Pour un futur sans peur

Carlo Levi

paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021

Les éditions la Tempête publient cette semaine une nouvelle traduction, introduite par Giorgio Agamben, de Peur de la liberté un livre important de l’écrivain et peintre italien Carlo Levi. Écrit en 1939, alors qu’il est en exil en France suite à ses activités antifascistes, l’auteur livre dans ce texte une méditation rare sur les raisons qui ont conduit l’humanité dans une situation de danger extrême. Nous publions ici un extrait qui revient sur les conditions d’écriture de ce livre, et qui en expose les thèmes.

Le temps durant lequel j’ai écrit ce livre est désormais lointain, pas tellement à cause des sept années qui se sont écoulées depuis, mais parce que les événements qui s’y sont succédés, et que chacun de ceux qui n’en sont pas morts a dépassés d’une façon particulière et souvent miraculée, ont été pour tous les hommes, qu’ils aient été ou non disposés à les accueillir, une expérience de douleur, de mort et de sang telle qu’il est impossible de la mesurer d’après le mètre commun du temps. Et ce qui advenait alors, avant cette parenthèse de massacres, nous apparaît déjà extrêmement lointain, même lorsque, d’aventure, nos pensées n’ont pas changé ou que nous avons repris nos vieilles habitudes et retrouvé les routes de jadis.
Ce fut alors que la crise qui menaçait de son ombre la vie de l’Europe depuis des décennies, et qui s’était manifestée par toutes les scissions, les problèmes, les difficultés, les cruautés, les héroïsmes et l’ennui de notre temps, éclata pour se résoudre en catastrophe.
La guerre avait commencé, les divisions blindées des Allemands parcouraient les plaines de la Pologne ; de chez moi, sur la rive de l’Atlantique, je voyais chaque jour arriver par dizaines les bateaux anglais pour décharger la première armée britannique dans le port de Saint-Nazaire.
Les soldats français partaient, avec leurs humbles uniformes, leurs pantalons de futaine et des visages marqués par l’ennui de pacifistes voués à la défaite ; les soldats anglais arrivaient, une armée qui semblait provenir du dix-septième siècle et d’une merry England ramenée à la vie, des guerriers inattendus, ivres et fanfarons, qui faisaient la terreur des femmes catholiques de la Bretagne et emplis de la joie assurée d’une victoire encore très lointaine.
Les valeurs militaires traditionnelles semblaient renversées : mais pas uniquement les valeurs militaires. Tous les aspects d’une civilisation semblaient se dissoudre dans le brouillard ; on se trouvait face à un avenir incertain, pour les destins du monde comme pour le destin particulier de chacun. Toutes les vieilles idéologies semblaient s’effondrer, épuisées dans la vanité de leur défense comme de leur critique : un vent de mort et de religion obscure bouleversait les anciens états de l’Europe.
Sur la plage de la Baule, le vent soufflait et soulevait dans un murmure les coquillages blancs et ténus, squelettes légers de feuilles marines et mortes. Le passé s’éloignait comme dans une autre vie, au-delà du fossé de la guerre. La vie normale comme la continuité des générations et des institutions avaient pris fin. Par leur souffle, les nouveaux dieux de l’État expulsaient hors du monde les valeurs humaines, le sens même du temps : et pour se défendre les hommes devaient accepter cette aridité du massacre, abandonner leurs maisons et leurs familles, laisser derrière eux tout ce qu’ils avaient été, jusqu’au souvenir de leurs liens infantiles.
Me parvint alors la nouvelle de la mort soudaine de mon Père : la fermeture des frontières m’empêcha de le revoir. À ce point de la vie où il est désormais impossible de se retourner en arrière, je me retrouvais seul sur cette plage déserte, dans un automne froid, chargé de vent et de pluies.

Si le passé était mort, le présent terriblement incertain et l’avenir mystérieux, on ressentait le besoin de faire le point ; de s’arrêter pour considérer les raisons de cette révolution sanglante qui commençait.

Ce fut ainsi que je pensai à écrire (pour moi seul et sans un projet de publication qui aurait alors été absurde) un livre destiné, d’après le dessein que j’en avais, à ne pas être bref, un livre qui, après une description générale de la crise contemporaine dans son ensemble (puisqu’il m’apparaissait clairement que ses différents aspects entretenaient entre eux une étroite relation d’interdépendance), analysât cette crise dans le particulier, problème par problème. Cet ouvrage devait comporter une partie introductive montrant les causes communes et profondes de la crise et les recherchant, plus que dans tel ou tel avènement particulier, dans l’âme même de l’homme ; puis de nombreux chapitres ou livres sur des thèmes particuliers, de la politique (avec une analyse critique des idéologies libérales et socialistes) à l’art (avec une histoire de l’art moderne), la science, la philosophie, la religion, la technique, la vie sociale, les mœurs, etc.

Je commençai à écrire dans les conditions que j’ai décrites, avec le plaisir poétique de la découverte. Je n’avais sur moi aucun livre, aucune manière de me documenter sur les différents problèmes particuliers. J’écrivis les huit premiers chapitres ; puis je dus m’interrompre pour retourner à Paris où diverses nécessités immédiates imposaient ma présence. Au cours des mois suivants, je ne parvins plus à trouver une manière de continuer mon travail : puis arriva la défaite française, la fuite face aux armées hitlériennes. Les Allemands entrèrent dans Paris, le drapeau allemand fut hissé sur la Tour Eiffel, en ce 14 juin qui pourrait demeurer comme la date symbolique de la fin d’un monde de civilisation, d’art, de culture, qui ne reviendra pas, même si aujourd’hui il ne semble pas encore avoir été remplacé par quelque chose qui ait une physionomie précise.

Je ne pus continuer le livre à cause de ces obstacles externes, mais surtout parce que je m’étais rendu compte que ce livre, tel qu’il était, était achevé pour moi. Ce que j’avais écrit correspondait à peu près à la partie introductive du projet initial, la préface : mais tous les développements particuliers que j’avais eu l’intention de faire s’y trouvaient implicitement. J’avais cherché à pénétrer à l’intérieur de ce monde que je décrivais, de m’immerger dans cet enfer ambigu : c’est pourquoi le style du livre avait acquis de l’intérieur un caractère poétique et religieux qui naissait directement de sa matière même. À cause de cet effort d’identification et d’unification (mais aussi de raisons pratiques évidentes qui s’imposaient à ceux qui écrivaient à cette période, où l’art des allusions était devenu l’expédient littéraire le plus important), il m’apparut que le livre contenait déjà tout ce que j’avais l’intention de dire et qu’il n’y avait plus lieu de le développer explicitement. Il y avait une théorie du nazisme, même si le nazisme n’est pas nommé une seule fois ; il y avait une théorie de l’État et de la liberté : il y avait une esthétique, une théorie de la religion et du péché, etc. Le livre demeura tel qu’il était, sans suite. Je l’apportai secrètement avec moi en 1941 lorsque je rentrai en Italie ; et beaucoup d’amis me conseillèrent de l’imprimer immédiatement. Mais, naturellement, aucun éditeur (pas même Einaudi) n’était en mesure de se risquer à ces symboles trop évidents.

À présent, après sept années, après tout ce qui s’est passé, le problème s’est posé de savoir s’il valait encore la peine de le faire imprimer et, auquel cas, s’il ne convenait pas de le mettre à jour, de le traduire dans une langue plus apte à l’exposition, en termes politiques et historiques, d’y ajouter tout ce qui peut dans ce champ être le fruit de l’expérience suivante. Mais, mis à part le fait qu’un tel travail de correction et de traduction aurait été pour moi extrêmement difficile et peut-être impossible, il m’a semblé qu’il valait mieux laisser le vieil écrit intact, de façon à ce qu’il conserve son caractère documentaire d’un temps que nous avons tous vécu si intensément. Le livre – je l’ai dit – fut écrit pour moi seul, sans la pensée de le publier : d’où son caractère de « confession ». Certains des voyages qui exposent à ce point ne se répètent pas une seconde fois : et il y a un tout monde d’activité présente qui nous empêche d’aller nous immerger à nouveau dans ce lac de barbarie, de nous réintroduire dans cette forêt, dans ce Moyen-âge de l’âme. C’est pourquoi je n’ai même pas changé un mot à la première rédaction, ni même corrigé les parties qui peuvent me sembler les plus faibles et les plus simples à mettre à jour ; parce qu’il m’a semblé qu’il fallait ce que petit livre (tellement différent du Christ s’est arrêté à Éboli, écrit cinq années plus tard) conserve son temps, ce temps qui constitue peut-être la valeur de son expression. Si je me suis trompé, je demande pardon au lecteur pour sa déception.

Rome, janvier 1946

Vingt-cinq ans

Beaucoup de temps s’est encore écoulé, depuis les sept années qui se sont passées entre les jours où j’écrivais ce livre et ceux où il a été publié pour la première fois, après ces « années de massacres et de malheurs » qui avaient démontré factuellement les formes et le poids mortel des idoles inhumaines : dix-huit autres années, toute une génération. Et cette crise, qu’y objectivait la raison poétique – après sa manifestation la plus extrême, les camps de concentration et l’apparition de la nouvelle dimension atomique qui a substitué au monde de l’homicide celui du suicide, collectifs et totalitaires l’un comme l’autre – a continué alternativement à se développer et à se marginaliser, à se refermer et à s’ouvrir tour à tour, sous les changements du ciel et dans l’intimité des hommes, à la lueur de l’espoir. Ce que j’ai écrit alors, il y a un quart de siècle, naissait de l’urgence du temps, mais ne s’épuisait pas avec ce temps ; et peut-être cela apparaît-il aujourd’hui avec plus de clarté et d’évidence qu’alors : avec plus d’actualité, moins d’anticipation. Les autres livres que j’ai écrits depuis et que j’écrirai sont des corollaires de ce qui est contenu dans ce bref poème : mais c’est encore plus le cas des événements et des pensées qui parcourent le monde : face aux nouvelles terreurs et aliénations, un courage nouveau et une liberté nouvelle. Si, sollicité à le faire par des jeunes gens, je republie aujourd’hui ce livre (avec l’ajout d’un écrit qui le prolongeait, Peur de la peinture, de 1942), ce n’est pas pour revenir en arrière, vers un moment tragique du passé, mais pour faire œuvre présente dans la réalité présente. Et c’est aux jeunes, qui le recherchent et le comprennent, que je le dédie, pour leur futur exempt de peur.

Carlo Levi

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