Politique de l’expérimentation sonore

« Au renoncement des fins s’articule celui des fondements. »
Matthieu Saladin

paru dans lundimatin#302, le 30 août 2021

« Quand je dis qu’il n’y a pas de gouvernement meilleur, cela ne signifie pas que le gouvernement actuel est bon. Cela implique que tout gouvernement, quel qu’il soit, est à rejeter. C’est le fait de gouverner qui est à supprimer. C’est pour cela qu’il faut lutter. Et cette lutte doit se faire dans tous les domaines. »
John Cage

Certains titres nécessitent de préciser d’emblée les termes, quelque peu chargés, qu’ils invoquent. Parler de politique de l’expérimentation sonore au singulier ne revient pas à essentialiser une quelconque forme de politique, pas plus que d’expérimentation. Il s’agirait plutôt de saisir une dynamique, un mode d’agir spécifique, à savoir le processus par lequel l’expérimentation sonore est susceptible d’advenir comme pratique critique (au sens de ce qui manifeste une crise). Cette dynamique ne se définit pas par les éventuelles revendications politiques dont peuvent s’entourer les pratiques sonores, ni même par le contexte sociopolitique dont elles dépendent nécessairement. Elle se manifesterait plutôt lorsque s’opère un point de contact, ou d’indifférence, entre le mouvement de l’expérimentation sonore et celui de la politique. Il s’agit en l’occurrence d’un mouvement tout à fait singulier, puisque celui-ci serait de l’ordre d’une interruption. Non pas une accélération créée par la synergie de la rencontre des deux mouvements, ni une bifurcation produite par leur mise en tension, ni même un retour sous forme de rétroaction, mais la mise à l’arrêt d’une continuité.

Que la politique se manifeste comme interruption est quelque chose qui a été largement thématisé par la philosophie politique, du moins critique, de ces dernières décennies. Si ses enjeux peuvent varier selon les théoriciens qui la convoquent, l’interruption intervient à chaque fois comme une rupture dans l’ordre institué des choses, remettant en cause la légitimité des relations de pouvoir qui l’animent et l’autorisent à perdurer, via diverses stratégies de naturalisation. Elle se présente par exemple chez Giorgio Agamben comme une violence qui défait le pouvoir constitué sans pour autant reconduire un nouveau pouvoir constituant [1]. Chez Jacques Rancière, l’interruption trouve son origine dans le traitement d’un litige. Elle se situe à l’endroit des effets de la domination et du partage du sensible en vigueur qui les conditionne, dont elle redistribue les parts et les fonctions au sein d’une communauté, mais surtout au regard de ce que cette dernière exclut :

« […] il n’y a de politique que par l’interruption, la torsion première qui institue la politique comme le déploiement d’un tort ou d’un litige fondamental [2]. »

Ainsi, quelle que soit l’ampleur du conflit en question – à l’échelle d’un pays ou plus localement lors d’une occupation –, l’interruption produit une coupure dans l’organisation politique d’une société, ouvrant une brèche sur de nouveaux usages et sur d’autres devenirs individuels et collectifs.

Du côté de l’expérimentation sonore, l’interruption vise plus spécifiquement un partage esthétique établi – ce qui ne veut pas dire que ce partage ne soit pas inscrit socialement, ni n’ait d’enjeux plus larges –, dont les normes et les règles plus ou moins tacites structurent les expériences sensibles d’une communauté d’acteurs (publics, artistes, organisateurs, etc.). Elle se présente à nouveau à la manière d’une rupture dans une continuité, l’abandon d’un habitus, déjouant les effets attendus, ainsi que les jugements de goût. La définition la plus connue que John Cage a pu donner des musiques expérimentales ne dit rien d’autre :

« […] le mot “expérimental” est adéquat, pourvu qu’il soit compris non comme décrivant un acte qu’il faudra juger ultérieurement en termes de succès ou d’échec, mais simplement comme un acte dont le résultat est inconnu [3]. »

Certes, les codes qui régissent une communauté, qui plus est ouverte, ne s’appliquent jamais de manière globale et uniforme à cette dernière, d’autant moins lorsque la recherche, voire l’exploitation, des différences représente l’un d’eux. L’interruption et son ouverture subséquente sont toujours nécessairement locales, en tout cas suffisamment fragiles et circonstanciées pour ne pas pouvoir être considérées comme intrinsèques aux pratiques que l’expérimentation sonore est censée désigner. En cela, l’expression « musiques expérimentales » ne saurait être une étiquette esthétique : elle ne définit en aucun cas un pré carré stylistique, un ensemble de pratiques spécifiques ayant valeur de catégorie artistique. À l’inverse, elle fait toujours sens de manière performative, autrement dit lorsque ladite expérimentation se fait jour dans telle ou telle pratique, quel que soit son horizon esthétique ou sa supposée scène d’appartenance.

Considérer l’expérimentation comme « un acte dont on ne prévoit pas l’issue [4] » implique dès lors un double abandon, seul à même de permettre à l’interruption de poindre. Le premier abandon concerne la visée des fins et des buts, censés guider les actions et orienter les stratégies susceptibles d’y mener. Cage n’aura cessé de le rappeler – n’hésitant pas à recourir à l’oxymore pour l’énoncer –, son « but » [purpose] est celui « d’éliminer le but » [to remove purpose] [5]. Les sons, et les gestes qui les produisent, deviendraient ainsi des « moyens sans fins », dégagés de tout assujettissement téléologique. L’expérimentation serait la dynamique révélant la médialité même du sonore. Selon Agamben, l’avènement d’une telle médialité rend compte en tant que tel d’un processus politique ; il tend à redéfinir nos rapports à l’action et à ses éventuelles conséquences :

« La politique est l’exhibition d’une médialité, elle rend visible un moyen en tant que tel. Ce n’est pas la sphère d’une fin en soi, ni des moyens subordonnés à une fin, mais celle d’une médialité pure et sans fin comme champ de l’action et de la pensée humaine [6]. »

À l’occasion d’une conférence sur la musique de Cage, Daniel Charles soulignait de la même manière que le processus expérimental suppose en premier lieu de délaisser les fins : « […] ce processus, Cage l’appelle “expérimental”, au sens non pas d’une composition en vue de laquelle des “expériences” seraient à effectuer – en studio ou ailleurs – mais bien d’un ensemble de gestes accomplis selon l’exigence d’un non-savoir  : hors de toute téléologie comme de tout scientisme, hors de toutes les archai auxquelles on assujettit les sons en leur imposant le silence [7]. » Ici apparaît le deuxième abandon inhérent à l’expérimentation, et consubstantiel à celui des buts : au renoncement des fins s’articule celui des fondements [archai], dont les premières se réclament pour asseoir leur prétendue légitimité. L’expérimentation sonore comme processus non téléologique est une an-archie. Dans ses entretiens réunis dans le recueil Pour les oiseaux, Cage précise sa pensée sur les enjeux d’une telle conception de l’expérimentation. Alors que Daniel Charles l’interroge sur le fait de savoir si une situation « expérimentale » se définit comme une situation d’anarchie, le compositeur répond : « Certainement ! Thoreau l’a décrite assez clairement (lorsqu’il a substitué à la maxime de Jefferson, selon laquelle “le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins”, celle-ci : “le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout !”) [8] » L’anarchie contenue en germe dans le processus de l’expérimentation résulterait en ce sens de l’émancipation qui se fait jour, au cœur de la pratique, vis-à-vis de supposés fondements – reniement d’une cause première que tout gouvernement invoque pour établir son autorité et la maintenir. Elle procède d’une « puissance destituante », à l’œuvre dans ladite interruption, soit une destitution à l’endroit même du principe de gouvernement :

« L’anarchie est ce qui ne devient pensable qu’au moment où nous saisissons et destituons l’anarchie du pouvoir [9]. »

Ce double abandon importe en premier lieu au regard de ce qu’il produit, de ses effets concrets dans la pratique : en rompant la chaîne des causalités, l’expérimentation sonore renoue simultanément avec le champ des possibles, autrement dit avec l’émergence de relations alternatives, certes aux sons, mais aussi aux êtres et aux choses. Cette remise en question de l’ordre des causalités peut prendre différentes formes selon les pratiques et dépasse par ailleurs largement le cercle relativement restreint de celles auxquelles Cage acceptait de concéder une telle puissance : ainsi de l’improvisation libre et de son rapport conflictuel aux idiomes, ou de l’exploration des phénomènes acoustiques et de leur assujettissement aux relations de cause à effet prescrites par les « lois de la nature ». Ces pratiques deviennent expérimentales à chaque fois qu’une indétermination prend corps dans leur processus, suscitée par la mise en crise d’une situation ou, dit différemment, par la multiplicité occultée que l’attention à ladite situation met au jour. Le recours au circuit-bending des dispositifs bruitistes l’illustrerait presque de manière didactique : dans l’héritage de la live electronic music, il s’agit de jouer sur des courts-circuits, c’est-à-dire d’interrompre la circulation planifiée du courant électrique. Les gestes musiciens y viennent brouiller les itinéraires prévus et attendus d’un signal, en frayant des chemins de traverse inopinés à l’intérieur même des appareils, où l’énergie pourra se perdre et, ce faisant, engendrer des sons autres que ceux pour lequel le dispositif en question a été conçu [10]. Derrière ces exemples parcellaires, il ne s’agit ni de réduire l’expérimentation sonore à un simple hacking technologique, ni à une forme de jeu ou d’attention : la mise en crise peut tout aussi bien concerner – et dans une certaine mesure, elle les implique nécessairement, au risque sinon de n’être qu’un spectacle – la dimension sociale et l’ancrage idéologique de la situation.

En tant qu’il se rapporte à l’ouverture du possible qu’il est susceptible de produire, le geste expérimental s’apparente ainsi à un geste spéculatif, au sens où, selon la définition qu’en donnent Didier Debaise et Isabelle Stengers, celui-ci consiste à « mettre la pensée [mais tout autant le faire] sous le signe d’un engagement par et pour un possible qu’il s’agit d’activer, de rendre perceptible dans le présent [11]. » À la différence toutefois des approches théoriques que les philosophes rassemblent derrière cette expression, il ne s’agirait pas tant dans l’expérimentation sonore de vérifier une hypothèse préalable, sinon celle-là même du possible et, à travers elle, l’arbitraire voire l’inanité des fins et des fondements. Autrement dit, la spéculation propre au geste expérimental ne consiste pas tant à travailler sur les « conséquences », mais de s’ouvrir à la situation inédite produite par l’interruption. C’est précisément ce sur quoi insiste Cage : bien qu’appartenant à une époque qui, par certains aspects, peut sembler lointaine aujourd’hui, ses propos demeurent précieux pour penser les potentialités de l’expérimentation en ceci qu’ils en soulignent l’heuristique intrinsèque – non pas une heuristique au sens scientifique du terme, mais ancrée dans l’expérience sensible où prennent forme les individuations.

En tant qu’interruption, l’expérimentation sonore constitue dès lors un événement. Il convient cependant de ne pas se méprendre sur le sens que revêt ici cette notion. D’une part, celle-ci ne revient pas à dire que les musiques expérimentales seraient exemptes de toute sédimentation, que leurs gestes n’auraient pas d’histoire, ni ne renverraient à aucune tradition, ni n’exhiberaient aucune grammaire. Toute pratique, quelle qu’elle soit, est inscrite socio-historiquement, appartient à une culture qui l’informe, quand bien même se situe-t-elle en rupture vis-à-vis d’elle. D’autre part, et à la différence de certaines analyses de l’expérimentation artistique élaborées dans le contexte des années 1960-70, il ne s’agit pas d’y voir un quelconque « surgissement », mais plutôt quelque chose de l’ordre d’un basculement  : une perte d’équilibre, le moment fragile d’un vacillement, là où les repères, sensibles et conceptuels, pouvant structurer l’expérience d’une situation s’effritent jusqu’à disparaître, laissant place à une tout autre perception du contexte et des relations qui l’activent. L’événement en question ne se définit ainsi pas par sa « brusquerie ». L’histoire de l’expérimentation sonore nous rappelle au contraire la diversité de ses modes d’apparition : l’événement peut tout aussi bien se manifester comme un instantané, à la manière des performances de Masonna, que s’étaler sur une durée indéfinie, tels les blues étirés sous forme d’installation magenta de La Monte Young et Marian Zazeela. De même, il ne se caractérise pas comme quelque chose qui s’impose avec autorité aux sens, pouvant survenir autant à travers les hauts volumes de Phill Niblock ou les cris de Junko, que flirter discrètement avec les seuils de l’écoute, tels les glissements fréquentiels d’Éliane Radigue ou la small music de Rolf Julius.

Reste que l’on peut s’interroger sur le caractère suffisant de ce basculement expérientiel permis par l’expérimentation sonore, ainsi que sur l’étendue politique du possible qu’elle crée. Cette interrogation apparaît d’autant plus pressante que toute expérimentation artistique s’inscrit aujourd’hui dans un moment historique marqué par un autre type de basculement : celui idéologique où nombre de sociétés sombrent, soldant les derniers soupçons de leurs ambitions démocratiques pour une forme de régime autoritaire, à la fois comme ultime rempart à même de maintenir la domination néolibérale et par repli face aux effets de la crise climatique [12]. Cette « insuffisance » n’a sans doute rien de nouveau. C’est déjà celle que visait Max Neuhaus à travers le projet Listen (1966-76) : face à l’écoute musicale des bruits, cantonnée à l’espace préservé des salles de concerts bourgeoises où se produisait alors l’avant-garde, il invitait à se confronter et à renouer, par l’expérimentation sonore, avec l’expérience problématisée d’un dehors. Cette exigence semble tout aussi nécessaire de nos jours, car c’est à travers elle que pourra s’éprouver le point de contact entre le mouvement de l’expérimentation et le processus de la politique.

Matthieu Saladin
Illustration : Matthieu Saladin, Burning Microphone, activation 2018.
Photo : Philippe Munda / Salon du Salon project #15

[1Cf. entre autres Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, [Trad. D. Valin], Paris, Rivages poche, 2002, p. 124-125 et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, [Trad. J. Gayraud], Paris, Seuil, 2015, p. 359-379.

[2Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 33. Sur la place de l’interruption dans la philosophie politique de Rancière, cf. également Christian Ruby, L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009.

[3John Cage, « Musique expérimentale : doctrine », Silence. Conférences et écrits [1961 ; Trad. V. Barras], Genève, Héros-Limite/Contrechamps, 2003, p. 15. Je souligne.

[4John Cage, in Richard Kostelanetz, Conversations avec John Cage, [Trad. M. Dachy], Paris, Editions des Syrtes, 2000, p. 291.

[5Ibidem. Je modifie ici la traduction de Marc Dachy qui, pour sa part, traduit purpose par « intention ».

[6Giorgio Agamben, Moyens sans fins, op. cit., p. 129.

[7Daniel Charles, « Musique et An-archie » [1971], La Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 248.

[8John Cage, Pour les oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles [1976], Paris, L’Herne, 2002, p. 84.

[9Giorgio Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 374. Pour sa part, Rancière écrit : « La politique n’a pas d’arkhè. Elle est, au sens strict, anarchique. C’est ce qu’indique le nom même de démocratie. » Jacques Rancière, Aux bords du politique [1990], Paris, Gallimard Folio Essais, 2004, p. 113-114. Le terme arkhè ou archai, comme le rappelle Rancière après Hannah Arendt, signifie en grec à la fois commencement et commandement, soit « l’anticipation du droit à commander dans l’acte du commencement et la vérification du pouvoir de commencer dans l’exercice du commandement ». Dès lors, le gouvernement qui s’en réclame se manifeste comme « l’exhibition en acte de la légitimité de son principe. » Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 45.

[10Cf. Nicolas Collins, Handmade Electronic Music. The Art of Hardware Hacking, New York, Routledge, 2006, p. 91-93.

[11Didier Debaise & Isabelle Stengers (eds.), Gestes spéculatifs, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 4.

[12Ce type de questionnement déborde du reste largement le champ de l’expérimentation, rejoignant notamment ce que pointe Andreas Malm sur les limites de l’attitude pacifique du militantisme écologique au regard de l’urgence actuelle. Cf. Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, [Trad. É. Dobenesque], Paris, La Fabrique, 2020.

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