Peuple des ombres

[Un poème]

paru dans lundimatin#230, le 18 février 2020

Peuple des ombres,
mangé ton pain blanc,
mangé ton pain noir,
mangés tes poings,
mangée ta gloire,
mangée ta Victoire,

mangée ta chute,
mangée ta débâcle,
mangés tes aieux,
mangés tes enfants,
mangée ta réserve
de la cave au grenier,
mangés le ventre de la terre,
les cieux, ton sol, ton air, ton monde,
mangée ta demeure.

Peuple des ombres,
le chant rauque,
à gorge déployée, à gorge éraillée, à gorge éructée,
à gorge enflammée,
à gorge étouffée, suffoquée, étranglée,
à gorge percée, déchirée,
à gorge assoiffée, asséchée,
à gorge perdue,
à gorge éperdue,
essoufflée,
de ton appel.

Peuple des ombres,
tu sillonnes la foule,
tu sillonnes les rues,
tu sillonnes les places,
tu sillonnes les carrefours,
tu sillonnes les prisons, les cimetières,
tu sillonnes tes artères,
tu sillonnes ton cœur,
tu sillonnes tes méninges,
tu sillonnes sous tes pieds
la terre de ton chagrin,
tu sillonnes sous tes pieds
les ravins de ta rage,
tu sillonnes sous tes pieds
le torrent de ta colère,
tu sillonnes les méandres
de ton delta,
tu sillonnes le désert marin
de ton espoir.

Peuple des ombres,
la lumière te saisit,
la lumière t’envisage,
la lumière te brûle,
la lumière te souille,
la lumière te noircit,
la lumière te transperce et t’enchaîne,
la lumière te floute, te diffracte, te diffuse,
la lumière te redoute,
la lumière te recherche, te suspecte,
la lumière te déforme, te dissout,
la lumière t’ensevelit,
la lumière t’éteint.

Peuple des ombres,
sous l’œil du cyclope
le marteau du sadique,
sur l’enclume de ton crâne
la ferraille des lâches,
sous la peau de ton dos
les mèches enflammées.

Peuple des ombres,
ton échelle de Jacob
les barreaux dispersés,
ton corps en morceaux
qui ne fut pas
Ton corps,
ta chair en lambeaux
qui ne fut pas
Ta chair,
ton image en charpie
qui ne fut pas
Ton image.
Aux rapaces du multiple
ta dépouille déchirée,
ton unique défroque
qui ne fut pas
à Toi.

Peuple des ombres,
ils te refusent
sépulture,
cadavre abandonné
sous le soleil de plomb,
ils trahissent leur désir
de ton Unicité,
ils renient ta figure,
honnie, défigurée,
et te crachent
à la gueule
en guise de baiser.

Peuple des ombres,
mangée la nuit,
tout au fond
de ta gorge enchantée, clarifiée,
lavée à l’eau de tes rêves,
fleurissent les sillons,
sang de ta chair,
sous la lumière échappée de tes yeux,
aveuglés
par l’étincelant noir cramé
de l’Immonde
transfiguré.

Au trou du cul du monde,
un poème se la pète.

Patrick Condé

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