Pas de lait, pas d’amour

L’Ukraine comme territoire-ressource
Asia Bazdyrieva

paru dans lundimatin#347, le 11 juillet 2022

Asia Bazdyrieva est historienne de l’art et ukrainienne. Dans ce brillant article, elle retrace et historicise les contours de la guerre en cours. L’Ukraine comme territoire-ressource doublement colonisé :

La guerre russe contre l’Ukraine est indissociable de la vision impérialiste (et donc coloniale) de l’Ukraine comme territoire-ressource : un espace de transactions, d’échanges matériels, de rapports d’extraction et d’épuisement. Et le problème – je dirais même la tragédie, étant donné les circonstances – est qu’il y a deux puissances coloniales en jeu ; et là où l’une tue activement, l’autre exploite jusqu’à la dernière miette avant de laisser mourir et le peuple et la terre. Toutes deux considèrent l’Ukraine comme un pays sans sujet, sans voix, comme un pur territoire.

Qui récoltera le ‘Spargel’ allemand ?

En mai 2021, un groupe de parlementaires et de chefs d’entreprise ukrainiens publiait une lettre ouverte : « The Time to Stop Nord Stream 2 is Now » [« Il est temps d’arrêter Nord Stream 2 », ndT] [1]. Leur déclaration explicitait les menaces qui pèsent sur l’existence de l’Ukraine du fait de l’instrumentalisation de l’énergie à des fins stratégiques. L’intervention militaire russe entrait dans sa huitième année. L’invasion en cours avait débuté avec l’annexion de la Crimée en 2014, s’était poursuivie par des manœuvres militaires dans le Donbass. Malgré de nombreuses preuves de la présence russe et de ses crimes de guerre, comme le Vol 17 de Malaysia Airlines abattu au-dessus de l’Ukraine orientale, la Fédération de Russie n’a jamais eu à répondre de ses actes. La lettre ouverte se voulait une réponse directe à la décision de l’administration Biden de lever les sanctions imposées par le Congrès à l’encontre de la société Nord Stream AG, enregistrée en Suisse et filiale de l’entreprise publique russe Gazprom, et de son PDG, Matthias Warnig, ancien officier de la Stasi et proche de Vladimir Poutine. À ce moment-là, Nord Stream 2 était achevé à 95 % et la Russie ne cessait de renforcer ses troupes le long de la frontière ukrainienne. Le message de la lettre était clair : son statut de pays de transit pour le gaz russe vers les pays européens était pour l’Ukraine sa seule garantie de sécurité. Dès lors que la Russie ne dépendrait plus de ces infrastructures, il n’y aurait plus aucun moyen d’arrêter l’escalade des tentatives coloniales incessantes de la Russie visant la destruction intégrale de l’Ukraine.

Écrivant ce texte en avril 2022, je pars de l’idée que mes lecteurs savent que c’est exactement ce qui s’est passé. S’ils ont eu le courage de ne pas détourner les yeux, ils ont été témoins, sur les écrans de leurs gadgets, de l’intensité et de l’ampleur de la destruction. J’écris ce texte en tant que sujet et témoin immédiat de cette guerre. Cette réalité rend l’élaboration de théories physiquement difficile, un travail pourtant plus que jamais nécessaire. Lorsque dans une semaine j’enverrai cet article à l’éditeur, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine aura débuté depuis deux mois. D’ici à ce que vous lisiez ces lignes [première publication sur e-flux le 20 mai 2022, ndT], un an ce sera écoulé depuis que des hauts responsables ukrainiens ont mis en garde contre le désastre en cours. La liste des atrocités commises à l’encontre du peuple ukrainien – exécutions de masse, viols collectifs, utilisation d’armes prohibées, déportations forcées et élimination de villes comme Mariupol avec leur population – ne cesse de s’allonger. Le cri de détresse croissant des Ukrainiens adresse aux membres de l’OTAN et autres prétendus garants du droit international et de la paix une question urgente : où sont les lignes rouges ? Pendant ce temps, le paiement des factures alimente la guerre : la dépendance au pétrole et au gaz russes demeure une priorité, les voix de soutien sont fortes en rhétorique mais lentes à agir, et plusieurs dirigeants européens suggèrent dans leurs déclarations qu’il est dans le plus grand intérêt de l’Ouest que « le conflit » ne s’étende pas au-delà du territoire ukrainien.

Dans ce texte, l’Ukraine en tant que territoire est au cœur de mon argumentation. Je me concentrerai principalement sur la terre, le sol, les éléments vivants et non-vivants qui s’y trouvent constitués comme ressources inhumaines. Je veux aussi commencer en attirant l’attention sur un moment spécifique, à la fin du mois de février 2022, de frustration médiatique. Une semaine après le début de l’invasion russe, les sphères publiques des pays occidentaux se sont habillées de jaune et de bleu ; et les réfugiés ukrainiens ont été reçus avec humanité aux frontières. En comparaison avec la façon dont les réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique ont été traités à ces mêmes frontières, et à travers le monde depuis longtemps, une telle réponse fut présentée sous l’angle du racisme endémique. Les préjugés bien connus portant sur qui est « civilisé » et qui ne l’est pas [2] ont renforcé le pouvoir explicatif de cette interprétation : si les Ukrainiens, blancs d’apparence, reçoivent pareil soutien, la raison probable en est qu’ils sont catégorisés comme blancs.

J’étais à ce moment-là et durant les semaines qui suivirent sous un même toit avec toute ma famille, dans le centre de l’Ukraine. Nous avons été réduits à endurer les sirènes incessantes, les attaques de missiles, la menace imminente d’un second Tchernobyl, la menace d’une attaque nucléaire, et bien d’autres réalités qui ont partiellement suspendu ou annulé entièrement nos vies et notre avenir. Malgré une solidarité internationale retentissante, l’accueil de réfugiés, et l’envoi d’aide humanitaire, d’argent et d’armement, aucune mesure majeure n’était prise pour soutenir la défense ukrainienne. Nous nous sommes retrouvés dans une situation équivoque : on nous offrait de recevoir le statut de réfugié, tout en nous refusant le traitement accordé à toute personne appartenant au prétendu premier monde placé sous la protection de l’OTAN.

La catégorie de race, en effet, a sa place dans ce scénario, mais d’une manière compliquée et rarement explicitée : un groupe d’Européens majoritairement blancs y est subsumé dans le processus de fabrication d’une race et d’une classe subalternes de sujets inhumains. Les Européens de l’Ouest n’ont jamais considéré les Européens de l’Est comme suffisamment humains ; ils sont une simple ressource, pouvant être utilisée dans une vaste gamme de services. Alors que les réglementations Covid limitaient la circulation des personnes, certains travailleurs d’Europe de l’Est furent néanmoins autorisés à franchir la frontière de l’UE pour récolter les Spargel (asperges blanches) allemandes [3]. Durant des décennies, les Européens de l’Ouest ont assignés les Européens de l’Est à être les corps d’une main-d’œuvre bon marché – des corps à prostituer ; des corps faits pour endurer la pollution des industries occidentales externalisées ; des corps qui portent les vêtements de seconde main provenant de l’UE et conduisent de vieilles voitures qui ne sont plus considérées à l’Ouest comme assez sûres ou assez écologiques. Les Européens de l’Est forment la zone tampon, le site de production, ils sont « en développement », n’ont pas de voix sur la scène politique. S’ils doivent être aidés c’est parce qu’ils forment une strate inférieure dont l’existence est nécessaire au service d’une strate supérieure. Ainsi, la raison du soutien sans précédent de l’Ouest, du moins tant qu’il s’agit d’envoyer des armes et d’accepter certains réfugiés, n’est pas seulement que la plupart des Ukrainiens sont perçus comme blancs, mais le fait qu’ils sont, eux aussi, identifiés à la catégorie de l’inhumain.

L’Ukraine a été faite territoire par la double colonisation de l’Europe occidentale et de l’Empire russe, une position qui s’est encore renforcée durant l’ère soviétique. Dans ce texte, je me focalise sur les aspects matériels du regard colonial complexe auquel l’Ukraine a été assujettie : premièrement via le processus de « ressourcification » qui considère l’Ukraine – son territoire, ses ressources naturelles et sa population – comme un espace opérationnel, un lieu réduit aux transactions matérielles qui s’y exercent. Deuxièmement, dans la manière dont ce regard se manifeste lorsque le territoire est jugé vidé de ses ressources, qu’il n’est plus utile – ou lorsqu’il est menacé dans son existence même, comme c’est le cas aujourd’hui.

Le grenier à blé

La ressourcification désigne un ensemble de processus sociaux par lesquels l’élaboration de ressources est « constitutive de et est constituée dans des arrangements de matériaux, de technologies, de discours et de pratiques déployés par différents types d’acteurs » [4]. L’image populaire de l’Ukraine comme « grenier à blé » de l’Europe est un bon exemple d’un imaginaire sociotechnique permettant l’élaboration d’une ressource. Produit de l’hybridation des modernités européenne et soviétique – chacune d’entre elles ayant, à sa manière, cartographié et imagé les territoires de l’Ukraine d’aujourd’hui – l’image du grenier à blé a évolué à travers les processus parallèles de la prospection géologique et de l’imagination du territoire. C’est l’image d’une terre noire infiniment fertile et riche en minéraux, qui pourrait facilement nourrir le monde entier, une ressource inépuisable offerte inconditionnellement par la nature. L’inclusion tacite et automatique des territoires, de leurs sols, de leurs gisements minéraux et de leurs populations dans les transactions matérielles entre puissances coloniales, a contribué à l’émergence de régimes de pouvoir matériel qui, s’étant réinventés constamment, prévalent à ce jour.

L’image de l’Ukraine comme grenier de l’Europe actualise des processus cartographiques déjà actifs durant la Renaissance, ainsi qu’au fil des siècles suivants marqués par des cataclysmes prolongés, des famines et des bouleversements sociaux. Lorsque les grands producteurs céréaliers de l’époque – la Grèce, la Thrace et l’Égypte – réorientèrent leur production vers l’Empire ottoman, à un moment où les terres du Nouveau Monde n’avaient pas encore été « découvertes », les « périphéries de l’Europe » passèrent au premier plan de la chaîne d’approvisionnement alimentaire [5]. Leur première mention en tant que terres fertiles remonte à 1517, lorsque l’historien et chroniqueur polonais Maciej Miechowita, dans son Traité des deux Sarmates, décrivit la terre de l’actuelle Ukraine comme « la plus fertile d’Europe et [bénéficiant] d’un climat tempéré ». Le traité, populaire parmi les humanistes, éveilla l’intérêt pour ce que l’on appelle aujourd’hui l’Europe de l’Est, jusqu’alors considérée comme un territoire barbare [6]. Les assertions hyperboliques de Miechowita furent par la suite réfutées plus d’une fois (les sols d’Europe occidentale ont de meilleurs rendements dans des conditions favorables), mais cette image des territoires de la future Ukraine, image d’un sol fertile et de champs florissants, n’en fut pas moins identifiée avec la terre elle-même. La tradition nationale-romantique européenne renforça cette identification, notamment à travers les écrits du philosophe Johann Gottfried Herder qui, à la fin du 18e siècle, évoque l’abondance des paysages ukrainiens. Et cette image fut largement reproduite durant l’ère soviétique : à l’exception des années postrévolutionnaires et de l’entre-deux-guerres, au cours desquelles les structures socio-économiques de la paysannerie furent détruites ou réorganisées, la République socialiste soviétique d’Ukraine fut soumise à un régime d’exportations forcées de sa production céréalière. Parallèlement, toute forme de résistance fut écrasée par une répression politique vaste et meurtrière, et par la terreur, en particulier lors de l’Holodomor (une famine contrôlée qui, en 1932-33, tua des millions de personnes) et via d’importants déplacements forcés de population.

Dans la logique de la cartographie européenne, comme dans celle de la Russie impériale, les territoires de l’actuelle Ukraine sont définis comme périphérie. Cela s’exprime non seulement en termes géographiques (par rapport aux grands centres de l’Europe et de l’Empire russe), mais aussi culturels : les Ukrainiens ne sont pas considérés comme les sujets contemporains des processus civilisationnels en cours, mais comme une ressource. De nombreuses études postcoloniales ont montré comment la division géographique entre un centre, lieu du progrès, et ses périphéries, légitime la division cartésienne de l’esprit (pouvoir décisionnel) et du corps (matière passive). Une telle division reproduit le trope infantilisant de la culture occidentale selon lequel le monde est divisé en pays développés et pays en voie de développement, les seconds étant condamnés à toujours essayer de rattraper les premiers, tant sur le plan économique que culturel. Je retiendrai cette fabrication de l’Ukraine comme territoire passif et sans sujet, tout en souhaitant dépasser l’opposition binaire sujet/Autre au sens postcolonial. La ressourcification comme cadre interprétatif permet en effet de saisir comment le territoire de l’Ukraine et ses habitants sont imaginés comme des composantes de l’échange matériel. La notion de territoire-ressource justifie une organisation spatiale qui rend possible une violence lente et des dégâts environnementaux via la catégorie de l’inhumain : un processus qui assimile la population humaine et la vie en général à des matériaux – géologiques, agricoles ou autres – dotés de propriétés matérielles utilisables.

Au 19e siècle, alors que la géologie se développe dans les pays impérialistes, la prospection géologique débute dans les régions du sud-est de l’Ukraine. S’ensuivent notamment des processus d’industrialisation à grande échelle, principalement sous l’impulsion des investissements européens et russes, dans la phase initiale de la « fièvre de l’acier ». À partir de 1900, un « climat d’investissement favorable » permet l’exploitation intensive du charbon et du minerai de fer, ainsi que l’expansion des industries métallurgiques et chimiques connexes, de la construction mécanique, et le développement de l’agro-industrie dans la région [7]. Ainsi fut amorcé l’épuisement géologique de l’Ukraine, accompagné d’une réorganisation constante de sa population. Au fil du temps, les relations de pouvoir et de propriété changèrent, la monarchie céda la place aux promesses du communisme, puis à l’oligarchie. Mais quelle qu’ait été la force dirigeante, l’attitude envers le territoire et sa population comme ressource inépuisable est restée constante. Écrit dans les années 1940, le roman Sans terre de V. Domontovych commente avec justesse l’incomplétude idéologique et le changement de slogans politiques constants qui avaient lieu parallèlement aux processus matériels de transformation et d’épuisement du paysage :

Il ne reste aucune trace de l’ancienne steppe. D’innombrables rangées parallèles de voies ferrées ont pris possession de cet espace sans fin, un parc ferroviaire s’étendant sur des dizaines de kilomètres. Il n’y a plus aucune trace de terre fertile : la surface, imbibée de pétrole, par endroits noire et brillante, est recouverte d’une fine couche de charbon, de scories, de débris et de crasse. Le fer, la fonte, le charbon, le coke, le ciment et la brique ont transformé la steppe en un cimetière noir. [8]

S’intéressant à l’étroite imbrication des discours de l’humanisme et de la géologie, Kathryn Yusoff, spécialiste de la géographie de l’inhumain, attire l’attention sur la manière dont la géologie coloniale (je dirais même impériale) crée des régimes de pouvoir matériel. En particulier, elle note comment la « nomenclature géologique » ou le « langage géologique » codifie des catégories telles celles de l’inhumain, de la propriété, de la valeur et de la possession, comme des catégories à même de mouvoir le territoire, les relations et la chair [9]. Une forme de gouvernance biopolitique se constitue ici autour de la ligne de démarcation entre l’humain et l’inhumain, la vie et la non-vie, le pouvoir d’agir et l’inertie. Le caractère « donné » de la géologie en tant que description neutre du monde est inscrit dans le concept de « propriété » (entendu comme ensemble des relations d’acquisition ou d’appropriation de la terre et des ressources, mais signifiant aussi les caractéristiques des minéraux, de la terre ou de tout autre objet) et positionne historiquement la géologie comme une zone transactionnelle dans laquelle la terre et les populations se meuvent comme des marchandises – « dotées de propriétés », explique Yusoff, « mais sans volonté subjective ni pouvoir d’agir ». Elle ajoute que « la fabrication des sujets comme matière inhumaine, et non comme personnes, facilita l’intégration du fait historique de l’extraction de la personnalité qualifiant la géologie à ses débuts » [10].

Yusoff souligne en outre que le développement d’un tel langage, y compris la fabrication de la catégorie subjective de l’inhumain, crée d’une part des déformations historiques, et d’autre part rend impossibles certains développements de la vie subjective, en particulier des suites d’influences coloniales. Il s’agit d’un point important pour réfléchir à la manière dont l’imaginaire sociotechnique de l’Ukraine comme ressource est profondément ancré dans les arrangements matériels contemporains et les formes de pouvoir qui en découlent. Après la dissolution de l’Union soviétique en 1991, l’image séculaire de l’Ukraine comme « grenier à blé de l’Europe » a ainsi été intégrée dans de multiples narrations, allant des récits de l’identité nationale et du capitalisme de copinage jusqu’à ceux du développement néolibéral, d’où l’image a été reprise et adoptée par des entrepreneurs, politiciens et experts ukrainiens des secteurs agricole et économique, au service du développement de plans d’investissement et de l’élaboration de la « marque nationale » [11]. Le premier manuel post-soviétique d’histoire de l’Ukraine commence là encore par décrire les avantages géographiques du paysage ukrainien : ces territoires fertiles baignés par le soleil et irrigués par les rivières attirent les nomades, les colons et les colonisateurs. Le récit national de l’État ukrainien actuel raconte comment le développement « naturel » du pays aurait été interrompu par une succession d’interventions coloniales, dont celle de l’URSS, dont il aurait fallu se libérer afin que l’Ukraine puisse poursuivre son cours historique. Ce récit, qui présuppose une fois de plus une Ukraine infantilisée devant rattraper l’Europe, escamote la modernité de l’Union soviétique, dont l’imaginaire politique a incarné les fantasmes les plus radicaux de la pensée européenne du début du 20e siècle. Avec l’indépendance de l’Ukraine en 1991, qui, outre des réaménagements idéologiques, a entraîné la réorganisation de l’économie et la réinvention de la propriété privée et des relations de marché, le postulat de la richesse naturelle s’est trouvé intégré à la naturalisation des relations capitalistes — faisant de la terre d’Ukraine, de sa composition géologique, de son potentiel agraire et de sa population, des marchandises.

Atlantis

La guerre russe contre l’Ukraine est indissociable de la vision impérialiste (et donc coloniale) de l’Ukraine comme territoire-ressource : un espace de transactions, d’échanges matériels, de rapports d’extraction et d’épuisement. Et le problème – je dirais même la tragédie, étant donné les circonstances – est qu’il y a deux puissances coloniales en jeu ; et là où l’une tue activement, l’autre exploite jusqu’à la dernière miette avant de laisser mourir et le peuple et la terre. Toutes deux considèrent l’Ukraine comme un pays sans sujet, sans voix, comme un pur territoire. Leur regard colonial apparaît dans leur façon d’envisager l’Ukraine : pour l’Occident, l’Ukraine n’est pas tout à fait l’Europe, c’est une Europe de seconde zone dont la fonction est sujette à débat. La Russie, pour sa part, ne peut envisager l’Ukraine qu’en la référant à elle-même, allant jusqu’à l’appeler « l’anti-Russie », sans jamais la considérer comme un sujet autonome. Tout au long de son histoire, l’Ukraine en tant que territoire a été façonnée par ces deux colonialismes. Il y a la longue histoire de l’expansionnisme européen qui, par le biais de processus cartographiques, n’a cessé de dessiner des périphéries ; il y a les sous-produits de ces processus, comme l’Empire russe, qui a absorbé les idées occidentales et en a poussé à l’extrême certaines des plus radicales, ou les a perverties de manière schizophrénique ; et il y a l’ère soviétique qui, malgré ses slogans politiques avancés et théoriquement transgressifs, s’est avérée catastrophique sur le plan environnemental. C’est précisément cette combinaison de colonialismes qui a conduit au capitalisme hybride européen-post-soviétique d’aujourd’hui, lequel permet aux pays développés, soucieux d’écologie, de poursuivre les processus extractivistes « ailleurs ». Et la tragédie se poursuit. Dans cette position il ne restait à l’Ukraine qu’une seule option sûre, celle d’être un pays de transit pour le gaz russe destiné à l’Europe : se soumettre à une puissance coloniale afin d’éviter une attaque physique de l’autre. S’identifier à la catégorie de territoire-ressource à laquelle on l’avait assignée, telle fut donc la manière dont l’Ukraine chercha à se protéger de cette menace existentielle. Et cette « option sûre » fut réduite à néant.

Motivée par des avantages économiques, la dépendance accrue de l’Europe à l’égard du pétrole et du gaz russes se trouve aujourd’hui mêlée aux préoccupations environnementales du continent — des préoccupations généralement avancées mais qui souffrent d’un manque de critique. Ainsi, malgré l’orientation rhétorique de l’UE vers une résolution de la crise environnementale, les avantages matériels de l’exploitation minière dans des pays aux gouvernements corrompus ou autoritaires prévalent, et le silence qui entoure ces processus rend impossible la prise en compte de la question climatique au niveau de l’action politique concrète [12]. Cela rend également impossible l’ouverture d’un débat sur le rôle des anciens pays soviétiques dans les processus de ressourcification. Parallèlement, s’il existe un discours bien établi sur la race dans le contexte colonial occidental, rien de tel concernant ce blanc-pas-tout-à-fait-blanc qui qualifie la réalité de l’Europe de l’Est. Et je le répète ici : c’est au moment de la transaction matérielle que l’inhumain est produit.

J’aimerais à présent revenir là où j’ai commencé : l’Allemagne. Comment se fait-il que l’Allemagne n’ait pas annulé le projet Nord Stream 2 bien avant l’invasion en cours ? Après tout, il était clair depuis un certain temps que la Russie voulait lancer une guerre à grande échelle contre l’Ukraine. Je ne m’étendrai pas sur l’histoire des relations Stasi-KGB qui se reflète dans le climat politique allemand actuel. Je n’aborderai pas non plus la rhétorique verte, ni la peur de l’énergie nucléaire en Allemagne dont l’origine remonte à l’idéologie de la guerre froide. C’est l’imaginaire politique allemand que j’examinerai plutôt, lequel a longtemps considéré les Ukrainiens comme appartenant à une classe subalterne de sujets semi-racialisés.

Dans une brillante conférence en 2017, Timothy Snyder a fait observer que la colonisation de l’Europe de l’Est par l’Allemagne nazie fut avant tout dirigée sur l’Ukraine. Hitler visait à s’emparer des ressources naturelles et humaines du pays, jurant de traiter ses habitants « comme des Afrikaners ou comme des Nègres » [13]. Il donne l’exemple de Jürgen Stroop, un commandant de la police allemande qui fut le fer de lance de la répression du soulèvement du ghetto de Varsovie. Lorsqu’on lui demanda pourquoi l’Allemagne était prête à de telles tueries de masse en Europe de l’Est, Stroop répondit : « Die ukrainische Kornkammer » – le grenier à blé ukrainien, le lait et le miel ukrainiens. Snyder note en outre que l’idéologie nazie, qui dépeignait les Ukrainiens comme des sous-hommes, a entraîné la mort de quelque 3,5 millions de civils en Ukraine soviétique, assassinés par les politiques d’extermination allemandes entre 1941 et 1945. En outre, 3,5 millions de soldats ukrainiens sont morts en combattant sous la bannière de l’Armée rouge ou des conséquences indirectes de la guerre. Il est important de le noter : l’Ukraine a perdu plus de citoyens dans la lutte contre le fascisme allemand que tout autre pays allié, Russie comprise [14]. D’après Snyder, l’Allemagne n’a jamais assumé la responsabilité de son projet colonial en Ukraine, et n’en a jamais reconnu les conséquences. Pour se soustraire à cette histoire gênante, il est souvent jugé préférable dans l’Allemagne d’aujourd’hui de renforcer la propagande russe, qui présente les Russes comme les principaux héros de la Seconde Guerre mondiale et les Ukrainiens comme des collaborateurs des nazis.

L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 – ainsi que d’autres violations du droit international – ont été largement ignorées par l’Occident, et par l’Allemagne en particulier. L’Allemagne qui était encore il y a peu l’un des principaux fournisseurs d’armes de la Russie, et était sur le point de devenir le premier destinataire du gaz acheminé par Nord Stream 2. Depuis 2014, la rhétorique allemande concernant l’Ukraine est devenue de plus en plus ouvertement intéressée. Interrogée il y a quelques années sur les craintes ukrainiennes d’une invasion russe, l’ambassadrice allemande à Kyiv, Anka Feldhusen, répondit que le gouvernement allemand respectait certes la lutte de l’Ukraine pour l’autodétermination, mais que les liens économiques de l’Allemagne avec la Russie restaient primordiaux. Lorsqu’il a finalement été reconnu que l’achèvement du gazoduc constituerait une menace sérieuse pour l’Ukraine, Mme Feldhusen changea de discours. Dans des interviews plus récentes, elle a suggéré que l’Ukraine pourrait faire beaucoup mieux que servir de pays de transit pour le gaz russe ; il ne tenait qu’à elle, par exemple, de devenir un hub pour le développement des énergies alternatives. Dans l’un et l’autre scénario, l’Ukraine continue d’être imaginée comme le territoire idéal des externalisations industrielles européennes. De fait, l’Allemagne a lancé en 2018 un projet conjoint avec l’Ukraine visant à installer des fermes solaires à Tchernobyl. Le discours était le suivant : ces terres, au lieu d’être gaspillées, pourraient être réaffectées — quoiqu’empoisonnées par les radiations nucléaires elles pourraient encore être mises à profit, puisqu’en Ukraine le soleil est une ressource « illimitée ».

Voici ma dernière provocation : comment est-il possible que l’Allemagne, célèbre pour son pragmatisme, n’ait pas anticipé le risque de perdre un projet de grande envergure aussi coûteux que Nord Stream 2 ? S’attendait-elle à ce que l’Ukraine tombe facilement, que sa mort en tant qu’entité politique soit rapidement digérée, que les pertes humaines soient à peine calculées ? Je l’ignore, et je ne vais pas spéculer. J’ignore aussi ce qu’il restera de l’Ukraine au moment où ce texte sera publié. Je propose de mettre de côté la question de savoir si l’Ukraine tombera ou si elle vaincra, pour réfléchir plutôt à quel genre de vie sera possible, ici, après. Nos villes sont en ruines, nos champs sont minés, notre eau empoisonnée. Du métal tombe du ciel, et explose, explose. Notre air est saturé de la fumée des dépôts de pétrole incendiés. Quand tout sera terminé, ce territoire sera-t-il conceptualisé comme Tchernobyl l’a été — comme intégralement dévasté, de sorte qu’il puisse être à un moment ultérieur réutilisé de manière créative, en vue d’un avenir différent, plus vert, plus absurde ?

Ces jours, je pense beaucoup à Atlantis, un film de Valentyn Vasyanovych paru en 2019. L’action se déroule dans l’est de l’Ukraine quelques années après la guerre. Il s’y trouve encore des humains mais la terre y est impropre à la vie. Deux scènes en particulier illustrent parfaitement mes thèses sur l’Ukraine-comme-territoire et sur la ressourcification. Chacune d’entre elles donne également un aperçu sinistre de la lente violence de la vie dans une Ukraine déchirée par la guerre. La première montre un rassemblement dans une ancienne aciérie sur le point d’être fermée « pour reconstruction ». Nous voyons les silhouettes de centaines d’ouvriers désorientés, en train d’écouter le propriétaire de l’usine leur faire un discours. Il parle anglais avec un accent britannique. Sa tête massive est projetée sur un grand écran derrière le podium, sa silhouette bouffie et sa voix dominent la foule. Sur l’écran sont soudain projetés des plans de La Symphonie du Donbass de Dziga Vertov, un film de 1931 glorifiant l’industrie. Il faut rendre hommage au passé afin d’affronter l’avenir avec audace, annonce le propriétaire : « Exploitons les nouvelles technologies », dit-il aux travailleurs qui seront bientôt au chômage. Construisons une « Ukraine compétitive – une Ukraine brillante. » « Célébrons ce nouvel avenir. » La scène entière fait référence à l’histoire de l’industrialisation russo-britannico-soviétique du Donbass ; un projet colonial qui, nous le voyons, persiste jusqu’à ce que la terre soit complètement dévastée. Et ce que laissent derrière eux ses principaux bénéficiaires, à la manière d’un cadeau d’adieu : des discours vides.

Dans la seconde scène, le protagoniste – depuis peu vétéran et atteint de SSPT – discute avec une femme de l’UE qui se trouve dans le Donbass pour surveiller les niveaux de toxicité de la terre et de l’eau. Ils sont assis dans une voiture afin de pouvoir parler en privé. Elle lui explique que la terre restera empoisonnée pendant des siècles. Elle lui propose de lui trouver –à lui seulement, car il lui a sauvé la vie un peu plus tôt – un emploi à l’étranger. Ce serait une bonne idée, dit-elle, de quitter cet endroit et de commencer une nouvelle vie. Lorsqu’il suggère qu’il pourrait y avoir une solution au problème de l’eau, elle lui dit qu’une telle solution n’est pas rentable. Nous en sommes précisément là, n’est-ce pas ? La terre et les gens sont indissociables, et tous deux destinés à mourir ; certains se verront offrir un moyen de quitter le pays, mais la plupart périront parce que les sauver dérangerait trop de choses. Intoxiqués, leurs voix étouffées par l’Ouest-plication, ils s’entendront dire : fuyez ! rendez-vous ! soyez humbles !

Postscriptum

Lorsque Kyiv était attaquée en février, l’artiste Kateryna Lysovenko a écrit dans son journal intime :

La guerre d’une certaine manière ressemble pour moi à un accouchement : une fois que le processus est lancé tu ne peux plus t’en extraire, tu commences à respirer au rythme du bruit des fusées et des avions qui s’approchent, qui s’éloignent, et tu ne sais pas si à la fin tu seras en vie, tu respires, et tu sens la chaleur des autres corps, tu vois des êtres incroyablement calmes à qui tu confies ta vie et celle de tes proches, aveuglément. Mais la guerre, contrairement à l’accouchement, n’apportera pas de vie nouvelle, seulement la mort et rien d’autre. Pas de lait, pas d’amour.

*

Je remercie Svitlana Matviyenko, ma principale interlocutrice à travers cette guerre, ainsi que Olexii Kuchanskyi, Oleksiy Radynski, et Johannes Bruder pour les conversations et les intuitions qui m’ont accompagnée dans mon travail.

Le texte original en anglais a été publié sur e-flux.com en mai 2022 :
https://www.e-flux.com/journal/127/465214/no-milk-no-love/
Traduction française : Mathias Clivaz, juin 2022.
Illustration : Volodymyr Cheppel, Untitled, 2020

[1“Ukrainian Politicians, Leaders : Stop Nord Stream 2 Now,” Kyiv Post, 20 mai 2021.
URL : https://www.kyivpost.com/business/ukrainian-politicians-other-leaders-stop-nord-stream-2-now.html

[2Harper Lambert, “CBS Reporter Calls Ukraine ‘Relatively Civilized’ as Opposed to Iraq and Afghanistan, Outrage Ensues,” The Wrap, 26 février 2022. URL : https://www.thewrap.com/cbs-charlie-dagata-backlash-ukraine-civilized/

[3Spargel, l’asperge blanche, est très populaire en Allemagne. La plupart des travailleurs saisonniers qui la récoltent viennent d’Europe de l’Est, et nombreux d’Ukraine. Cf. URL : https://www.dw.com/en/seasonal-workers-flock-to-germany-for-asparagus-harvest-under-covid-restrictions/a-56919559

[4Tanya Richardson et Gisa Weszkalnys, “Introduction : Resource Materialities,” Anthropological Quarterly 87, vol. 1 (2014).

[5Ю.Є. Кирилов, “Бренд ‘Житниця Європи’ : міф чи реальність,” Наукова дискусія, УДК 339.56:633.1:339.138(477) Херсонський державний аграрний університет (en ukrainien). Voir aussi URL : http://www.investukraine.net/agriculture/bread-basket-of-europe/

[6Дмитро Наливайко, Очима заходу : Рецепція України в Західній Європі XI-XVIII ст., Київ — « Основи » — 1998 (in Ukrainian). URL : http://litopys.org.ua/ochyma/ochrus2.htm

[7Евгений Бершеда, “Бельгийское прошлое украинской экономики,” ZN.UA, 17 décembre 2010 (en russe). URL : https://zn.ua/SOCIUM/belgiyskoe_proshloe_ukrainskoy_ekonomiki.html

[8В. Домонтович, Без Ґрунту (Михайла Борецького, 1948), 15 (en russe).

[9Kathryn Yusoff, “Geology, Race, and Matter,” in A Billion Black Anthropocenes or None (University of Minnesota Press, 2018). URL : https://manifold.umn.edu/read/untitled-5f0c83c1-5748-4091-8d8e-72bebca5b94b/section/6243cd2f-68f4-40dc-97a1-a5c84460c09b#ch01

[10Yusoff, “Geology, Race, and Matter.”

[11Кирилов, “Бренд ‘Житниця Європи.’”

[12Cf. Oleksiy Radynski, “Is Data the New Gas ?” e-flux journal, no. 107 (mars 2020). URL : https://www.e-flux.com/journal/107/322782/is-data-the-new-gas/

[13Timothy Snyder, “Germany’s Historical Responsibility for Ukraine,” conference le 20 juin 2017. URL : https://marieluisebeck.de/artikel/20-06-2017/timothy-snyder-germanys-historical-responsibility-ukraine

[14Snyder, “Germany’s Historical Responsibility for Ukraine.”

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