Panthéonisation de Rimbaud : Le châtiment du Tartufe

Vivian Petit

paru dans lundimatin#256, le 29 septembre 2020

«  C’est épatant, comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du
patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !… Moi, j’aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c’est mon principe.  »
Arthur Rimbaud, 25 août 1870

« tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré  »
Arthur Rimbaud, 15 mai 1871

Depuis quelques semaines, le milieu des lettres est en ébullition. L’objet d’une telle effervescence ? La possibilité du transfert au Panthéon des restes d’Arthur Rimbaud, et de ceux de son amant Paul Verlaine. Cette revendication ô combien subversive a été élaborée par Frédéric Martel, conseiller du prince connu pour avoir soufflé aux oreilles de Michel Rocard, Bernard Kouchner et Martin Hirsch.

La pétition à l’origine de cette demande [1] est notamment signée par neuf anciens ministres de la Culture et soutenue par Roselyne Bachelot. « Vous roulez dans la bonne ornière  », aurait dit le poète. Certes, aucun rimbaldien ni aucune personne connue pour son attachement à la Commune de Paris ne soutient la démarche, mais celle-ci a tout de même l’appui de Xavier Darcos, Caroline Fourest, Alain Minc et Christine Ockrent.

La démarche peut sembler risible. En premier lieu parce que le titre de la pétition, Ce qu’on dit au poète à propos du Panthéon, découle d’un contresens. Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, poème de Rimbaud envoyé à Théodore de Banville, chef du Parnasse, sous le pseudonyme parodique Alcide Bava, est un pastiche, exercice de style ironique rassemblant les clichés d’un académisme poétique dont Rimbaud cherchera sans cesse à se distancier. Cette mécompréhension n’est pas sans rappeler le «  il faut être absolument moderne  » qui orne l’entrée de l’opéra Bastille, phrase ironique présente dans Une saison en enfer, c’est-à-dire au sein d’un ouvrage qui donne à voir un narrateur aux prises avec la modernité occidentale qu’il identifie comme source de ses maux [2].

Relever ce contresens des rédacteurs de la pétition ne vise pas seulement à souligner la réduction de Rimbaud à quelques clichés, mais révèle également l’occultation de la dimension subversive de sonœuvre. En effet, dans le texte de la pétition comme dans l’argumentation de sa démarche sur le site [3] ou à l’antenne [4] de France Culture [5], Frédéric Martel dresse un portrait pour le moins consensuel – et donc inexact – d’Arthur Rimbaud. Selon lui, Rimbaud serait un symbole de la République, de la Laïcité et de la Diversité, et c’est ce qui justifierait le transfert de son cercueil au Panthéon. Quiconque connaît l’œuvre de Rimbaud ne peut qu’en rire.

République...

Le Panthéon est un temple de la IIIe République, et c’est essentiellement pour des raisons politiques que Zola, et Hugo – le seul poète à y reposer – y sont enterrés. Dans ce contexte, on peut donc se demander ce que Rimbaud viendrait y faire, car contrairement à Hugo et Zola, il a soutenu l’insurrection de 1871 et n’a pas considéré son écrasement par la République comme un mal nécessaire.

Il ne s’agit pas seulement de dénoncer la dépolitisation de Rimbaud ou les falsifications historiques, mais de les considérer comme un obstacle à une compréhension de l’une des œuvres les plus importantes de la littérature. En effet, si les poèmes écrits en 1870 sont des imitations ou des pastiches de Victor Hugo, l’année 1871 est, en plus d’une rupture politique, celle d’un tournant dans l’œuvre de Rimbaud. C’est aussi à partir de la Commune que s’opère une rupture stylistique dans l’œuvre rimbaldienne, par l’invention de ses propres codes, de ses propres rythmes, de nouvelles formes et d’images inédites, avant la rupture avec l’alexandrin en 1872, et l’élaboration d’une poésie en prose dès 1873.

A propos de Victor Hugo, dans sa Lettre du voyant, si Rimbaud fait l’éloge des Misérables, il compare le reste de son œuvre à celles du bonapartiste Belmontet et du catholique et républicain modéré Lamennais. De nombreuses choses les distinguent. Par exemple, alors que Victor Hugo distingue le «  peuple  » de la «  populace  » dans le prologue de L’année terrible, pour construire un antagonisme entre la Révolution française et la Commune de Paris, le terme « populace » est toujours positif chez Rimbaud, que ce soit dans Les mains de Jeanne-Marie ou dans Le forgeron.

En 1871, les écrivains, furent extrêmement peu nombreux à prendre fait et cause pour la plèbe insurgée. Les seuls à le faire étaient des poètes, relativement marginaux, dont Verlaine et Rimbaud. Ce soutien à la Commune de Paris contribua à les situer aux marges des cercles littéraires. Peu après, Verlaine se sentit menacé par la répression qui s’abattait, et les deux poètes décidèrent de fuir hors de France. C’est ce qui les fit repérer, comme en témoignent les notes d’un indicateur infiltré dans les cercles d’anciens Communards exilés. Annexer ces deux poètes à l’histoire de la République française contribuerait à masquer cette histoire, et leur appartenance à ceux que Verlaine appelait les Vaincus  :

« La Vie est triomphante et l’Idéal est mort,
Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe,
Le cheval enivré du vainqueur broie et mord
Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce.
 »

Laïcité et roman national…

Le second argument mis en avant par Frédéric Martel est celui de la Laïcité. On peut cependant lui rappeler que Verlaine, en plus de traverser plusieurs crises mystiques et d’écrire des poèmes d’une grande ferveur catholique, eut, probablement par rancune envers la République massacreuse de la Commune, des velléités d’engagement dans l’armée carliste, en soutien à Charles de Bourbon. Quant à Rimbaud, s’il était athée et écrivait « Merde à Dieu » sur les murs de Charleville, il était, avant d’être « laïc », surtout anticlérical, et intéressé par les effets de la pratique chrétienne dans le monde social, comme en témoigne le poème Les pauvres à l’église, écrit en 1870 :

« Comme un parfum de pain humant l’odeur de cire,
Heureux, humiliés comme des chiens battus,
Les Pauvres au bon Dieu, le patron et le sire,
Tendent leurs
oremus risibles et têtus. »

Ici, les pauvres sont à la fois « heureux » et « humiliés comme des chiens battus ». La prière est à la fois désignée comme une diversion et un antidouleur. Les « oremus » (que l’on nommerait plus volontiers « oraisons » de nos jours) sont « risibles et têtus » dans la mesure où être «  heureux  » revient ici à accepter le joug qui écrase les plus pauvres. « Têtus » rime d’ailleurs avec « battus », ce qui accentue le sentiment d’absurdité face à la situation. Il s’agit d’un renversement tactique, où, par la force du discours, ce n’est plus la révolte qui doit être justifiée, mais l’acceptation de son sort.

En 1870, Rimbaud est moins intéressé par la revendication de laïcisation de l’Etat, que par les effets du pouvoir chrétien sur les esprits et sur les corps. Le narrateur d’Une saison en enfer, écrit en 1873, décrit le masochisme chrétien, l’enfer social lié au système de valeurs du catholicisme, et il y oppose une utopie sociale.

« Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers ! - Noël sur la terre !  »

Une saison en enfer est aussi une réflexion sur la souffrance du narrateur au sein du monde moderne, et sur le dépassement du christianisme qui, bien que l’Église continue à exercer un pouvoir sur les êtres, ne répond à aucune des questions posées par l’époque. En plein essor du positivisme, la science y est qualifiée de «  nouvelle noblesse  », c’est-à-dire de nouveau pouvoir. « le peuplecomme on dit, la raison ; la nation et la science » sont des nouvelles croyances, des nouveaux objets de culte, mais qui s’avèrent finalement tout aussi décevants.

Plus que la défense de la République et de la laïcité, la difficulté à trouver sa propre histoire est présente dans Une saison en enfer, et particulièrement dans le poème Mauvais sang, où l’ironie sur « l’histoire de la France fille aînée de l’Église  » le fait de n’avoir pas d’«  antécédents à un point quelconque de l’histoire de France  » est mis en lien avec la « «  maladresse dans la lutte  ». Il ne s’agit pas d’en appeler à la séparation de l’Église et de l’État, mais de se situer du côté de la plèbe qui, contrairement à ce qu’on enseignait à l’école de la IIIe République, n’a pas d’ « antécédents à un point quelconque de l’histoire de France ». Est-ce cette œuvre qu’il s’agit maintenant d’associer à la République française par un projet de Panthéonisation ?

Ces textes sont à mettre en lien avec ce que l’on sait de la trajectoire de Rimbaud, qui fréquenta à Londres divers Communards en exils, dont Eugène Vermersch, Jules Andrieu, et Lissagaray, occupés à tirer un bilan de l’écrasement de la Commune. Les exilés considéraient alors que l’échec des insurgés résultait de n’avoir pas su inventer leur propre histoire en dehors du roman national français.

L’une des thèses centrales des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris de Jules Andrieu, qui furent probablement lues par Rimbaud, est qu’une partie des Communards s’étaient tournés vers le patriotisme et avaient tenté de rejouer la Révolution française par manque d’imagination. Eugène Vermersch, fréquentation de Verlaine et de Rimbaud, avait de la Commune de Paris une interprétation assez proche, et il est peu probable que les poètes n’en n’aient pas eu connaissance. Voici ce que Vermersch écrivait dans L’Avenir en novembre 1872 :

« Nous ne faisons pas suite aux hommes de 89 et 93, mais aux hommes de 1830 d’abord, à ceux de 1848 et de 1851 surtout. Si l’on avait mieux su tout ce que contenaient les cinquante dernières années, peut-être bien des maladresses indicibles n’eussent-elles pas été faites. »

D’ailleurs, le narrateur ne fait pas qu’ironiser sur l’histoire officielle de la IIIe République, il tente d’en créer une autre. «  La richesse a toujours été bien public  » affirme-t-il.

Alors bien sûr, Rimbaud est un poète, et non un idéologue. Le communisme de Rimbaud n’est pas dogmatique. Il n’est pas téléologique, ni matérialiste. Rimbaud n’analyse pas l’histoire sociale en fonction de l’interdépendance entre la structure et la superstructure. Écrire « La richesse a toujours été bien public  » renvoie bien plus au communisme intuitif exprimé par « Avis aux non communistes : tout est commun, même Dieu » de Charles Baudelaire dans Mon coeur mis à nu qu’au matérialisme historique.

Mais, comme le fait remarquer Alain Badiou dans une conférence intitulée Poésie et communisme [6], l’intérêt pour le communisme de nombreux poètes peut s’expliquer par une volonté d’habiter les choses communes, les sentiments, la nature ; autant de choses, qui, si elles peuvent être privatisées et marchandisées par les gouvernants, renvoient initialement au destin commun de l’humanité. En outre, on peut aussi voir, avec Alain Badiou, dans l’œuvre de Rimbaud une attention portée à ce qui pourrait être réalisé par une humanité post-capitaliste, une fois ses capacités libérées, non pas dans la vie éternelle, mais dans une éternité dont le temps est capable, ou, comme l’écrivait Rimbaud, le temps dont on s’éprenne.

Diversité…

En plus de la République, et de la laïcité, pour défendre la Panthéonisation de Rimbaud, Frédéric Martel et ses co-pétitionnaires invoquent la « diversité » et la lutte contre l’homophobie. C’est d’ailleurs pour cela que la mémoire du malheureux Paul Verlaine se trouve ici invoquée, lequel, bien qu’étant un poète important, n’occupe pas la même place que Rimbaud dans l’histoire littéraire… Rappelons pourtant que la relation qui a uni Rimbaud et Verlaine a connu une fin violente, le 10 juillet 1873, lorsque le second a tiré sur le premier. La proposition de mariage posthume qui semble formulée pose donc question, et l’on peut se demander si l’ensemble des signataires de la pétition apprécieraient l’idée d’être déterrés plus d’un siècle après leur mort pour que leurs restes soient transférés auprès d’un(e) de leurs ex.

Face aux objections, Frédéric Martel qualifie d’homophobes tous ceux qui ne s’associent pas à sa revendication. Alors, certes, une partie de ceux qui s’opposent à sa démarche la qualifient de « communautariste », et Alain Borer, opposé à Frédéric Martel lors d’un débat sur France Culture, a qualifié les relations homosexuelles de Rimbaud d’« erreur de jeunesse ». Quant à elle, Jacqueline Teissier-Rimbaud, arrière-petite-nièce d’Arthur, s’inquiète qu’on puisse considérer son aïeul comme un homosexuel alors que ces expériences ne concernent que « quelques années de sa jeunesse » [7]. (Quand bien même cela serait le cas, doit-on rappeler à Jacqueline Teissier-Rimbaud que l’écriture de l’œuvre de son arrière-grand-oncle, ne concerne, elle aussi, que « quelques années de sa jeunesse » ?)

Pour autant, demandons-nous ce que signifierait cette célébration de Rimbaud et Verlaine comme symboles de la « diversité », sinon la défense, dans le cadre d’une glorification de la République et de la laïcité, d’une homosexualité consensuelle et dépolitisée ?

A ceux qui ne le savent pas encore, précisons que Frédéric Martel n’est pas seulement un républicain béat, un propagandiste libéral et un très mauvais lecteur d’Arthur Rimbaud, mais qu’il est aussi connu pour ses calomnies contre le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR). Les militants du FHAR, qui ont élaboré une réflexion radicale au bénéfice du combat gay et lesbien dans les années 1970, sont notamment accusés par Martel (dans son ouvrage Le rose et le noir) d’avoir contribué au déni face à l’épidémie de Sida [8].

Plus récemment, quelques jours avant son intervention relative à la Panthéonisation de Rimbaud, Frédéric Martel se répandait en calomnies contre Guy Hocquenghem, écrivain et militant du FHAR, et affirmait que l’apposition par la mairie de Paris d’une plaque à sa mémoire dans la rue où il avait habité était une erreur [9]. Hocquenghem avait appelé à construire une critique rigoureuse de la Nouvelle droite plutôt que de s’en tenir aux considérations morales. Frédéric Martel y voyait «  des formes d’eugénisme racial » et « une ambiguïté avec la droite dure d’Alain de Benoist  ». Guy Hocquenghem prônait l’auto-défense plutôt que le recours à la justice pénale. «  Refus de la pénalisation du viol  » traduisait Martel. Enfin, Hocquenghem a, comme Rimbaud, commencé une relation avec un homme plus âgé que lui alors qu’il était adolescent, et soutenu les homosexuels arrêtés sous prétexte qu’ils avaient couché avec des jeunes âgés de moins de 18 ans. Dans un contexte où des lycéens manifestaient derrière une banderole indiquant « Les mineurs ont envie de se faire baiser », Hocquenghem dénonçait la répression sexuelle contre les adolescents (majoritairement homosexuels) et contre ceux qui entretenaient des relations avec eux. «  Défenseur idéologique de la pédophilie  », assénait Martel. [10] [11]

Ces calomnies seraient risibles, et leur mention serait hors de notre sujet si elles n’étaient révélatrices d’une volonté d’ôter aux mouvements révolutionnaires la capacité de penser leur histoire, et d’une incapacité à comprendre des œuvres dans leur contexte historique et à restituer leur logique interne. Aujourd’hui, la dépolitisation de Rimbaud, dont Frédéric Martel voudrait faire en 2020 un jeune homosexuel défenseur de la République et de la laïcité, et les calomnies envers les tendances révolutionnaires des mouvements homosexuels par ce même Frédéric Martel, sont les deux faces d’une même pièce.

N’en déplaise aux défenseurs du pouvoir, en 1871, l’homosexualité de Rimbaud s’inscrivait dans une critique de l’ordre en place et des conventions. «  Je m’encrapule le plus possible  » écrivait-il en mai 1871 à Georges Izambard, son professeur. Dans Une saison en enfer, une Vierge folle, parodie de Verlaine faisant face au narrateur, décrit ainsi un personnage qui ressemble fort à Rimbaud :

« Il dit : Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage aujourd’hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurai pu faire de bonnes camarades dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers.. »

Annexer Rimbaud aux mouvements LGBT contemporains et à une demande de reconnaissance par la République nous ferait passer à côté de la signification de ce passage, à savoir la critique des relations instituées, davantage liées à la préservation d’un statut social («  une position assurée  ») qu’au «  cœur  » et à la «  beauté  ». De la même manière, dans Enfance, poème des Illuminations, le sujet lyrique y mentionne l’ « ennui » qu’est « l’heure du « cher corps » et du « cher coeur » », c’est-à-dire les formes très affadies que prend l’amour à l’intérieur du mariage, du couple et des normes du langage.

Enfin, pour situer cette critique à l’intérieur d’une réflexion sur ce que nous appelons aujourd’hui la domination masculine, renvoyons à la conviction exprimée dans la lettre du 15 mai 1871 :

« Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »

N’en déplaise à Frédéric Martel et aux divers ministres qui ont signé cette pétition, l’œuvre d’Arthur Rimbaud est moins proche des revendications formulées en son nom que de ce qui a été développé par de nombreux militants révolutionnaires à travers l’histoire. Comme le formulait Françoise d’Eaubonne, féministe libertaire co-fondatrice du FHAR, « Vous dites que la société doit intégrer les homosexuels, moi je dis que les homosexuels doivent désintégrer la société.  »

En guise de conclusion…

Malgré les tentatives de récupération, la figure de Rimbaud ne sera donc jamais consensuelle. Ceux qui défendent sa Panthéonisation se défendront évidemment d’avoir voulu récupérer la mémoire de Rimbaud à des fins politiques, condition indispensable de leur démarche. Donnons donc le dernier mot au poète, en reproduisant intégralement un poème écrit après l’écrasement de la Commune. Et laissons les lecteurs libres de leur jugement sur la compatibilité de cette œuvre avec un discours prononcé par Roselyne Bachelot ou Emmanuel Macron.

Qu’est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... — Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l’océan frappé...

Oh ! mes amis ! — mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères —,
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours.

[2Au delà du fait que « moderne » est toujours péjoratif dans l’œuvre de Rimbaud, nous pouvons faire remarquer que ce « moderne » est un adjectif relatif, souvent utilisé pour opérer un jugement de valeur, entre le moderne d’un côté et, au choix, le classique, le barbare ou l’arriéré de l’autre. « Moderne » étant relatif, on ne peut donc pas l’être « absolument  ». L’emploi du terme est ironique, au-delà du fait que la phrase est prononcée par un narrateur qui souffre du rapport moderne à l’art et à la science.

[3Frédéric Martel, Le Panthéon de Rimbaud et Verlaine, https://www.franceculture.fr/litterature/le-pantheon-de-rimbaud-et-verlaine

[4Débat entre Frédéric Martel et Alain Borer, Verlaine et Rimbaud au Panthéon : la révolte institutionnalisée ?, https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/verlaine-et-rimbaud-au-pantheon-une-commemoration-controversee

[5Station où Frédéric Martel anime par ailleurs l’émission Softpower, qui, comme son nom l’indique, défend des positions politiques – néo-libérales - à travers un certain usage de la culture)

[6Alain Badiou, Poésie et communisme, https://vimeo.com/91201351

[8Lire à ce sujet l’article d’Hélène Hazera, militante du FHAR, Petites prouesses avec des morts : ’’Le rose et le noir’’, https://www.liberation.fr/tribune/1996/05/30/petites-prouesses-avec-des-morts-le-rose-et-le-noir_170270

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[9Frédéric Martel, Pourquoi la mairie de Paris n’aurait jamais dû rendre hommage au militant homosexuel Guy Hocquenghem, https://www.franceculture.fr/histoire/pourquoi-la-mairie-de-paris-naurait-jamais-du-rendre-hommage-au-militant-homosexuel-guy-hocquenghem

[10A ce sujet, nous conseillons vivement la lecture de Lire Hocquenghem, publié sur le site de la revue Trounoir, http://www.trounoir.org/?Lire-Hocquenghem, ainsi que celle de Faut-il brûler Hocquenghem ?, sur le blog d’Antoine Idier, son biographe : https://blogs.mediapart.fr/antoineidier/blog/060920/faut-il-bruler-hocquenghem

[11Dans la même chronique diffusée sur France culture le dimanche 6 septembre, Frédéric Martel reproche les hommages à «  l’activiste radical Cleews Vellay par exemple, dont l’organisation, Act-Up Paris, a jeté du sang symboliquement contre l’ancien Premier ministre Laurent Fabius  »

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