Pyramiden est un signal d’alerte de plus, qui se distingue de beaucoup d’autres en se situant à la crête de la fiction la plus imaginaire et de la réalité la plus factuellement filmée (Damien Faure est un documentariste expérimenté, auteur d’une dizaine de films en deux décennies [2], membre de l’ACID, Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion). Telle est la signature de ce film rare, par sa forme, qui en fait déjà un film culte sur le devenir-désertique de la Terre. Œuvre à la fois de science-fiction et document brut sur un des endroits les plus désolés de la planète, le Svalbard, un archipel au milieu de l’océan Arctique.
Pyramiden n’éclipse pas la lune, ni ne dépasse les nuages comme les grosses bagnoles. Tout à l’inverse, il nous plonge sur un paysage lunaire, au milieu des nuages, en plein sur la Terre. Il nous dévoile un univers, qui, précisément, dans le futur, se comprend comme le résultat du crime contre la planète et l’humanité perpétré par les publicités de 2025, jusqu’à la dévastation.
Dans le film, LE dernier humain, est perdu sur une planète d’où la vie a reflué. Ses dernières boîtes de conserve sont immangeables. Il part à la recherche de nourriture, comme le père et le fils du roman La route de Cormac McCarthy, adapté au cinéma en 2009. Sauf que là, pas de couches de cendres étouffant la terre, ni de bandes ultra-violentes en patrouilles, qui tiennent la narration de l’imaginaire états-unien, catastrophiste et ultra-violent.
Ici, dans Pyramiden, pas l’ombre d’un autre être humain à l’horizon, juste un paysage du Grand Nord d’une beauté à couper le souffle. Solitude absolue et beauté absolue, qui rendent l’impression de gâchis encore plus tragique : pourquoi, diable, ne pas d’abord, de toute urgence, méditer, cultiver et soigner la beauté à portée de main, et bien évidemment pas qu’au Svalbard.
Dans Pyramiden, l’image, le son, le montage, le corps tatoué, maigre et musclé, de l’unique comédien (David d’Ingéo), prennent le devant sur la narration, qui n’en est pas pour autant absente. Poésie visuelle et sonore à la Tarkovski (Le miroir, Stalker, Nostalgia…)
La matière que tord Damien Faure est d’abord celle des îles où le tournage a eu lieu, à plus de 600 km au nord de la Norvège, dont le Spitzberg est la plus grande [3]. Le personnage survivant, habillé comme un trappeur, muni d’un fusil, y vagabonde comme en sursis dans des paysages sublimes où il est dur de survivre : bords de fjords et hautes montagnes pelées, eaux glacées et toundras déjà au ralenti à l’automne, saison où se déroule le tournage. Minéralité, couleurs de gris, de noir, de blanc, quelques roux. La glace qui craque.
Au cours d’une marche dans des pentes rocheuses, Harald (le nom du personnage humain) tombe sur une ancienne mine de charbon désaffectée. Il s’y installe pour quelque temps. Il y trouve un lit, de quoi manger et boire. Cette cité perdue devient le troisième personnage central du film, après la nature et Harald. Elle existe réellement, cette mine sur cette île, et le film de Damien Faure nous entraîne alors, en pleine fiction, dans un pur documentaire.
Les restes d’un extractivisme industriel
Le site a été exploité par l’URSS puis par la Russie jusqu’en 1998. Harald en découvre les restes, encore présents aujourd’hui. On y voit les ruines d’un extractivisme d’état centralisé ayant déployé une cité modèle pour les ouvriers et les cadres – mais les ruines pourraient aussi bien être celles du capitalisme industriel. La cité fut appelée Pyramiden, en rappel de la forme pyramidale de la montagne la plus proche. Harald se déplace de bâtiment en bâtiment. Il y trouve les décombres d’une piscine. Un bar. Un restaurant. Une salle de cinéma et de théâtre. Une salle de classe. Tout est vide. Tout est délabré. Mais tout porte la trace de la qualité des matériaux d’origine – beaucoup de bois, des mosaïques, de la pierre. Les portes, les escaliers, les architectures ont leur esthétique. Harald excave des films de l’époque en puisant dans des bobines de 35mm stockées sur place (elles le sont, pour de vrai, sur le site actuel). Il projette des films en noir et blanc dans l’auditorium monumental. Il voit (et nous, les spectateurs, découvrons avec lui) les habitants du lieu historique. Ils jouent dans la neige. Ils conversent dans le réfectoire. Ils travaillent à la mine. Il y a des familles, beaucoup d’enfants. On assiste à un mariage.
De ces images d’archive, il ressort une émotion propre à la photographie, dont Roland Barthes a si bien parlé dans La chambre claire. Une émotion qui met en mouvement, déjà avec l’image fixe : « Telle photo, tout d’un coup, m’arrive ; elle m’anime et je l’anime. C’est donc bien ainsi que je dois nommer l’attrait qui la fait exister : une animation. La photo elle-même n’est en rien animée (je ne crois pas aux photos “vivantes”) mais elle m’anime : c’est ce que fait toute aventure » (La chambre claire, Cahiers du cinéma Gallimard Seuil, 1980, p.39).
Harald découvre aussi des images animées d’ours polaires. La fiction ici se greffe sur le documentaire. Dans le film, les ours polaires ont disparu ainsi que tous les animaux, sauf un renne qui apparaît une fois, aussi perdu qu’Harald. La présence animale passe soit par les images en noir et blanc, soit par une présence hors-champ, par des sons off, des grognements, dont le spectateur est amené à penser qu’il s’agit de rêves, de cauchemars ou de peurs du personnage qui s’éloigne peu de son fusil, de jour comme de nuit.
Harald, dans sa solitude, imagine beaucoup. Pour quelques séquences, il se fantasme côtoyant des doubles de lui-même : lui en officier soviétique affublé d’un uniforme trouvé sur place, lui en super-héros avec costume et masque. Scène qui donne lieu à la seule bribe de dialogue : « Je ne suis pas un super-héros. Je suis fatigué », déclare l’Harald de chair à l’Harald costumé.
Pour une scène qui se déroule dans un conduit de charriots de la mine, Harald, l’officier, tire sur Harald, le personnage, qui riposte.
Travail, à nouveau, de la matière cinématographique : Damien Faure et Esther Frey montent en parallèle les tirs de fusils et des bobines de cinéma en train de tourner sur un projecteur.
Quel sens en deviner ? C’est ouvert. Le tir à balles réelles est-il réel ou de cinéma ? Toute la puissance du travail poétique, de la torsion de la matière, est d’ouvrir sur des interprétations plurielles qui sont à tenter du côté des spectateurs.trices à partir des images vues. Et c’est aussi pour cette raison que raconter la scène – comme je le fais ici – ne « spoile » rien du tout, parce que ce n’est pas tant l’histoire qui compte, mais surtout l’image montée, à voir absolument, à écouter, à sentir, pour se sentir impacté, émotionné, animé.
L’image n’émeut qu’en étant vraiment reçue telle qu’elle se donne dans la salle de cinéma ou sur écran : il faut la voir pour se faire son idée sur ce montage parallèle, d’où chacun tirera un sens à partir d’une sensation.
Possible interprétation : que l’imaginaire du personnage – son double qui lui tire dessus – est une sorte de cinéma. Harald fait un film de sa vie avec d’autres humains, car il n’a plus que le cinéma-imaginaire pour y parvenir, les autres humains n’existant plus dans la réalité.
Autre possible : le cinéma, qui nous rend palpable la vie de ce site et des ours blancs disparus, finit par englober jusqu’à Harald lui-même, le dernier humain promis à n’avoir pour seule existence future que le cinéma qui en laissera une image vagabonde dans l’univers.
Par le cinéma qui gagne petit à petit tous les aspects de la vie extérieure du site anciennement industriel, et de la vie intérieure du personnage, Harald accède à une sorte de récapitulation des possibles du passé, du présent, du futur.
Les fantômes marchent avec lui, dans des moments qui peuvent faire penser, parfois, à des citations visuelles de Shining (Kubrick). Harald apparaît tantôt plus vieux qu’il n’est, tantôt plus jeune, ou sans âge, ou entre deux âges ; il est parfois robuste, et souvent faible, vulnérable ; il joue comme les enfants, il sourit, il hurle, il est tendre, et parfois il est terrorisé ; il se déguise, met une perruque ; il s’invente ingénieur de la cité perdue dont il parvient à réenclencher les turbines d’énergie ; il joue de l’accordéon, du piano ; il boit de la vodka jusqu’à l’ivresse ; il danse, en miroir de danses d’images visionnées ; il tire sur l’écran où se déplace un ours plaire.
Mais les réserves d’énergie ont une fin, aussi bien dans la cité modèle que sur la Terre, ou dans le corps des humains. La cité s’éteint.
Espérance et tragédie
Harald se remet en marche. Il traverse un cimetière perdu.
Si rebond il peut s’en suivre, il viendra d’une autre ressource que les générateurs d’électricité.
Cette ressource de la fin du film, je n’en dirai, cette fois, rien. Elle mêle, à nouveau, comme tout le long du film, à la fois une réalité documentaire du Svalbard réel et un imaginaire de science-fiction poétique. Une graine d’espoir.
Mais qui peut y croire, ai-je envie de demander au cinéaste et aux autres spectateurs, tant que rien ne change au système qui se perpétue, droit dans ses bottes, aux yeux de tous, via les autres images animées, les publicités, qui occupent l’espace autour, autrement soutenues, systématiques, ultra-financées et envahissantes ?
Comment y croire, tant que la descendance d’Edward Bernays est au pouvoir ? Edward Bernays dont la vie professionnelle, qui traverse le XXe siècle, inspire la pièce de théâtre de Julie Timmerman, Un démocrate, à l’affiche du Théâtre de la Concorde en avril 2025 [4], en livre chez C&F éditions, avec un dossier de 100 pages sur le « petit prince de la propagande » [5]. Dans le spectacle, un silence terrible suit la question de la manipulation des opinions et des habitudes : « Quelle est la différence, alors, entre dictature et démocratie ? » (p.39 du livre)
Pyramiden, à la fois graine d’espérance et tragédie. Comme pour l’interprétation de la matière cinématographique : c’est ouvert ! C’est pourquoi l’exercice critique, de parler de l’art en réception, si possible à plusieurs, en dialogue ouvert, est propédeutique à la fois d’une lucidité partagée sur les structures du monde, et d’une perspective pratique qui ne renonce pas à sauver du pire. La tragédie de l’adaptation au pire ne se situe pas à un niveau individuel – Harald essaye de s’en sortir face au pire, et qui pour le lui reprocher ? – mais collectif et politique, où se planterait la graine d’un faire autrement qui soit décisif.
Olivier Fournout