Peut-on soigner une société qui sombre dans la violence ?

A propos de Terminal Sud, film de Rabah Ameur-Zaimeche

paru dans lundimatin#218, le 25 novembre 2019

Le protagoniste du dernier film de Rabah Ameur-Zaimeche (Terminal Sud, sortie le 20 novembre 2019) est un médecin. A l’hôpital il voit tout ce qu’une société en proie à la barbarie engendre : les angoisses des gens, les maladies, le sang, les blessures, les morts. Il voit ce qui se passe. « Ce qui se passe » en dehors de cet hôpital est l’instauration d’un état d’urgence, la suspension des lois de la part d’un Etat, le moment où l’on ne fait plus la différence entre bandits, terroristes, militaires et policiers. Ce moment où les gens sont jetés en prison par milliers, où on tue un journaliste dans la rue, où des bombes explosent.

On est quelque part. On ne sait pas bien où. Un pays du sud. Le ciel est bleu, limpide, la mer, naguère habitée par des dieux, méditerranéenne. On pense à la guerre civile algérienne des années 1990. Le film semble vouloir enquêter sur ce passé proche. Mais le réalisateur brouille tous les repères, géographiques et temporelles. C’était hier : dans le film on ne voit aucun smartphone. Une époque révolue, quand les citoyens lisaient les journaux en papier. A un certain moment, pourtant, deux personnages du film dialoguent sur la sortie d’un nouveau modèle de téléphone portable. Un autre navigue sur le net à l’aide d’un PC. Ce n’est plus hier. C’est aujourd’hui. Peut-être même sur cette rive-ci de la Méditerranée. Cet hier – cet état d’exception qui se met en place – devient notre présent, notre situation actuelle, et notre futur proche : les signaux du fascisme dans l’Europe démocratique et pacifique s’entendent de plus en plus. Le réalisateur manipule la flèche du temps. Le multiversum qu’il installe entre hier, aujourd’hui et demain, le dépaysement entre différents contextes culturels et géographiques qu’il nous montre nous disent que ce qui a été instauré là-bas, quelque part, continue de proliférer, ici et ailleurs, aujourd’hui et demain.

Le médecin voit tout cela. Il devrait panser des plaies. Recoudre peut-être les fils d’une société. On se dit qu’il va résister. Chez lui, en plus, c’est une histoire de famille. Il résiste, il reste à son poste. Jour après jour il sera toutefois toujours moins fort. Il rate des interventions. Il est dépaysé, tout comme les spectateurs, pris dans le tourbillon des diverses directions temporelles. Ce médecin, dont on ne connaîtra pas le nom (est-il un sans nom, comme tous ceux qui sont pris dans la catastrophe ? a-t-il le nom de tout un chacun, n’a pas-t-il de nom parce qu’il serait un « everyman », un homme quelconque ?), sombre peu à peu dans le marasme de l’histoire. On assiste à son inexorable dégringolade. Il devient une figure du sacrifice, de l’assassinat d’un peuple. Une sorte d’image christique. Dans un plan du film on pourrait le comparer aisément au Christ de Mantegna. Maintenant il ne voit plus rien. La belle affiche du film nous montre ce médecin, interprété par Ramzy Bedia, aveuglé par la lumière. Il avait dit, au début, comme tout bon médecin en guerre, de Georges Duhamel au protagoniste masculin du film récent Pour Sama de Waad al-Kateab et Edward Watts, qu’il voyait des choses. C’est tout le sens de son existence. Et là, sur un lit ou dans une rue, assis sur un canapé chez lui, une bouteille à la main, ou chez un ami, il ne revendique plus aucune capacité de voir. Il ne parvient même pas à garder ses yeux ouverts. C’est le soleil qui l’oblige à fermer les yeux, le soleil de la Méditerranée, ce même soleil qui blesse et endormit l’Etranger de Camus. C’est également l’horreur de l’histoire, la violence du monde, qui l’aveugle.

La violence (la violence de l’Etat, mais aussi la violence révolutionnaire) est le thème de ce film. C’est également l’une des préoccupations majeurs de Rabah Ameur-Zaimeche depuis Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2002) en passant par Les Chants de Mandrin (2012). Comment se tenir face au pouvoir ? Des mains qui soignent, des yeux qui pleurent pour la catastrophe du monde ou pour une mère, peuvent se transformer en des mains qui donnent des coups, en des yeux qui sourient pour les nouveaux horizons qu’un geste violent ouvre. Comme chez Eisenstein.

Rabah Ameur-Zaimeche n’hésite pas à montrer cette autre violence. Une violence destituant les mécanismes du pouvoir. Destituante parce qu’elle n’est pas au service d’un projet de prise de pouvoir. Elle n’est pas constituante. Elle délégitime le pouvoir, elle le dénoue de sens. C’est peu, mais c’est déjà beaucoup. Elle n’arrête probablement pas le déchainement de la force de l’Etat. Elle la suspend pour un instant. Dans cet instant peut néanmoins s’instaurer la possibilité de créer l’espace pour une « autre » communauté. La réponse violente à la violence crée les conditions d’autres formes de vie en commun. C’est la violence divine dont parle Benjamin. Cela s’est déjà produit dans un autre film de Rabah Ameur-Zaimeche, Dernier Maquis (2008) où une révolte d’ouvriers est l’occasion de mettre en place une nouvelle forme de communauté, non plus fondée sur l’aliénation du travail, mais sur une fraternité choisie : la joie d’être ensemble contre les décisions venant d’en haut. Les bandes que Mandrin organise avant la révolution française sont une autre forme de cette amitié (l’amitié d’un Non, comme le dirait Blanchot).

Dans les films de Rabah Ameur-Zaimeche, des hommes se fédèrent contre les pouvoirs, l’autorité, en créant des îlots d’autonomie : ils veulent plus de ce qu’ils ont, de ce qu’on a, de ce qu’on a sous les yeux. Ce n’est pas seulement une question matérielle, même si on a tout à fait le droit de vouloir un peu plus de choses, une vie un peu meilleure. On s’unit, on lutte surtout parce qu’on veut une vraie justice, on veut le royaume des cieux. La religion peut libérer des chaînes. Dans Dernier Maquis, les ouvriers commencent à se mettre en grève car ils veulent pouvoir prier dans l’usine. Dans un autre film de Rabah Ameur-Zaimeche, Histoire de Judas (2015), on voit la constitution des premiers groupes autour de Jesus de Nazareth : ce sont des prolétaires, issus des quatre coins de la région, pour qui l’attente du Messie est surtout la possibilité concrète de leur émancipation. La religion, comme chez Thomas Müntzer, est, en effet, surtout la recherche du bonheur ici et maintenant. Elle lie les hommes et les femmes, elle crée le commun, elle les prédispose à la révolution pour porter ici-bas la justice divine. Dans Terminal Sud, des maquisards agissent loin du bruit de la vie, ils sont réunis autour d’un homme « très saint », comme Müntzer ou François d’Assise.

Un journaliste (interprété par Nabil Djedouani) et son équipe s’opposent à la violence. Ils essaient de démasquer les coupables, de dire la vérité, d’individuer les causes de la dérive en cours sous l’image sinistre d’une poupée russe, métaphore de la sempiternelle raison d’Etat, qui les avalera, comme elle l’a fait avec tant d’autres dissidents. Leur journal s’appelle Dernier Maquis. Les films de Rabah Ameur-Zaimeche sont toujours en quête de ce maquis. Nous aimons ce cinéma car nous sommes nous aussi dans cette recherche. Le médecin du film nous indique une voie (de fuite). Mais le médecin qui nous sauve n’est pas un homme en chair et en os. C’est le cinéma qui est le médecin (de la civilisation) ici : les images qu’il nous donne à voir, son pouvoir encore thaumaturgique ouvrent des espaces.

Où est-il, ce dernier maquis ? Ce sont des chevaux en liberté, le chant des oiseaux, un arbre, les reflets de la lumière du soleil derrière une vitre, sur la mer (l’épée du soleil, comme l’appelait Italo Calvino), un cabanon perdu à côté de la mer, l’amitié entre deux hommes qui ne se connaissent pas et partagent une bière et deux œufs. Si on regarde bien – et le cinéma ne sert à rien d’autre, depuis Rossellini, qu’à nous apprendre à regarder le réel, à aller au-delà de ce qu’on voit – on peut toujours trouver un maquis ou un terminal pour se sauver, pour continuer à combattre. Ce n’est pas si difficile. Le cinéma de Rabah Ameur-Zaimeche le trouve dans une vallée verte, dans un désert, sur une plage, sur une montagne. Ce cinéma d’art et d’artisanat prend son temps et il nous montre, après avoir filmé l’horreur d’une torture (qui fait écho à La Bataille d’Alger de Pontecorvo), la beauté de la nature. C’est un cinéma profondément matérialiste. La caméra essaie de donner à voir l’importance dans l’univers infini de chaque pierre, de chaque grain de sable, de toutes les feuilles des arbres, de leur bruissement ; elle saisit les rythmes et les sons de la nature. C’est un matérialisme ancien, pour qui l’homme n’est nullement maître et possesseur du monde. Les images veulent nous rappeler notre place dans la nature et la grandeur de cette nature. Il y a la violence, il y a l’horreur, mais il y a également la beauté du monde. Non, ce film n’est pas sombre. Il y a de la lumière. Il y a des défections et des désertions, comme celles incarnées par Moh (interprété par Slimane Dazi) ou par Charlie (Charles Mollon) qui empêchent l’achèvement des projets tyranniques. Il y a toujours, et encore, de la vie qui résiste à la mort. Il y a le soleil, le vent, des ruisseaux d’eau et des flamands roses. Il y a une puissance inépuisable du cosmos. La nature contre l’histoire alors ? Attention : la nature ne constitue pas une utopie. La nature n’est pas un lieu de repos. La nature n’est pas une oasis de paix séparée de l’histoire. Rabah Ameur-Zaimeche a lu les Bucoliques de Virgile. Il n’y a plus un dehors dans ce monde violent et finissant. Un autre monde est bien là, au cœur d’une forêt ou bien en haute mer. La nature dans ce genre de films – regardez sans pleurer les dernières images de Terminal Sud – est surtout la possibilité d’autres formes de vie, d’autres manières d’exister et de se tenir au monde.

Luca Salza

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