Pardon, je me rattraperai

Giuseppina Comito

paru dans lundimatin#248, le 23 juin 2020

Tu vas me pardonner pour t’avoir enfermé dans une cage trop petite, trop sombre pendant tout ce temps.

Sans cette blessure ce sera bien. Il y a toujours quelque chose à guérir. Un jeûne ne peut pas faire de mal.

[Photo : Bernard Chevalier]

Je me lave de toi. J’avais besoin de me nettoyer, tu comprends. Faire couler tout ça aux égouts. Ton insensibilité, la honte. Il y a plein de moyens de disparaître.

Une petite entorse à ce que tu croyais être bon. Tu pleures enfin pour qu’on te roule une pelle comme quand tu avais quatorze ans.

Il fallait que je te mette dans un endroit sûr. Un endroit où je serais sûre que tu m’entendrais. Ça m’a permis de nettoyer la merde qui s’était agglomérée dans mon cerveau. Tu m’as pardonné bien sûr.

Notre époque adore les grands malades. Elle les encense et tu les excuses. Je ne veux pas de ta pitié, nous cherchons des médicaments pour eux. Leur permettre, eux aussi, de vivre merveilleusement. Une bonne branlette mélangée à mes œufs brouillés le matin. Je ne prends plus que des petits-déjeuners, oui. Parce que j’ai envie d’avoir toujours cette sensation d’être à l’aube de ma vie. Je ne mange d’ailleurs qu’une fois par jour. J’ai besoin du reste du temps pour digérer. Les émotions ça prend du temps à se digérer. Et, franchement, tu m’as coupé l’appétit. Comme ça j’aurais plus de problème de surconsommation, c’est sûr.

Et puis il faut te donner une deuxième chance. Te transformer en quelque chose de meilleur. Pour que tu puisses avoir un horizon plus sain. Honorer la matière vivante.

Je tue sans aucun ressentiment, oui. Ma frustration tue. Et toi tu coupes encore des arbres dehors, quelle tristesse.

Notre force a été de n’avoir plus allumé le téléviseur lorsqu’une annonce devait se tenir pour les français. On n’a plus écouté les radios au moment voulu. C’est un RDV qu’ils nous donnaient ? On a déserté. Audience 0. Ça doit faire mal, hein, quelqu’un qui te pose un lapin. Eh bien, voilà, les français ont posé un lapin géant énorme et noir. Tu voulais donner les règles du jeu ? On n’a pas envie de jouer. Attention... le lapin bouge, par contre. Je crois que ça explose ce genre de connerie.

Je l’ai mis dans les chiottes en attendant le grand coup. Avec toi. Et maintenant personne ne sait plus où chacun se trouve. Le noir informatif. Black out.

Ce que c’est que le téléviseur, déjà ? Sincèrement, la télévision ça aurait pu être un art. Ça l’a un peu été d’ailleurs, grâce à certains. Maintenant, c’est l’équivalent d’une grosse mouche a merde qu’on a éclatée. On y a tous laissé quelques phalanges. On s’est mis à loucher et puis d’un coup on n’y a plus vu... C’est parti tout seul.

C’est toujours comme ça que ça se passe. Sans prévenir ça déborde, tu le sais bien.

Je suis encore en train d’enjamber les morceaux de vitres quand je veux accéder à mes plaques de cuissons.

Il faut que je pense à plein de trucs, j’ai enlevé le plus gros, mais le reste... Je sais que ça te plait de jouer avec, de toute façon.

C’est de tout ça dont j’ai besoin de me nettoyer. Comme les deuils, les ruptures, tout ça qui te dévaste. Ça prend du temps d’avaler les trucs amers.

On n’a pas dormi, non, non. On a essayé de survivre à l’état d’urgence psycho-socio-pathique. C’est un travail de tous les instants. Du coup, maintenant on est très fatigués. On a vraiment besoin de se reposer.

Les plus costauds ont peut-être réussi à agir en même temps. Les autres s’y mettent petit à petit. Les derniers s’y mettront une fois qu’ils auront repris assez de forces. En enfermant les mouches à merde comme toi. En les faisant exploser.

Tous les comme toi qui ont salopé des vies Levé les mains sur d’autres Ris de me voir tout le temps baisser ma culotte Fait de l’argent sur ma peau

Noyé ce pays.

Encore combien de siècles avant que quelqu’un, qui ne soit pas dans nos métiers, y comprenne quelque chose et puisse honorer ce qu’on est en train de faire ? Avant qu’on se propose un fonctionnement qui nous permette de respirer calmement plutôt que de nous proposer une apnée permanente ?

Si on lançait un loto. Allez, 4 ?

Se battre pour garder des miettes alors qu’il y a d’autres possibles à inventer. Où est la créativité des formes  ? Nos espoirs sont remontés avec quelques cadavres sur le bord du canal. Il ne faut pas qu’on tarde pour aller les chercher et faire ce plan pour bâtir. Parce que ça prend un temps fou. Nos mains ressortent sales lorsqu’on se frotte les yeux.

On n’a pas dit que la route serait propre, personne n’a nettoyé. Aujourd’hui pas plus qu’hier. Tu t’engouffres dedans et tu fais ce que tu as à faire, pas le choix.

Le demain des corps qui désirent, des révoltés, des précaires, des sans-papiers, des transsexuels, des personnes en transition, des travailleuses et travailleurs du sexe, sera comme aujourd’hui.

Moins docile. Plus brûlant.

Tu te rends compte. Nous sommes en transition permanente, le monde lui-même est toujours en transition. Le présent n’existe pas tant il est travaillé par des forces qui nous l’enlèvent sans cesse.

Et avec ça, toutes les personnes que tu ne peux pas mettre en cage sont toujours encore les prochaines sur liste d’attente – elles qui ne se figent pas dans un dessin au feutre bien gros sans relief et qui ne punaisent pas non plus une étiquette au-dessus de leur tête.

Liste d’attente pour demain. Quand demain aura plus d’empathie. Encore une force qui tire maintenant vers un ciel moins pollué.

Les prochaines, c’est bientôt ? Ce sera proche comment ? En attendant, il nous faut prendre des forces pour déterger l’administration à la racine. Parce

qu’on a déjà passé toute une tonne de tests. D’épreuves. Je pense qu’on peut y aller.

On croit toujours en demain parce que ça permet de nous excuser pour aujourd’hui. Demain, c’est le concept qui permet à un camion de te transpercer l’anus en toute sérénité. Parce que t’es prêt. T’es prêt, tu l’attends. Tu te dis, demain ça sera bien. J’y trouverais mon compte. Je prendrais enfin du plaisir. Mais le camion, il a filé sa route. Il a fait du chemin, lui, en attendant. Parce qu’il roule maintenant. Il ne se dit pas : je roulerai demain. Poser les bases, c’est maintenant.

Le lapin. Faut le chercher. Maintenant. Et puis tu m’as pardonné, tu vois, c’est bien. On peut se faire transpercer, et pardonner. Et continuer de se faire transpercer. Vous avez dit que ce serait ça pendant quatre siècles, c’est une blague ?

Juste un loto. J’ai de l’espoir tout de même. J’aimerais mieux gagner en réalité plutôt qu’aux jeux. Dans tous les cas, je ne serais jamais riche de votre monnaie. Heureusement, j’en ai d’autres.

Et en réalité, tu joues aussi.

Mais mon cœur bat beaucoup trop vite maintenant. Tout lui demande un effort, négocier avec l’environnement, le temps, les autres. Tu es mon effort le plus vain, j’ai promis.

Mon champ de vision s’est développé de manière latérale mais l’horizon reste indiscernable. Je n’ai pas levé les yeux au ciel, non. Le rapport vertical ne m’a jamais intéressé. J’ai tenté d’élargir mon champ d’action : je ne pouvais qu’ouvrir les bras.

Pour te saisir.

Tu te rends compte que tu n’existes pas comme réel. Tu n’as aucune autre réalité que celle que tu t’es inventée, et tout le monde t’as cru. Personne n’a osé venir enlever le masque de ton visage. Parce qu’il faut le faire de nos propres mains, il faut que quelqu’un se sacrifie.

Maintenant nous n’avons pas de révolution parce que personne n’est capable de se sacrifier. Nous avons des révoltes dans chacune de nos rues.

Nous nous sommes rendus service en arrêtant de nous faire servir. Pour ma sécurité, tu contrôles ma vitesse ?

Va chercher tes putains de repas toi-même parce que j’ai crevé tous les pneus des uber eats du monde en bourse.

Si tu observes bien, tout commence par là. Ces hommes qui ont voulu une descendance. Qui ont utilisé les ventres des femmes pour produire une chose pour eux. En prétendant que ça ferait

du bien aux femmes de sentir qu’elles sont tout de même capables de faire quelque chose alors qu’ils ne pouvaient tout simplement pas satisfaire eux-mêmes leur propre désir. Ils ont longtemps instauré la règle homme-femme ou homme-femme-femme-femme-femme. Ils avaient tout simplement oublié les autres et les désirs de ces autres.

Heureusement, nous avons arrêté de prendre les corps des femmes pour des sacs à produire in fine au service du PIB. La création des bébés s’est réalisée dans des sacs plastiques, et avec autant de cellules génitrices qu’on le voulait. Nous avons mêlé les genres, les espèces. Pour voir. Nous avons développé moins d’êtres mais des créatures tout à fait intrigantes. Les enfants les plus indésirables de l’espèce vivante et le monde était enfin beau. L’espèce a fini par nous indiquer qu’elle nourrissait pour nous un autre délire. Ainsi la production s’est arrêtée et l’art qui n’a pas fusionné avec la science est resté sur le banc de touche.

Maintenant, l’espèce opère une révolution pour nous. Elle ne compte plus avec la reproduction d’aucune sorte. Elle a sans doute pris son chemin le plus salutaire. Nous devenons végétal.

Le silence. Un monde qui pense, enfin. La vraie pensée, celle d’un corps vivant qui respire. Qui embrasse et se tait. Ne serait-ce qu’une feuille de radis caressée par le vent. La voir danser. Le plaisir peut finalement prendre place.

Qui a dit que les plantes ne baisaient pas ? Elles glissent, mordent, mouillent, elles s’enlacent. Elles bavent même plus fort que moi la nuit.

T’en fais pas, personne n’a besoin de nous dire de nous embrasser de nouveau. On n’attend pas quelqu’un qui nous le dise. On n’attend plus que la situation s’améliore, que tout aille mieux, pour ça on n’attend pas d’être sûrs, d’être rassurés. On n’attend pas demain. On s’embrasse, c’est tout. On a besoin de l’aval de personne.

Je me suis fait engloutir. On s’enroule les uns les autres.

Tu ne veux plus de cauchemars ? Dommage, ils t’aident à t’endormir. C’est pour ça que je travaille dur toute l’année, il faut t’inventer des angoisses.

Maintenant on me propose tellement de travail que tous les projets se télescopent. Plus de temps pour toi. Tu peux lécher tes plaies.

Fascisme de la matière vivante désirante rampante. C’est une saleté, cette affaire. Il ne faudra pas la sous-estimer cette fois. Vous êtes prévenus.

Il n’y a même plus au moins un arbre sur cette planète pour chaque être vivant. Qui vais-je embrasser lorsque j’ouvrirais la bouche ?

No need more sex, il est partout. Un monde de détraqués qui ne pensent qu’à ses conductions nerveuses. J’ai chaud. Pas toi ? Tu calcules encore ? La distance. Le vide. Qui te sépare encore de moi. Tu ne sais pas ce que je suis en fait. Tu ne le sauras jamais. Je suis multiple.

Lécher de bas en haut. Te lécher. Tu pèseras peut-être ma salive. Mais elle est libre et elle ne comptera pas. C’est cadeau, il n’y aura pas de facture. Ma salive sera la prochaine pandémie qui se répandra autoritairement sans peur. D’ici un an, elle aura touché toutes les populations

de la planète, les territoires isolés, cachés, oubliés, elle ira jusqu’au sud bien au sud, elle pénètrera les peuples et les tribus dont la chère télévision ici oubliait toujours de nous donner des nouvelles. Mes frères, mes sœurs, mes biens aimés. Vous savez comment baisent les lapins. Eh bien, c’est fini. Vous n’êtes plus des animaux. Maintenant vous aurez de la salive. De la douceur. Maintenant que vous serez vivants.

C’est pas tout à fait une blague que je te fais. Le végétal, le plaisir. Ça a déjà commencé. Tu ne t’en rends pas compte, comme tout ce qui a déjà commencé avant toi.

On va s’arracher les bras les uns des autres. De fureur de n’avoir pu garder quelque chose à soi.

Explosion du taux de prolifération d’un bonheur subsexuels transmis par un simple regard comme un tsunami.

Tu ne peux pas faire autrement, ça se multiplie. On se liquéfie.

Aujourd’hui on peut diffuser du plaisir rien qu’en regardant les gens dans les yeux. On peut transmettre de l’amour. Gratuitement. A des gens qu’on ne connait même pas. C’est incroyable.

Si j’avais su, je te l’aurais dit. Je suis désolée que t’aies dû endurer des choses si difficiles. Mais tu vois, quand tu me disais qu’on récolte ce qu’on sème. Il fallait bien que je t’enferme un moment.

T’es peut-être plus là pour le voir maintenant.

Ma salive qui court les rues. Qui fait les trottoirs.

On s’y attendait. On le savait. Le cours naturel des choses. Cause, conséquence. Tout ça, c’est connu. Tu devais disparaître. C’est la vie du vivant. Au moins, les végétaux ne chialent pas, ne hurlent pas, comme toi. Ils ressentent des émotions mais ils n’ont pas besoin d’en faire du cinéma et de les communiquer à d’autres. Ils communiquent uniquement par sécrétion. Ça fait du bien. C’est silencieux et enveloppant. Comme tu le voulais.

Lèche mon poing avant que mes mains ne disparaissent.

Tu lèches maintenant parce que j’ai refusé ta mascarade en bloc.

Tu aurais aimé que je porte un masque pour cacher mes émotions. Celles qui font couler mes larmes et mon nez incontrolablement, celles qui me font m’essuyer le visage avec les mains, manger ma propre morve, puis me toucher les cheveux. Celles qui font transpirer mon crâne.

Je ne porte pas de muselière sur les scènes de ma liberté. Crache dans ma bouche, je t’en prie.

Tu m’as enfermée tellement longtemps, je ne serais jamais à la hauteur de ta violence.

Dans tes regards pesants.

Dans les HLM, dans les prisons, même dans mon appartement. Ma vengeance procède différemment.

Pour toutes les bavures que j’ai vu subir. C’est moi qui bave maintenant. Tu en auras partout. Tu peux transpirer.

Vivre ? Ouais, c’est important.

Ça te fait mal ou pas ? De devenir végétal.

Tu ne te rendais pas compte que depuis des siècles j’entendais tes dissimulations. Tes efforts de formulation. Pour me faire oublier jusqu’à son existence. Toujours garder le cap de la

nécessité. Mais le plaisir, c’est la seule nécessité de cette putain de vie. La seule nécessité purement respiratoire.

On a toujours fait comme si c’était un truc de psychopathe.

Pour le dissimuler. Pour qu’on se sente coupable. Qu’on ne se l’accorde pas. Pas assez de temps. Il n’y a jamais assez d’espace pour ça. Le plaisir.

Maintenant seuls les psychopathes sont out. Partout. On a lâché, craché, léché, sué. On danse. La joie.

Giuseppina Comito

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