœur vers Dieu avec ses mains (Qui orat et laborat, cor levat ad Deum cum manibus), Saint Bernard, XII siècle. Remarquons que, là encore, le travailleur est grugé, car il travaille en quelque sorte à crédit, dans l’espoir d’une récompense dans l’au-delà. Pour l’heure, il lui reste la peine.

[7Genèse, VIII s. av. J.C. Mais a-t-on seulement demandé à venir dans ce paradis ?

[8Saint Paul, env. 60 ap. J.C. Autant pour la charité chrétienne !

[9William Petty, Political Arithmetic, London, 1690. « Dissenters of this kind, are for the most part, thinking, sober, and patient Men, and such as believe that Labour and Industry is their Duty towards God. « (ch.1), mais « when Corn is extremely plentiful, [...] the Labour of the poor is proportionably dear : And scarce to be had at all (so licentious are they who labour only to eat, or rather to drink.) » (ch. 4). Ce brillant représentant d’une « upper class » anglaise affligée par la goutte, maladie liée aux excès de nourriture et de boisson, n’hésite pas à morigéner la débauche des pauvres… Admirable ! https://socialsciences.mcmaster.ca/ econ/ugcm/3ll3/petty/poliarith.html

[10Les ergasteria étaient des ateliers présentant un certain degré d’organisation rationnelle, réunissant en général de 3 à 12 artisans de condition esclave sous la direction et surveillance du maître ou d’un contremaître esclave. On les a trouvés dans la Grèce antique, dans le monde hellénistique et les empires romains d’orient et d’occident.

[11Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton, 2000, p. 83 . Jusqu’à 1800, les deux tiers des migrants anglais dans le Nouveau Monde étaient des « indentured servants », c’est-à-dire des travailleurs obligés par contrat signé par les parties à travailler gratuitement pendant un certain nombre d’années, au bout desquelles, s’ils avaient survécu, leur liberté leur serait rendue. L’engagisme français et le « contractarbeid » néerlandais sont des systèmes de servage équivalents.

[12Statute of Artificers, loi de 1563.

[13Georges Mongrédien, La vie quotidienne sous Louis XIV, Paris, Hachette, 1948, p.137. « Au moyen âge, la communauté de métier dont l’ouvrier faisait généralement partie, assurait la défense de ses droits. Mais aujourd’hui [au 17e siècle], la corporation, étatisée, est la chose exclusive des patrons et ne s’occupe de protéger que les maîtres et leur fils. »

[14Charge de juré sous l’ancienne monarchie française conférée par élection à un (ou plusieurs) membre(s) d’une corporation. https://www.cnrtl.fr/definition/jurande

[15Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1982, p.513.

[16Enclosure : acte de clôturer des terrains, auparavant communaux, et d’en attribuer la propriété à des privés. « Ce terme fait souvent référence au mouvement des enclosures qui s’est développé en Angleterre à partir du XVIe siècle, et qui s’est intensifié aux débuts de la révolution industrielle au XIXe siècle », Wikipedia.

[17Paul Bairoch, Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, vol.1 Victoires et déboires. Paris, Gallimard, 1997, p. 618.

[18Karl Marx, Le Capital, Livre 1, section 8, ch. 26.

[19Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. pp. 18-21.

[20Factory Act, 1833, voir Bairoch, ibid. p. 615 et ss.

[21Karl Marx, Le Capital, Livre 1, section 8, chapitre 33.

[22Alessandro Stanziani, Le Travail contraint en Asie et en Europe, 17e - 20e siècles, Paris, Éditions de la MSH, 2010.

[23Rapport du ministre Forcade à Napoléon III sur les vœux des délégations ouvrières à l’Exposition de Paris de 1867.

[24Edgar Allan Poe, Le démon de la perversité (The Imp of the Perverse), 1845. « Sous son influence, nous agissons sans but intelligible,...nous agissons pour la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable ; mais, en fait, il n’y en a pas de plus forte. »

[25« When a decent working-man takes himself and his work critically, people call him grumbler, idler, bore ; but when an idle scoundrel shouts that it is necessary to work, he is applauded. » Anton Tchekov, Notebook, Huebsch, New York, 1922.

[26Simone Weil, La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951. pp. 106, 107.

[27Simone Weil, ibidem, p. 253.

[28Auguste Blanqui, Lettre à Maillard, Belle-Île, 6 juin 1852.

[29Simone Weil, ibidem, p. 11.

[30Thanks god it’s friday : grâce au ciel c’est vendredi.

[31David Graeber, Bullshit Jobs – A Theory, New York, Simon & Schuster, 2018. Strike ! Magazine, On the Phenomenon of Bullshit Jobs, August 2013. « It’s as if someone were out there making up pointless jobs just for the sake of keeping us all working. And here, precisely, lies the mystery. In capitalism, this is precisely what is not supposed to happen. »

[32Vers la fin des années 1990, feu le géant informatique Digital Equipment Co., leader des mini-ordinateurs, innovateur des réseaux Ethernet, des microprocesseurs de 64 bits, des bases de données relationnelles, du navigateur web Altavista, des interfaces pour systèmes UNIX, pionnier des outils de collaboration via Internet, créateur de services techniques et de formation hors pair, etc. fut littéralement dépecé et vendu aux pièces par les actionnaires majoritaires, plus intéressés à faire un gras profit immédiat qu’à affronter la concurrence à coups de bons produits. Pour cela, ils ont dû d’abord écarter le fondateur Ken Olsen qui, lui, semblait croire au travail utile.

[33Phénomène bien connu au 19e siècle déjà. « Le système capitaliste [...] nécessite aussi, par son système de concurrence anarchique, la dilapidation la plus effrénée du travail productif et des moyens de production sociaux, sans parler de la multitude de fonctions parasites qu’il engendre et qu’il rend plus ou moins indispensables. », Karl Marx, Le Capital, Livre 1, sect. 5, ch. 4.

[34Georges Friedmann, Les problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946, p. 370 et ss.

[35Georges Friedmann, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964, p.274 et ss.

[36L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p. 142.

[40Emile Durkheim, Le suicide, Paris, Presses Universitaires de France, 1930, pp. 282 et ss.

[41Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 214 : Pour le prolétariat au travail, « son travail possède […] la forme nue et abstraite de la marchandise, tandis que, dans les autres formes [bureaucratie, journalisme…] cette structure est cachée derrière la façade d’un « travail intellectuel », d’une « responsabilité », etc. »

[42Frederick C. Howe, Confessions of a Monopolist, 1906 : « the rules of big business […] are reducible to a simple maxim : Get a monopoly ; let Society work for you. »

[43Paul Bairoch, ibid., p.584.

[44Frederick W. Taylor, The Principles of Scientific Management, 1911, http://www.gutenberg.org/cache/epub/6435/pg6435.html « The general adoption of scientific management would readily in the future double the productivity of the average man engaged in industrial work.[…] The low cost of production which accompanies a doubling of the output will enable the companies who adopt this management, particularly those who adopt it first, to compete far better than they were able to before »

[45Henry Ford, My Life and Work, http://www.gutenberg.org/cache/epub/7213/pg7213-images.html, ch. 19, 7.

[46Frederick W. Taylor ibid.

[47Norbert Wiener, Cybernétique et société, Paris, Éd. 10x18, 1971, p. 412.

[48Karl Marx, Le Capital, Livre 1, section 2, ch. 4.

[49US Business Cycles, National Bureau of Economic Research, https://www.nber.org/cycles/cyclesmain.html

[50Les valeurs citées dans cette section proviennent de sources officielles internationales (Fonds Monétaire International, Nations Unies, Organisation Internationale du Travail), nationales (US Census Bureau, US Bureau of Economic Analysis) et privées (Forbes, areppim A.G.). Ne s’agissant pas ici d’une analyse économique, elles servent seulement à étayer un raisonnement et ne sont pas référencées en détail. J’ai placé les balises de la période d’observation des différentes variables vers 2004 et 2017.

[51le PNB (produit national brut) ne s’intéresse qu’aux biens, produits et services, saisis par la comptabilité commerciale, c’est-à-dire les marchandises au sens large.

[52Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, Paris 1951, p.124.

[53Pio Baroja, Mala Hierba, 1904.

[54Elon Musk : Neuralink brain implant will improve ’bandwidth’ of human communication, https://www.cnet.com/news/elon-musk-neuralink-brain-implant-will-improve-bandwidth-of-human-communication/

[55« Non-medical applications of information and communication technologies (ICT) implants in the human body present a potential threat to human dignity and democratic society », European Group on Ethics (EGE) », https://cordis.europa.eu/article/id/23539-ict-implants-a-potential-threat-to-human-dignity-says-ethics-group

[56Karl Marx, Le Capital, Livre 1, sect. 8, ch. 28. « Dans le progrès de la production capitaliste, il se forme une classe de plus en plus nombreuse de travailleurs, qui, grâce à l’éducation, la tradition, l’habitude, subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des saisons. … Parfois on a bien encore recours à la contrainte, à l’emploi de la force brutale, mais ce n’est que par exception. »

[57Bertrand de Jouvenel, Arcadie, Essais sur le mieux-vivre, SEDEIS, Paris, 1969, pp. 80-81.

[58Thomas Porcher, Les délaissés, Paris, Fayard, 2020.

[59Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, ch.1.

[60Karl Marx, Travail salarié et capital, 1847 : « Le capital suppose le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. ils sont les conditions l’une de l’autre et se produisent réciproquement. L’ouvrier d’une fabrique de coton produit-il seulement des étoffes de coton ? Non. il produit du capital. Il produit des valeurs qui servent de nouveau à commander son travail et à en tirer des valeurs nouvelles. » Le groupe allemand Exit (https://www.exit-online.org/ ) distingue à ce propos le Marx exotérique, celui du Manifeste, celui dont se réclame le mouvement communiste, du Marx ésotérique, resté inachevé, qu’il faut lire entre les lignes en quelque sorte, celui du Livre 1 du Capital et des Grundrisse.

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