Petits plagiats deviendront grands : le macronisme ou l’horreur par le vide

Tancrède Rivière

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

Ses petits plagiats pourraient n’avoir l’air de rien, de mauvaises blagues dont on avait pris l’habitude. Mais quand Emmanuel Macron s’approprie un slogan du Nouveau Parti Anticapitaliste (« Nos vies valent plus que leurs profits [1] »), quand il cite Jaurès ou quand il défend maintenant lui-même, sans ciller, l’idée que « le front républicain n’existe pas [2] » – il remontre sans fard le visage bien net qu’il avait déjà montré comme candidat en 2017 : celui d’un politicien non seulement sans honneur, sans décence et sans humilité, mais aliéné par le cynisme et une relation tordue aux mots et à leur sens, même les plus graves. Il remet à nu les mécanismes profonds d’un rapport au langage, à la pensée et au pouvoir, qui auraient dû disqualifier sa posture aux yeux de tous les êtres parlants dès ses premiers discours de campagne il y a cinq ans.

Ce n’était pas faute d’avoir annoncé la couleur. Le 1er mai 2017, en meeting entre les deux tours des présidentielles, le candidat Macron avait raconté cette anecdote édifiante :

« À Nanterre, un étudiant avait renversé une poubelle sur la tête de Paul Ricoeur qui était alors président de l’Université. L’étudiant avait eu une phrase caractéristique de 1968, il lui avait dit : “Mais d’où me parlez-vous ? D’où vient votre autorité ?”. Ricoeur avait eu une phrase admirable que je n’ai jamais oubliée tant elle lui ressemble ; il lui avait dit : “mon autorité vient de ce que j’ai lu plus de livres”. [3] »

Donc c’était dit. Dans cette histoire, la seule chose qui est plus ridicule que la réponse de Ricœur est le fait de s’en revendiquer. Peu importe d’ailleurs l’authenticité de l’épisode, peu importe qu’il s’agisse de Ricœur ou d’un personnage allégorique, ce qui compte, c’est la grotesque généalogie de l’autorité dressée par le récit qui en est fait. Ici le président de l’Université n’est pas seulement montré dans une posture bouffonne, drapé dans une légitimation paternaliste de son autorité assez mal à propos compte tenu du contexte. Il renvoie aussi franchement l’image du petit professeur fat, hissé sur un savoir quantitatif, qui a bien empilé les livres lus comme les points de son crédit social. Et qui les a empilé dans quel but ? Dresser un mur entre lui et le lieu d’un dialogue où se joueraient justement les vrais enjeux de la connaissance : ceux qui sont risqués, parce qu’ils remettent toujours à plat les illusions d’une autorité préalable qu’on pourrait se croire sur le monde ou sur les autres. La candidat n’a pas eu trop l’air de s’apercevoir que le seul véritable attribut du philosophe dans cette scène, c’est la poubelle qu’on lui a renversée sur la tête. Mais pour savoir l’effet que produit quelquefois la quête de vérité, encore faut-il avoir déjà eu pour elle un début d’intérêt.

Avec le recul on ne s’étonne plus qu’une phrase si misérable ait pu servir de mantra à un homme qui a poussé si loin la traîtrise télévangélique et l’arrogance de classe. Nicolas Sarkozy, au moins, avait la franchise d’afficher clairement son aversion pour toute forme de culture, source assez mal dissimulée chez lui d’un complexe apparemment tenace [4]. Macron est donc bien « Sarkozy en mieux [5] » : il a gardé le mépris, mais il s’est débarrassé du complexe.

En réalité, l’une des marques de fabrique de l’esprit « marcheur » est de faire passer ce mépris pour de la maîtrise. Mais la gravité dangereuse de l’opération tient au fossé toujours plus grand qu’elle creuse entre ce qui est dit et ce qui est. Cette faculté à dévaluer le sens révèle sa nocivité à mesure qu’elle s’empare de mots qui en sont très chargés. Que Macron ait pu titrer son livre « Révolution » avait déjà bien fait grincer des dents. Faire de la « solidarité » le mot d’ordre d’une politique sanitaire orwélienne était du même ressort. À chaque nouveau coup on se demande si le but n’est pas tout simplement d’éteindre les concepts [6], pour s’assurer que la réalité derrière le mot – révolution, solidarité – n’ait plus la moindre chance d’advenir. Sans surprise, celui qui répète six fois « nous sommes en guerre » quand éclate une épidémie se retrouve mal doté pour obtenir la paix, quand la vraie guerre vient. La première fois il joue au général, la deuxième il se déguise [7], tout cela n’a pas vraiment d’importance car derrière les mots ne se tient qu’une image – la sienne, ou celle du Projet avec lequel il se confond.

Et si ce mépris pour et par les mots est aussi grave, et si c’est alarmant qu’il n’alarme pas encore plus qu’il ne le fait déjà, c’est parce que ce n’est pas le mépris d’un ignare mais le mépris d’un « sachant », pour le dire dans sa propre langue. C’est peut-être ce qui explique que ceux qui aiment se parer de ce titre soient bien représentés parmi ses soutiens, ou parmi ceux qui s’accommodent. En vrai cet homme et sa caste n’ont rien à faire de ce que les mots veulent dire, ce qui compte, c’est comment les mots les servent. Mots, signes ou symboles, peu importe. Malheureusement c’est beaucoup plus qu’un trait de caractère, qu’on pourrait dire propre à la politique, c’est un projet, « leur » fameux « projet » sans nom, et un vice qui tient lieu d’idéologie au macronisme en général. Les militants des « Jeunes avec Macron » l’ont très bien illustré pendant la campagne en posant l’un de leurs refrains (« Oh Emmanuel / Toi notre président / Tu le seras encore longtemps ») sur l’air de « Bella Ciao [8] ». Cynisme ou folie obscène, on s’interroge, mais apparemment l’art s’en transmet bien.

Ne pas s’affoler de ce réflexe d’appropriation sémantique et symbolique sans limite, c’est ne pas voir qu’il est totalitaire, en ce sens au moins qu’il est justement sans limite. Si le préfet Lallement lui-même s’en remet à Trotsky [9], il n’y plus aucune raison de penser que demain les « JAM » ne reprendront pas des slogans maoïstes en affirmant droit dans les yeux : « C’est notre projet », et qu’après-demain le président ne citera pas des livres de Zemmour dans ses discours sur l’identité nationale. À vrai dire ce serait la moindre des choses, s’il persiste à vouloir le consulter sur ses thèmes de prédilection [10].

Dans le monde ainsi réformé, où devenir riche veut dire être pauvre, où subir s’appelle entreprendre, les discours n’ont plus d’autre référent, les symboles plus d’autre parties, les signes plus d’autre objet que l’origine autotélique et autocentrée de leur énonciation. La disruption annoncée, c’était ça. Pendant cinq ans elle s’est déployée dans toute sa puissance, avec le mérite au moins de signer clairement le mandat présidentiel comme le relais d’une convulsion plus mondiale, celle d’un ordre économique établi, rétabli, et rétabli encore à chaque secousse par une surenchère de virtualité. Ce qui arrive au langage pendant ce temps-là ressemble à la différence entre le sens philosophique et le sens financier du mot spéculation. L’opération génère au passage un niveau de déréalisation des choses dites et décrites, et donc des choses vécues, qui peut facilement conduire à la folie ou au désespoir ceux qui la subissent, et qui n’a pas manqué de le faire [11]. A minima elle provoque cette torpeur très particulière, ce sommeil paradoxal qui semble accompagner certains types de grande violence et leur reconduction [12].

S’il y a bien quelque chose qui ressemble à une verticale du pouvoir, c’est la « transcendance » assumée d’un président qui se sent investi d’une « mission » dont il ne renie pas le caractère divin [13]. Sans limite horizontale dans ses objets, puisqu’elle s’approprie jusqu’à son contraire, la pseudo-mystique macroniste est sans limite verticale dans l’autorité qu’elle prétend tirer de l’extermination du sens. Parce qu’elle est totalitaire sur le plan du langage, il y a donc un impératif moral à craindre qu’elle le devienne plus largement, à mesure qu’elle continuera de façonner une réalité qu’elle vide de tout sens. Car le désastre qu’on a constaté est bien là : une langue peut être performative tout en étant vide. Rien ne permet de faire des prophéties, mais rien dans le bilan des cinq dernières années n’autorise à étouffer cette crainte d’une évolution vers le pire. Le pire passe aussi par l’extinction dans les cerveaux de la faculté à l’identifier.

Pour commencer en tout cas, le dégommage de la pensée et la récupération utilitariste de sa « complexité [14] » sont le cadre logique à ce qui nous attend pour le prochain mandat : la numérisation (c’est-à-dire la déshumanisation) totale du monde et du service publics, largement synonyme de leur disparition, la privatisation de l’enseignement supérieur puis de l’enseignement en général, la fusion de la communication progressiste et des pratiques régressives, le couplage des discours d’ouverture et des politiques répressives, du marketing d’extrême-gauche et de la police d’extrême-droite, du casse de la santé et du passe sanitaire, de la 5G et du moyen-âge.

Tancrède Rivière,

11 avril 2022

[4Voir le « j’aurais voulu être un artiste » de Sarkozy lors de son passage dans l’émission ‘À voix nue’ sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/nicolas-sarkozy-un-president-et-toutes-ses-vies/episode-2-la-passion-de-la-culture

[6V. le titre récent de Myriam Revault d’Allones, L’Esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts (Seuil, 2021)

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