Penser des mondes instables

Entretien avec Sophie Gosselin et David Gé Bartoli

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

Sophie Gosselin et David Gé Bartoli sont philosophes et écrivains. Ils travaillent depuis plusieurs années à une philosophie de l’infraphysique (voir leurs travaux sur leur site internet par ici) qui tente de dépasser le paradigme de la Modernité fondé notamment sur la séparation entre nature et culture, dans le sillage de E. Viveiros de Castro ou encore Lyotard, Jean Oury ou David Abram.

Vous proposez une nouvelle philosophie de la nature. Pourtant, depuis deux décennies, nombreux sont celles et ceux qui déclarent sa mort afin de dépasser le grand partage opéré par le dualisme nature/culture...
Sophie Gosselin  : Nous voulons dépasser le paradigme des Modernes, celui d’un anthropocentrisme outrancier de type prométhéen, initié à la fin de la Renaissance et porté jusqu’à nos jours. C’est un système de pensée qui produit autant qu’il détruit, et cela à l’échelle de la planète : extractivisme, exploitation des ressources naturelles et des travailleurs, plantations immenses de monocultures de type colonial, création du vivant OGM en laboratoire et destruction à la chaîne du même vivant, car non conforme, dans les usines de production animale… Et l’on voit dans le post-humanisme cette tendance poussée à l’extrême, où l’Homme s’augmente de lui-même pour lui-même, au détriment des autres, les êtres de nature et tous ceux qui voudraient vivre en dehors de cette mainmise. La géo-ingénerie est son autre versant : projet anthropotechnique voulant façonner « la Nature », au point de la traiter comme un Système-Terre à réguler cybernétiquement, ou comme un « vaisseau spatial climatisé » à gouverner. Voilà la réponse de nos technocrates ou de nos idéologues à la catastrophe climatique et à la sixième extinction d’espèces ! 

David Gé Bartoli : C’est pourquoi, dans notre ouvrage, la question de « la nature » n’est pas pour nous ce qui en a été pensé dans le cadre de la modernité, ce que l’on appelle aujourd’hui le grand partage nature/culture, ni dans celui de l’histoire de la philosophie — un ordre des places ou un système de lois universelles. Pour nous, il est d’abord question des corps, de ce que signifie être un corps. En abandonnant la notion de « nature », le risque serait de livrer ce qui de la matière et du corps résiste à l’appropriation anthropocentrique du monde pour le laisser en pâture à un processus de technologisation généralisé. En prenant en charge la question de la nature, nous affirmons qu’il y a des choses qui résistent à la mainmise des technologies de pouvoir, et que cette résistance relève du sensible.

Sophie Gosselin : La question de la vie est un autre aspect, qui concerne beaucoup de champs, aussi bien la bioéthique, la politique que l’esthétique. Que veut dire vivre ? On a pu voir, notamment avec les travaux de Michel Foucault sur le biopouvoir et leur extension par le philosophe italien Giorgio Agamben, qu’une capture du vivant se trouve au principe de la forme du gouvernement contemporain, que Foucault qualifiait de « biopolitique » : une politique qui s’exerce sur les individus, pris sous l’angle de l’espèce. Pour notre part, résister à cette biopolitique commence par affirmer que la vie n’est pas réductible au vivant. La question de la nature rencontre celle du vivre, tant dans son aspect biologique qu’existentiel, mais renvoie aussi à ce qui échappe à la production. Même si on raisonne de manière ultra-constructiviste, affirmant que tout vient de la main de l’Homme, il y a toujours quelque chose qui émerge, qui pousse par soi-même, hors de la prise que l’Homme cherche à avoir sur toute chose. Cette poussée, cette résistance de la matière qui définit ce que nous proposons d’appeler le naturer [1], relèvent du sauvage ou de l’irréductible. Dès lors, comment laisser de l’espace à cette poussée, plutôt que de l’emprisonner dans tous nos dispositifs — comme peut le faire, en écologie, la notion même d’écosystème ?

Qu’implique pour vous l’emploi de ce néologisme, le naturer  ?
David Gé Bartoli : Passer du nominatif — la nature — à l’infinitif — le naturer— est une manière d’éviter que le vivant soit pris dans les mailles d’une stricte biologisation. Le vivant n’aurait en ce cas d’intérêt que d’être soumis à la nature humaine et à sa perfectibilité : une perfectibilité qui était auparavant morale, puis est devenue sociale et serait désormais biologique, avec l’idée de nous perfectionner pour, dit-on, repousser nos limites physiques et mentales, pour nous « augmenter » — « Nous », l’humanité, à l’exclusion des autres formes de vie. C’est aussi pour ça que nous avons choisi de proposer des néologismes, comme l’emploi que l’on fait du verbe « se tramer ». Quand quelque chose se trame, c’est comme s’il y avait une dramaturgie, une narration qui se déployait malgré nous, quelque chose de plus large dans lequel on s’inscrirait : un monde habité de formes de vie, de lignes de vie entrelacées. Ce qui veut dire que nous nous enchevêtrons avec d’autres êtres, d’autres temps et d’autres récits que les nôtres. C’est ce qui nous permet d’avancer, dans notre ouvrage, que la technique n’est pas le propre de l’homme, mais une manière particulière d’être pris dans un monde et de le porter, dès lors qu’on assume une mémoire, des gestes. Chaque être existe non seulement parce qu’il est, mais aussi parce qu’il s’embarque dans une aventure : il s’agit de tenter un monde. On est alors entre deux mouvements étranges : une persistance et une épreuve. Il y a une tension entre ce qui se trame et l’inscription dans ce processus qui est de l’ordre d’un événement. Par la mise en évidence de cette épreuve, c’est comme si on avait déplacé une qualité existentielle sur l’ensemble des êtres.
D’après votre manière d’appréhender la nature, il y aurait beaucoup à déconstruire : vous répétez qu’il faut « se désapproprier  », « décoloniser  », « désontologiser  »... Y aurait-il, par devers cette déconstruction, quelque chose à bâtir ?
Sophie Gosselin  : Toute notre réflexion sur la technique se joue là. Cette poussée qui persiste, s’articule et prend forme en-deçà de notre volonté. On a essayé de déplacer la notion de technique à cet endroit, en la pensant comme l’articulation de l’agir et du faire [2]. L’agir se donne librement, il exprime le mouvement ou le déploiement d’une puissance sans finalité définie. Le faire, pour sa part, tient à l’intention de produire un effet. Et les deux sont indissociables. Mais si l’on ne met l’accent que sur le faire, on risque d’instaurer un système qui fonctionne de manière autonome par rapport à l’ensemble des autres existants, et ainsi d’imposer une loi au détriment des autres possibles — il faut éviter tout « faire système ». Un bel exemple de technique qui articule l’agir et le faire est l’agriculture sauvage du japonais Fukuoka, considéré comme un précurseur de la permaculture. Fukuoka a développé une pratique agricole qui s’inspire de la tradition Zen. Il laisse vivre une part sauvage et travaille avec elle. Il s’agit moins, pour le paysan, d’avoir un plan de gestion ou d’organisation global, que de travailler les écarts, les passages, les porosités entre différentes formes de vie, et de favoriser ou accompagner les bonnes rencontres. C’est un travail qui s’inscrit dans le temps long, parce qu’il suppose d’articuler des temporalités hétérogènes.
Dans un article intitulé « Le Soulèvement du Commun »], vous parlez d’incommensurabilité entre les cultures ou entre les mondes. Ne risquez-vous pas de tomber dans un relativisme immuable, comme on le reproche souvent à l’anthropologie et au postmodernisme ?
David Gé Bartoli  : Ce texte reprend la question politique à partir d’une critique de la colonisation. C’est au nom d’une certaine vérité et universalité que s’est fait le processus colonial. Nous avons une grande méfiance de l’« Un », d’un monisme ou holisme qui cachent le plus souvent une volonté de pouvoir. Nous reprenons l’idée d’« incommensurabilité » entre les mondes au philosophe Jean-François Lyotard, qui avance alors le concept de différend [3]. Pour Lyotard, cela s’inscrit dans une réflexion sur le langage et sur une critique de l’imposition d’une certaine norme de discours comme référence ultime prévalant sur d’autres normes possibles. Mais surtout, il est question de justice : peut-il y avoir justice si l’on oblige celui qui est dominé à s’exprimer dans le langage du dominant ? Faire justice ne consiste pas à permettre à quelqu’un de plaider au tribunal dans un type de discours qui parfois ne rend pas compte du tort produit. Rendre justice implique l’invention d’un idiome, c’est-à-dire d’un nouveau langage, qui résulte de la rencontre et d’une transformation réciproque en termes de valeurs et de normes — et non de l’intégration de l’exclu ou du dominé à l’intérieur du système du dominant.

Ce que nous montre l’anthropologie contemporaine par sa critique de l’ethnocentrisme et d’un certain anthropocentrisme, et particulièrement celle qui s’inscrit dans la perspective du tournant ontologique [4], c’est à quel point les relations que nous entretenons avec les autres êtres, et les manières de faire monde avec eux, peuvent être radicalement hétérogènes. Ainsi, l’animisme, selon la définition qu’en donnent Viveiros de Castro et Philippe Descola, serait l’inversion du naturalisme dominant en Occident [5]. Là où le naturalisme pose une nature commune, sur le fond de laquelle les différentes cultures humaines se différencient par l’esprit, dans l’animisme, c’est au contraire l’esprit qui est commun à tous les êtres, ces derniers se différenciant alors par leurs formes corporelles spécifiques. Cela induit des manières de faire monde radicalement différentes. Les premiers colons arrivé aux Amériques ont buté sur ce différend. Et tout le processus de la colonisation, jusqu’à la globalisation contemporaine, peut être lue comme une immense tentative de taire l’épreuve et la transformation que cette « rencontre » première engageait.

Sophie Gosselin : Mais reconnaître la part d’incommensurabilité entre les mondes ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’échange, de communication ou de traduction possible. Mais d’abord qu’il n’y a de justice dans le rapport à l’autre qu’en reconnaissant que quelque chose, dans sa manière propre de faire monde, m’arrête et m’engage ; si je souhaite le comprendre ou entrer en relation avec lui, cela me transforme. C’est dire aussi que toute communication engage une épreuve et donc une transformation de soi. Nous nous opposons à l’idée qu’il serait possible d’établir un langage universel, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de commun. Mais le commun est ce qui s’invente dans l’épreuve de la rencontre. Le commun, c’est à la fois l’écart qui me différencie de l’autre et le lieu d’une possible transformation, donc d’un passage. C’est pourquoi nous pensons cette notion de commun, de manière plus générale, comme conditions du renouvellement de la vie, à la fois du vivant biologique mais aussi des formes de vie, des manières d’exister et de faire monde. L’enjeu politique principal consiste dès lors, essentiellement, à garantir et à soigner ce commun comme lieu du possible.

Qu’entendez-vous par là ?
Sophie Gosselin  : Quel serait un projet politique qui dépendrait d’une souveraineté du dehors en lieu et place de la souveraineté du dedans, de l’Homme, de l’identité, du Même, qui domine usuellement ? Cette épreuve de l’altérité ce n’est pas seulement celle de l’autre individu, ou d’un autre peuple. C’est aussi l’expérience de quelque chose qui se trame malgré soi. À la manière des forces inconscientes, mais sur un plan collectif.

David Gé Bartoli  : Jean Oury, psychiatre de la clinique de La Borde, appelait ça la sous-jacence. Et cela lui paraissait essentiel pour penser ce qui fait collectif. La sous-jacence est quelque chose de l’ordre du sensible, qui se trame, et qui fait qu’un collectif est possible. Sans cela il n’y a qu’une somme d’individus, souvent portés vers une normalité qui nie toute forme de vie autre, qu’il voit comme aberrante. Oury appelait cette catégorie de personne pour qui « tout va de soi » des normopathes, des gens sans sympathie pour la singularité des autres. Il percevait ça fortement dans les asiles traditionnels où il n’y avait aucune analyse institutionnelle, aucun égard pour la folie, où la pauvreté pathique était telle qu’on laissait halluciner des gens parce qu’on ne leur permettait plus de rêver. Pour lui, c’était également le cas dans les camps, où il y avait une telle clôture existentielle que l’inconscient était tétanisé. Il faut qu’une zone avec suffisamment de jeu soit disponible pour que l’inconscient puisse pointer son nez, de la même manière que les aborigènes disent que, dans le Rêve, un possible est offert pour être exposé dynamiquement à un paysage. L’épreuve de ce dernier se fait avec les siens, mais aussi avec ce qui les excède : les ancêtres ou esprits, les traces qui forment des pistes et que les aborigènes chantent pour leur donner vie... Pour Oury, l’inconscient n’est pas donné, mais s’ouvre depuis l’épreuve de la sous-jacence, cet humus de la psyché. Dans cette zone réside pour nous la tentative d’une rencontre. Dans LesTrois écologies, le psychanalyste et philosophe Félix Guattari, qui travaillait avec Oury, énonce lui aussi la possibilité d’accueillir la dimension psychique des pratiques écologiques, au même titre que leurs dimensions sociale et environnementale, les trois à la fois.

Sophie Gosselin : Pour nous la pensée écologique explore beaucoup les dimensions sociales et environnementales, mais très peu cette troisième dimension énoncée par Guattari. Le seul endroit où elle est explorée c’est en anthropologie, lorsqu’il est question de sociétés autres, en termes d’esprits ou de spiritualité. Mais on a l’impression qu’il n’y a plus de psychisme chez nous « les Modernes ». C’est quelque chose qui a été éliminé. On en reste donc à des lectures biologisantes ou socialisantes. Pourtant, il faut continuer de parler du sensible. Mais dans ce cas, si l’on ne veut pas être réduit à la phénoménologie, il faut aller chercher dans l’anthropologie.

Ce volet psychique ou spirituel peut aussi être abordé par des pensées ésotériques, en appelant à toutes sortes de croyances...
David Gé Bartoli  : Oui, et cela demande un saut « hors-sol » qui ne nous convient pas. Selon nous, il y a une zone d’épreuve existentielle, qui ne dépend pas d’une décision rationnelle ou consciente, entre une tradition de pensée dans laquelle on s’inscrit, et le pressentiment que quelque chose s’ouvre au-delà d’une recherche conscientisée que l’on n’avait pas envisagé au départ. On peut alors penser à la traversée effectuée par le philosophe David Abram, relatée dans son très bel ouvrage Comment la Terre s’est tue : il assume venir d’une certaine tradition phénoménologique, mais ajoute qu’à force de s’imprégner de l’animisme que des peuples ont comme zone de partage, une sensibilité perdue s’est réveillée, là où elle était précédemment écrasée.

Sophie Gosselin  : Philosophiquement, David Abram s’inscrit dans la tradition de pensée phénoménologique, car c’est l’une des rares qui, dans la philosophie européenne, a laissé place à une dimension sensible. Il était prestidigitateur et on lui a demandé de faire un travail d’anthropologie sur des magiciens, en Asie du Sud-Est. Lorsqu’il est allé auprès d’eux, il s’est rendu compte qu’ils avaient une manière de s’exposer aux autres entités vivantes qui réveillait une sensibilité énorme chez lui. Mais quand il est revenu aux États-Unis, où tout est urbanisé, où tout fonctionne par signe, où tout est quadrillé et surdéterminé, il a perdu peu à peu l’espace de vacance qu’il avait ouvert sur son terrain d’étude. Cette ouverture peut donc aussi se perdre ! Et je pense que c’est ce qui arrive à notre civilisation : il y a eu une perte qui fait qu’aujourd’hui on ne sait plus quelles relations avoir avec les non-humains. Alors on essaye de les observer, parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre.

David Gé Bartoli  : C’est aussi une manière de reprendre le débat entre matérialisme et spiritualisme. Comme on peut ressentir qu’il manque un monde, que l’on a l’impression de ne plus savoir ou pouvoir faire monde depuis un commun partageable, on serait tenté d’en produire un, ex nihilo ; on pourrait, en conscience, individuellement, en « choisir » un parmi ceux déjà existants ou produire du jour au lendemain un syncrétisme qui serait à la hauteur de nos espérances. Les expériences new age tiennent de ça : pourquoi pas un peu d’hindouisme, et puis pourquoi pas le bouddhisme, au moins ces mondes-ci sont un peu chargés en spiritualité, cela donne un peu de sens à la vie. La question n’est pas là pour nous. Un syncrétisme ne veut pas dire qu’on définit personnellement, à la manière libérale, un nouveau spiritualisme. Mais on ne dit pas non plus que l’on est tellement pris dans la culture judéo-chrétienne qu’il faut sans cesse la déconstruire sans parvenir jamais à s’en défaire, comme toile de fond. Ce n’est pas quelque chose qui se choisit, de façon volontariste. Un syncrétisme est une épreuve collectivement partagée. Le risque est grand aujourd’hui d’une écologie pseudo-spirituelle, qui parfois initie des communautés identitaires et fermées.

Sophie Gosselin  : On a le sentiment qu’il faut envisager le « corps » et faire « monde » autrement, de façon plus relationnelle, pour habiter collectivement les lieux, avec d’autres que nous les humains, ce qui demande aussi de « l’agir », du laisser faire, que les choses vivent, autrement que prévues, non soumises au regard omniscient de l’Homme. Il nous faut réinventer ce « nous », un nous inclusif plutôt qu’exclusif, qui à prévalu pendant cet Humanisme conquérant. Et en effet, il y a plein de processus collectifs qui sont actuellement à l’œuvre et qui vont dans ce sens. Mais le collectif a, toutefois, du mal à tenir dans le temps, car il faut tout réinventer et les États ne sont pas là pour favoriser ces tentatives, comme on a pu le voir à Notre-Dame-des-Landes par exemple. Le défi politique maintenant serait de faire perdurer ces démarches.

Si l’on évite un saut hors-sol ou new-age, pour reprendre vos mots, il convient également de ne pas reproduire des logiques coloniales ou néo-coloniales en se réclamant de mondes hétérogènes...
David Gé Bartoli  : Le phénomène post-colonial (ou décolonial) permet d’imaginer que la France n’est plus simplement hexagonale, continentale, mais est portée par d’autres traditions, d’autres mondes, qui se croiseraient, qui opéreraient des changements de perspectives. Par exemple, en faisant se croiser les institutions républicaines d’État depuis les traditions de Nouvelle-Calédonie, de la Réunion, de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Corse... Ce qui peut se jouer alors, c’est que ce que l’on appelle « France », plutôt que d’être reprise par un phénomène identitaire, s’expose à d’autres mondes à travers celles et ceux qui l’habitent, à d’autres manières d’envisager les êtres et les relations. Ça devient le lieu d’un commun comme zone de passage, de partage et de différenciation. La question politique principale deviendrait : comment penser des cohabitations de mondes sans se limiter à un multiculturalisme sur fond d’économie globale ? Habiter, cela veut dire s’inscrire dans un rapport à l’espace et au temps singuliers. Comment donc articuler et créer des transversalités entre spatialités et temporalités hétérogènes ? C’est un véritable enjeu d’inventions institutionnelles situées qui sort du cadre du modèle moderne de l’État-nation. Cela impliquerait aussi d’imaginer des cohabitations de souverainetés : l’État devrait, par exemple, cohabiter avec une chefferie, comme en Nouvelle-Calédonie, où les kanaks défendent leur tradition ancestrale et totémiste. C’est aussi pourquoi on cherche des pistes dans l’anthropologie, pour faire « passer des mondes », être des traducteurs ou peut-être des diplomates, pour obliger l’État à composer avec d’autres entités politiques, d’autres mondes : un partage de souveraineté qui ne serait pas simplement une division des pouvoirs au sein de l’État. Tous, d’une façon ou d’une autre, sommes désormais des enfants d’exilés : l’idée est donc de permettre des passages, sans recouvrir ces mondes qui ont été dominés mais qui sont toujours existants, avec leurs garants, leurs luttes et leurs capacités d’adaptation à la situation et à de nouveaux syncrétismes, politiques et pourquoi pas ontologiques, entre naturalisme et totémisme par exemple.

Sophie Gosselin  : On a envie de déplacer les enjeux. Si l’émancipation a été portée par nos parents en 1968 en termes de conflits politiques opposant des groupes sociaux au sein d’un « monde » considéré comme commun, nous souhaitons ajouter que ces conflits politiques portent aussi, aujourd’hui, des conflits de mondes, des manières d’habiter le(s) monde(s). À ce titre, l’anthropologie nous aide non seulement à identifier mais aussi à inventer. La question aujourd’hui n’est pas de savoir ce qui est global ou local, mais de quoi est chargé un lieu, et qui vient se charger de ce lieu. Ce lieu a donc une mémoire qui elle même va être inscrite dans une nouvelle historicité. Dans une situation précise, et pour rendre justice à un peuple, à une lutte dans un rapport de forces inégal, il va être tenté un syncrétisme de mondes pour surprendre le régime en place, et cela se passe un peu partout et de manière plus vaste qu’on ne le pense.

Un tel syncrétisme a pu être perçu dans la récente expérience autonome à Notre-Dame-des-Landes...
David Gé Bartoli  : Dans les nouvelles luttes comme à la ZAD, il y a une imprégnation du lieu sur une longue durée ; on laisse venir les êtres ; ils ne sont pas pris dans un mode instrumental, cognitif ou politique : ils se sentent petit à petit mobilisés. Pas simplement par la pensée ou des obligations, mais autrement, comme s’il y avait une réciprocité du paysage, un intervalle qui s’ouvrait devant eux. Ce n’est donc pas une projection, comme si on ouvrait une boîte noire, mais quelque chose se révèle être ailleurs qu’auparavant. Et David Abram ou le perspectivisme de Viveiros de Castro aident à nommer le sentiment que chacun éprouve en habitant longuement dans de tels lieux. Il y a une épaisseur presque inqualifiable qui y est ressentie. C’est cet apprentissage qui, dans les luttes d’occupation d’un lieu, produit une habitation. Elle celle-ci n’est pas seulement humaine ; une autre temporalité et une autre géographie s’y instaurent.

Sophie Gosselin  : Ce qu’il y a eu de singulier à la ZAD, c’est la suspension des activités productivistes pendant une trentaine d’année, sans que ça ne soit non plus une mise sous cloche. Tout s’est fait de manière spontanée, des trajectoires se sont croisées et il a fallu se demander comment habiter ensemble. Des institutions ont même été créées pour ça, malgré les divergences ! Et cette expérience s’est faite aussi avec d’autres entités naturelles. Mais pour permettre cela, il a fallu la suspension momentanée de toute volonté politique — suspension qui a pris fin avec la légalisation et la parcellisation [6]. Si la ZAD a suscité beaucoup d’enthousiasme dans une certaine sphère intellectuelle et militante, c’est parce qu’on a senti que quelque chose de nouveau émergeait : une autre relation à l’habiter.

David Gé Bartoli : Lorsque les premières constructions s’édifiaient, on a pu se rendre compte à quel point le lieu était humide — il y avait 30 ou 40 centimètres de boue — et qu’il a fallu en conséquence construire une sorte de circuit en espalier de bois, et des cabanes dans ce même matériau. Il ne fallait pas aller contre le lieu, et il fallait aussi s’accorder un autre temps. La manière de faire commun entre humains était alors déjà influencée par un milieu. Il y eut dès ce moment-là le sentiment qu’il fallait plus composer un projet politique seulement en réaction, sur le mode d’une utopie projetée par l’humain, mais qu’il fallait aussi et peut-être d’abord composer avec cet espace. « Politique » prenait dès lors un autre sens : il fallait imaginer des manières de faire politique qui soient de l’ordre d’un « faire monde », avec le contexte, dans cette situation donnée — ce qui n’était pas une évidence pour des militants qui portaient un projet volontariste, centré sur des préoccupations strictement humaines ou des luttes contre l’État. Il ne s’agissait pas tant de faire un commun comme une nouvelle cité, avec une place bien nette et circonscrite pour toute chose, mais plutôt de laisser vivre des gens avec des lieux et une instabilité de terrain. De là pour nous cette position : s’il faut un monde avec du partage, des attachements, il ne faut pas qu’il soit contre le naturer, mais avec. Et là c’est de nouveau la lisière du politique qui est interrogée — une lisière ni intérieure ni extérieure à la cité, mais hors de cette dernière.

Faire de la politique à partir du sensible pose néanmoins la question des masses : la ZAD est une sorte d’hypothèse localisée mais difficilement généralisable. Comment abordez-vous cette interrogation ?
David Gé Bartoli : Faire de la politique sans construire une polis, sans se sécuriser dans un espace où les places sont déjà distribuées, c’est aussi pensable en ville : toutes les cultures underground viennent de là. Quel que soit l’endroit, la question est toujours de ne pas rendre un espace stable, selon une vision unifiante et définie. C’est être capable de créer des attaches communes qui ne sont ni fondation, ni rassemblement. Et ça, on peut le faire partout. C’est une manière d’être. Que ce soit en ville, en campagne ou en montagne. Par exemple, dans une réserve naturelle où tout est en place : on y compte la population d’une espèce donnée, on vérifie que tout fonctionne... Mais un loup traîne et c’est tout cet espace paramétré qui est de nouveau dérangé. À l’intérieur d’un endroit qui paraissait bien établi, il y a des zones incertaines. C’est faire que quelque chose déplace des lignes afin que l’espace ne soit pas soumis à une modélisation, à une cartographie, à une gouvernementalité. Il faut qu’il y ait de l’ingouvernable. C’est la condition même de tout habiter. Le contraire, ce que fait l’État, c’est occuper, justement, pour rendre gouvernable.

Sophie Gosselin : La question sous-jacente est : comment faire pour que ça ne soit plus l’État, l’Économie, l’Un, tout dispositif d’uniformisation, qui gagne contre ces processus toujours à l’œuvre, contre cette poussée qui résiste et persiste malgré tout. C’est un peu le paris de nos travaux actuels. La conjecture s’y prête également : toutes les institutions politiques existantes sont en crise. Il y a un trouble à l’œuvre dans une société où plus rien n’est à sa place. Mais le risque est la mise en œuvre de dispositifs totalitaires, pour sur-déterminer le contrôle afin d’éviter que tout s’effondre. On est à un tournant entre un totalitarisme qui veut tout contrôler par la massification des données notamment, ou au contraire des processus d’invention institutionnelle située.

Ces formes ne pourraient de toute manière êtres répliquées : la sensibilité et l’élan présent à la ZAD peut l’être, mais pas sa composition avec un paysage donné, qui serait toujours à refaire en fonction du milieu qui accueille une lutte.
Sophie Gosselin  : Je pense que la nouveauté politique est là : penser la politique depuis l’habiter implique qu’il n’y a plus de modèle unique généralisable. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des principes institutionnels qui ne peuvent être repris et discutés. Il y a des rencontres à l’œuvre dans le monde qui sont intéressantes. Si on observe ce qui se passe au Chiapas, dans un contexte particulier d’effondrement de l’État, en Nouvelle-Zélande avec la personnification du fleuve Whanganui, en Bolivie avec le processus qui a débouché sur la reconnaissance de la Pachamama... Il y a des choses inouïes qui tout de même surviennent et proposent des ouvertures incroyables ! Comment dès lors se saisir de ça pour proposer de nouvelles lignes politiques ?

David Gé Bartoli  : Au Chiapas il y a eu ce geste manifeste : aller à la capitale pour dire « nous sommes là », nous ne sommes pas les invisibles. Mais en même temps, lorsqu’il a fallu tracter avec l’État, qu’il y a eu du rapport de forces, les zapatistes se sont demandé si au fond c’était bien ça, faire de la politique aujourd’hui... Ils ont alors eu ce qu’on pourrait appeler la tactique du loup, c’est à dire la capacité d’apparaître et de disparaître pour dire à un moment « on n’est plus là ». L’État se demande alors où ils sont. Ils s’étaient mis à côté de l’endroit où on les attendait. Ils ont arrêté les ondes ; ils ont arrêté de s’insérer dans le temps de l’actualité qu’on leur octroyait. Ils n’ont plus pris le temps de répondre. Ils ont créé leur propre temps, créant alors un syncrétisme extraordinaire entre un certain matérialisme historique, qui met en jeu un rapport de force politique pour former une autonomie de vie, et un temps maya, depuis lequel ils renouent avec une mémoire d’avant l’État-nation et son présentisme, mais aussi d’avant la colonisation, et qui les inscrit dans un temps long. Ils ont choisi un « devenir-indien », pour reprendre Deleuze et Guattari.

Sophie Gosselin  : La rébellion zapatiste n’est dépendante ni de l’État, ni des médias, et c’est une force énorme qui ne peut se faire que collectivement. Aujourd’hui la sphère médiatique est tellement puissante qu’on peut avoir l’impression de ne pas exister s’y on ne s’insère pas dedans. Il n’y a que collectivement qu’il est possible de résister à ça et de s’envisager dans un temps long.

[1Le « naturer » est défini par les auteur⋅es dans Le Toucher du monde. Techniques du naturer, comme « cette puissance qui, s’actualisant à travers une multiplicité de corps, se déploie incessamment comme ouverture et mouvement illimité ».

[2Distinction reprise à l’éducateur Fernand Deligny.

[3« À la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations » (Jean-François Lyotard, Le Différend, 1983).

[4Le tournant ontologique est un mouvement épistémologique récent au sein de l’anthropologie. Impulsé par des auteur⋅es tels que Roy Wagner, Marilyn Strathern, Eduardo Viveiros de Castro ou Philippe Descola, ce tournant s’écarte des notions de culture ou de représentation, pour aborder la diversité des perspectives portant sur le monde — et créant par là autant de monde que de perspectives. Il ne s’agirait plus de considérer un monde et différentes représentations de celui-ci, que des mondes et les multiples manières de les habiter, soit une pluralité d’ontologies particulières.

[5Philippe Descola a défini en 2005 dans Par-delà nature et culture quatre ontologies dominantes à travers le monde — naturalisme, animisme, totémisme et analogisme — en fonction des différentes combinaisons des rapports au corps et à l’intériorité qu’il perçoit dans les peuples qu’il mobilise dans sa démonstration.

[6Après le retrait du projet d’aéroport en janvier 2018, puis la répression qui a suivi, une partie des habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ont choisi de s’engager dans un processus de régularisation des activités agricoles et artisanales présentes sur les lieux afin de les faire perdurer. D’autres habitants ont décidé de partir, voyant dans cette légalisation un renoncement devant l’État.

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