Rapport sur le citoyen n°… ayant mis en péril l’Harmonie collective

paru dans lundimatin#154, le 3 septembre 2018

Note préliminaire :

Le document présenté ci-dessous est un rapport intercepté et reproduit à l’identique après une brève incursion en territoire hostile. La véracité de chaque élément est vérifiable dans les limites du temps d’éveil imparti journellement à chacun. Nous, membres du Comité pour la déréification des rapports vivants, appelons tous les citoyens à la plus grande défiance, car nul n’est censé ignorer que dans le monde où une représentation idéologique particulière a atteint un degré d’investissement quasi-absolu, le point de vue de l’objectivité n’est jamais que l’acquiescement implicite à la falsification de la vérité.

C. L., dernier porte-parole actif du CDRV

[Rapport sur le citoyen n°… ayant mis en péril l’Harmonie collective]

— Monsieur désire-t-il poursuivre sa visite du Musée de l’usine ?

Il hocha la tête.

— Passons par le sas, je vous prie.

Il suivit le guide d’un air détaché, laissant traîner la fumée de sa tige à vapeur derrière lui.

— Nous voici donc dans la salle n°4. Il s’agit d’une reconstitution d’une usine de cigarettes. Inhalateur organique archaïque. Toxicité élevée.

Des milliers de cônes défilent à une cadence très lente. Des ouvriers en bleu de travail font des va-et-vient.

— Requête. Que font-ils ?

— Ils contrôlent les marchandises et vérifient que tout est en ordre.

Il fit mine d’acquiescer et prit l’initiative d’avancer sans attendre. Le guide intervint aussitôt.

— Monsieur n’a-t-il pas lu le règlement ? Seul le guide est habilité à ouvrir la marche. Règlement du Musée de l’usine. Section 2. Article 32. Paragraphe 5.

Son visage pâlit. Il marmonna des excuses et inclina légèrement la tête.

— Avançons.

Ils avancent.

— Nous arrivons maintenant dans la salle n°5. Il s’agit d’une représentation d’un compartiment dédié à la production de salades dans une usine contemporaine.

Ils plissent les yeux sous la lumière vive.

— Requête. J’aimerais le détail.

Le guide alluma son ardoise numérique de données puis lut à haute voix.

— Chaque salle mesure 100 m². Elles comportent 20 rangées où sont disposées 700 salades dans les installations prévues à cet effet. Un assemblage de lumière type pourvoit à 50 produits. Quantité horaire moyenne nécessaire en travail humain pour une salle : 6,44 heures pour un cycle de production. La somme des coûts de main d’œuvre, d’infrastructure et de fournitures permet un bénéfice de 15,56% par rapport au rendement de la production de manière archaïque.

— Requête. Quelle est la différence entre un produit moderne et un produit archaïque ?

— Résultats de l’analyse : composition chimique identique. (En caractère minuscule, nous pouvons lire :) À savoir que des variations à degré minimal sont susceptibles de changer de façon relativement imperceptible l’effet produit par la consommation sur l’organisme consommant. Données non-assimilables pour le non-spécialiste.

— Monsieur est-il spécialiste ? Si oui, données-détails consultables aux Archives du musée de l’Usine. Localisation Siège de l’Etat. Aile 12. Bureau 3.

— Négatif.

Il ressortit machinalement sa tige à vapeur puis lança quelques volutes vers le guide.

— Très bien. C’est la fin de la visite. Avancez vers la salle n°6, je vous prie. Découvrez l’Espace de consommation ainsi que la salle n°7, Rétrospective sur la création du Musée de l’usine, ou Musée du Musée de l’usine. Fin de la visite. Au revoir.

— Merci. Fin de ma visite. Au revoir.

Le guide s’inclina légèrement puis, tournant d’un mouvement précis les talons, s’élança vers un couloir opposé. Une flèche s’illumina au sol indiquant la marche à suivre pour notre citoyen [1]. Il marcha jusqu’à la boutique puis, après avoir acheté une Reproduction véritable de cigarette archaïque, emprunta le chemin de la sortie.

Il suivit ensuite le fléchage jusqu’à l’arrêt de transport. Le trajet jusqu’à son domicile était de 30 minutes approximativement. Cela lui laissait le temps d’intégrer tout ce qu’il venait d’apprendre et d’organiser le déroulement du reste de sa journée. Il était par ailleurs prévu qu’il fasse ses bagages pour le soir car un voyage en Zone Asie était fixé.

Arrivé à la station, il prit un Déjeuner rapide. Aussitôt après avoir ingurgité son repas, il se rendit à l’Espace de consommation. De nombreuses personnes s’y rendaient avec leur objectif d’achat. Il sortit sa liste et s’enquit méthodiquement des produits nécessaires au bon déroulement de son voyage. Ensuite, ayant constaté deux signaux consécutifs liés à la fatigue, il s’arrêta dans un Espace de repos pendant deux heures approximativement.

Le soir, il s’affaira à la préparation de son sac et de tous les documents officiels en vue de son voyage. Il lui fallait remplir les 5 formulaires obligatoires au franchissement et à l’interconnexion des zones géographiquement séparées de l’Etat. Chacun de ces formulaires reprend les mêmes données et chacun est destiné à un service spécifique (tous les services étant regroupés sous le même organe de contrôle de franchissement des zones).

Une fois prêt, il sortit de son domicile pour se rendre au Service de transport interzones. Arrivé à la borne, il fit glisser les formulaires dans une fente, sa carte à puce dans une autre, et une trappe s’ouvrit afin qu’il y dépose ses bagages. Sa carte lui fut ensuite rendue et il put monter à bord du compartiment indiqué par le fléchage au sol.

Il y avait un nombre important de personnes au Service de transport interzones. Une foule bien organisée : chacun se dirigeait prestement vers son emplacement-cible, n’étant dévié à aucun moment de son itinéraire. Aussi, les voyages de nuits sont très demandés. Ils permettent un gain de temps ensoleillé considérable. Les espaces de consommation étant disponibles en continu et en tout endroit du Monde, le temps de visite ensoleillé est l’objet de consommation le plus recherché, notamment dans l’activité du tourisme.

Il s’installa dans sa capsule et dormit quatre heures. L’heure restante, il réorganisa ses pensées pour ne pas être encombré à son arrivée et ne pas perdre de temps. Il arriva bientôt à la Grande Ville du secteur n°4 de la Zone Asie. Passé les différents sas de contrôle, il prit un transport rapide jusqu’au centre, puis jusqu’à son hôtel. Là, il installa ses affaires et se dépêcha de se rendre au premier lieu de visite : la Représentation authentique d’un établissement à caractère religieux de la société archaïque. L’endroit étant très populaire, il est difficile de s’y déplacer au pas moyen.

Arrivé au pied de la Représentation [2], il prit une photo. Il regardait attentivement l’édifice lorsqu’un Agent de l’Etat vint à sa rencontre.

— Bonjour Monsieur N… du secteur n°2 de la Zone Europe. Avez-vous votre carte d’identification ? Agent assermenté n°52274. Règlement civil. Section 32. Article 17. Paragraphe 5.

Il tendit la carte à l’Agent qui la scanna aussitôt.

Très bien. Vous êtes bien Monsieur N… Citoyen de la zone […] agent qualifié au Service Accord et droits du partage, Centre 17, Bureau 122. Besoin d’un temps de travail supérieur ou égal à 75,12 minutes. Prière de me suivre.

L’Agent le conduisit dans une rue adjacente, à quelques mètres de là. Ils entrèrent dans un bâtiment dédié à l’Administration et il effectua son travail. En sortant, il constata que le soleil n’était pas encore couché. Aussi, il décida de rentrer à pas lent en longeant le canal.

Le lendemain, ses plans étaient établis comme suit : visite du Musée de la reproduction des objets d’anciens musées de la culture archaïque, Spectacle de la vie quotidienne archaïque représenté dans une zone urbaine reproduite, et enfin un temps de loisir effectif au Centre de divertissement.

Il sortit de l’hôtel à 6h12, heure de lever du Soleil, et partit directement vers son premier objectif. Il perdit finalement son chemin et se retrouva dans une impasse. Voulant faire demi-tour, il heurta un passant qui s’était dirigé lui aussi dans cette impasse par erreur. Il fit une chute et se cogna la tête contre une installation dédiée aux travaux du bâtiment attenant.

Le passant, lui aussi troublé par cette collision, s’enquit de son état.

— Allez-vous bien ?

Il s’approcha légèrement de lui, inclinant son buste.

— Dois-je appeler les secours ?

— Oui, s’il vous plaît…

Le passant contacta aussitôt les secours puis, ne sachant que faire, se contenta de rester là, sans rien dire et regardant droit devant lui.

— Où alliez-vous ? Moi je me rendais au Musée et…

— J’allais ailleurs.

— Vous habitez ici peut-être ?

— Pourriez-vous ne plus me poser de questions, je ne comprends pas ce que vous cherchez. J’ai appelé les secours. Je vais attendre ici. Merci.

— Vous n’êtes pas obligé.

— Pourriez-vous attester cela, s’il vous plaît ?

— J’atteste, citoyen de la Zone… agent n°… avoir pris en charge mon attente des secours…

— Merci. Rencontre terminée. Au revoir.

Le passant tourna les talons et disparut au croisement.

Il lui sembla aller mieux et il décida d’annuler la demande de secours. Il resta assis un moment afin de réfléchir et de réorganiser de sa journée. Il se releva enfin mais à peine après avoir fait quelques pas, sa tête se mit à tourner et il dut se rasseoir. Une heure passa ainsi. Pris de nausée, il était incapable de bouger ou ne serait-ce que de lever la tête. La lumière diminuait et, au bout d’une heure supplémentaire, il s’endormit de fatigue.

Quand il se réveilla, il était 23 heures passées. Il n’y avait aucun bruit alentour. Il se demanda combien de temps passerait avant qu’un agent ne vienne le réquisitionner pour le travail. Puis il pensa que lors d’un déplacement dans une autre zone, cela arrivait moins fréquemment. De, plus il avait travaillé la veille, il y avait donc de forte chance pour qu’il ne soit pas réquisitionné avant un certain temps encore.

La nausée s’amplifiait ; il ne savait comment agir, il n’avait à sa disposition que des informations théoriques sur les réactions corporelles de cette sorte et n’avait jamais pu les expérimenter auparavant. Aussi, il songea que chacune de ses réflexions pourrait être utile pour améliorer la Connaissance, alors il essaya de garder ses pensées aussi claires que possible [3].

Une heure passa encore et il commença à éprouver de l’ennui. Il fouilla ses poches à la recherche d’objets pouvant le divertir. Par chance, il découvrit le souvenir acheté plus tôt à l’Espace de consommation du Musée de l’usine. Il examina longuement l’objet et le retourna dans tous les sens. Son odeur ne lui évoquait aucun souvenir, ce qui excita d’autant plus sa curiosité. Il se remémora soudainement un document d’archives où l’on voyait deux hommes du monde archaïque s’employer à consommer cette relique.

Il mit l’objet en bouche et s’observa dans le reflet d’un montant de fenêtre échu contre le mur. Il trouva cela amusant et, toujours pour lutter contre l’ennui, se mit en quête de l’allumer. Il sortit sa tige à vapeur et l’examina. En s’y employant suffisamment bien, la chaleur créée par le petit mécanisme électrique suffirait peut-être à allumer sa Reproduction de cigarette archaïque.

Une sensation étrange — ni tout à fait agréable, ni tout à fait déplaisante — se répandit depuis son bas-ventre jusqu’à l’ensemble de son corps. Il ne savait s’il devait imputer cela à son état actuel. Quoiqu’il en soit, il commença à faire chauffer la tige au maximum de ses capacités et posa l’extrémité de sa Reproduction de cigarette sur le mécanisme électrique. Pendant un instant, absolument rien ne se passa. Puis une volute se forma sur la pointe de la cigarette. Il patienta quelques secondes encore et toute la surface fut bientôt allumée.

L’odeur âcre du tabac lui souleva l’estomac. Il n’avait jamais rien senti de tel, cela lui semblait s’insinuer dans les tréfonds de son corps avec une force délétère. Les images du document d’archives lui revinrent en mémoire et il resta un instant dans l’expectative. Il céda finalement à sa curiosité et approcha la cigarette de ses lèvres. Il prit une profonde bouffée, comme il en avait l’habitude avec sa tige à vapeur, et se mit aussitôt à tousser. La nausée lui revint avec une force décuplée et il se mit à vomir ; son cœur battait très rapidement.

Il regretta son geste et rejeta la cigarette au loin tout en se retenant de vomir une seconde fois. La cigarette roula jusqu’à deux mètres devant lui. Prostré, il la regardait se consumer tout en laissant le flot intranquille de ses pensées s’apaiser dans le lit de ses souvenirs enfouis. Ses yeux suivaient les volutes qui s’évanouissaient dans la lumière du réverbère et il songea un instant que prenait forme devant ses yeux l’exact reflet de son existence.

[C’est à ce moment précis que nous reçûmes le signal électronique et qu’un Agent du contrôle des Citoyens et de l’Harmonie collective fut envoyé.]

Il essaya de se relever, se tenant au mur de la main droite. La sensation de chaleur qui s’était révélée tout à l’heure dans son bas-ventre lui semblait maintenant être devenue comme familière, presque appréciable. Aussi, il ressentait moins la pénibilité de la douleur. L’expérience qu’il venait d’éprouver lui apparaissait même soudainement de manière très positive dans son esprit, pour une raison qu’il ne parvenait par ailleurs pas bien à saisir.

Il parvint enfin à se redresser complètement et à relever la tête. C’est alors qu’il aperçut au loin une femme marcher dans la rue. Il hurla aussitôt et s’avança tant bien que mal dans sa direction. La femme passa sans s’arrêter mais devait tout de même l’avoir entendu car elle finit par retourner sur ses pas et reparaître à l’entrée de l’impasse. Quand elle arriva au croisement et tourna la tête pour vérifier qui avait bien pu l’interpeller, elle trouva un lieu désert. L’Agent avait pu intervenir à temps.

[Rapport de l’intervention n°219757, Grande Ville du secteur n°4 de la Zone Asie, concernant Monsieur N… Citoyen de la zone […] agent qualifié au Service Accord et droits du partage, Centre 17, bureau 122. Trouble à l’ordre public et mise en péril de l’Harmonie collective. Affaire 5868 de l’an 2***. Consultation archives nécessitant droits usagers privilégiés. Archives de l’Etat et des affaires interzones de l’Etat. Fin du rapport.]

[1 Pour plus de compréhension, il faut savoir que chaque individu possède une lentille dotée de nanotechnologies lui permettant d’interagir de manière subjective avec le monde environnant. Ainsi, untel verra un signal, l’autre non etc.

[2Les noms d’une longueur excessive seront abrégés pour plus de commodité.

[3 En effet, chaque pensée est stockée et est extractible à des fins d’études et d’analyses ; ou dans le cas de litiges, afin de connaître les faits purs et parfaits. Il est à noter que c’est sur de tels données que se base le rapport ci-présent.

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