Ossip Ossipovitch de Marie Baudry

Notre coup de cœur de la rentrée littéraire
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#252, le 3 septembre 2020

Comme chaque année, la rentrée littéraire agite toutes les rédactions et fait couler beaucoup d’encre. Plutôt que de se disperser au milieu de centaines de romans, notre rédaction a pris le parti de n’en lire qu’un seul. Par hasard ou plutôt par chance, il s’est avéré formidable. Il s’agit de Ossip Ossipovitch le premier roman de Marie Baudry. Comme nous sommes de bien piètres critiques littéraires mais que nous avons vraiment adoré ce livre, il nous a semblé opportun de vous en proposer quelques extraits. Notons qu’il s’agit du récit d’un soulèvement puis d’une insurrection à Odessa. On y croise un écrivain qui n’a jamais écrit une ligne, des révolutionnaires qui ne veulent finalement plus faire la révolution, des habitants qui abattent des avions de l’armée avec une batterie anti-aérienne bricolée, une usine à reconstituer des nuages, des jeunes gens très dynamiques, pas mal d’oiseaux, des bons et des mauvais présages et beaucoup de poésie. Il sort le 3 septembre aux éditions Alma et nous vous le conseillons vivement.

Odessa. On ne sait pas trop quand. Plus tard, mais pas très tard. Odessa, mais cela aurait peut-être pu être ailleurs. Une chose est sûre, c’est là que vit Ossip Ossipovitch, le grand écrivain national. Personne n’a jamais lu une ligne de ce qu’il a écrit. Et pour cause : Ossip Ossipovitch s’est toujours refusé à publier. Mais son œuvre immense, colossale, circule néanmoins, on ne sait trop comment, parmi les Odessites qui en récitent, racontent et redisent les mille aventures, les mille exploits.

J’ai longtemps vécu à Odessa. J’ai fréquenté ou cru fréquenter Ossip Ossipovitch et les cercles auxquels il appartenait. Et malgré son horreur de la publication, tel un nouveau Platon – si tu veux bien, lectrice, lecteur, me passer l’orgueil de la comparaison – j’ai entrepris de mettre par écrit certaines des bribes de son œuvre qui m’ont été transmises.

Lectrice, lecteur, tu sauras en son temps en quelles circonstances elles me sont parvenues et pourquoi il m’a paru important qu’elles arrivent jusqu’à toi qui n’as pas eu et n’auras pas la chance de vivre à Odessa, d’y rencontrer Ossip Ossipovitch, de participer au soulèvement puis à la grande insurrection. Puisses-tu tirer grands fruits de son enseignement.

(...)

On pourrait commencer n’importe où, avait dit la voix, avait dit Ossip. N’importe où, car après l’Impensable, c’est partout qui fut modifié, partout qui eut à être repensé et reconsidéré.

(...)

Plusieurs rumeurs circulaient d’ailleurs : certaines affirmant que Vladimir et Ossip avaient participé à des activités clandestines de résistance, que l’un avait sauvé l’autre pendant l’une de ces missions et qu’un pacte les liait à la vie à la mort. Dans les hypothèses les plus folles, on affirmait même que Vladimir et Ossip ne formaient qu’une seule et même personne, le débonnaire et le révolté, tour à tour inquiétant ou rassurant selon les êtres et les circonstances où il apparaissait. On s’appuyait pour cela sur le fait que la libération de Vladimir coïncidait étrangement avec la fin de l’occultation d’Ossip.

Quoi qu’il en soit, sitôt sa sortie, Vladimir avait été rejoint dans son appartement par une dizaine de jeunes gens qui n’avaient pu le connaître avant son incarcération, mais qui avaient entendu certains de ses discours et réussi, on ne sait par quels moyens, car ils n’étaient pas même en fonds pour s’acheter un paquet de tabac la semaine – alors quant à corrompre un gardien – mais tout de même, ils avaient réussi à entrer en contact avec lui au fond de sa prison, et à former une sorte de petit cénacle dont il était le centre et le héros. Vladimir, passé le temps de la suspicion qui lui faisait redouter être la proie d’une nouvelle et complexe manipulation, les avait finalement reçus et avait reconnu que leur enthousiasme ne pouvait être le fruit d’aucun cours d’art dramatique. C’était la seule candeur de leur jeunesse livrée ici à l’état pur, et de cette pureté, il avait fait sa cocaïne personnelle, repoussant tout individu qu’il pressentait gâté par la froide morosité et l’esprit de sérieux de l’époque autant que par l’absence de toute honte et de toute pudeur qui en était l’inséparable revers. Ces jeunes gens étaient des Purs à ses yeux, parce qu’ils étaient vieux jeu. Il avait repris sans honte le surnom moqueur dont on les avait affublés. Certes, c’était les jeunes recrues du vieux monde, des êtres d’un autre temps, mais il les admirait secrètement et il redoutait parfois de ne pas être à la hauteur. Aussi avait-il décidé, non point de ne faire que de rares apparitions auprès d’eux pour mieux préparer chacune de ses interventions et en faire un événement qu’on commenterait encore pendant des jours et des jours, mais au contraire, de leur laisser la porte absolument ouverte, jour et nuit, de leur permettre d’être tout le temps à ses côtés s’ils le souhaitaient, pour qu’ils connaissent tout de ses habitudes, manies, humeurs, qu’ils ne s’étonnent de rien et qu’ainsi en leur âme et conscience ils pussent décider que faire de lui. Lui, en retour, n’avait pas à craindre de n’avoir pas été à la hauteur ou de les avoir déçus.

Comme on peut l’imaginer, cette stratégie fut la bonne : Vladimir ne fut pas pour eux un maître lointain et exigeant, mais une figure familière et bienveillante.

(...)

Je leur donnerai le poison et le baume. Le sommeil et l’éveil.
Ils auront leur lot de rêves. Ils les oublieront.

Ils rêveront à nouveau. Ils effaceront mieux de leur mémoire ce qui advient dans leur vie diurne.

Ils se croiront apaisés, consolés. Ils trouveront la vie douce, et je les aiderai à y croire.

Ils se croiront sauvés. Je leur parlerai le langage du salut.

Ils ne voudront plus rien entendre qui aille contre leur certitude. Et je me tairai.

Plus rien ne se passera, du moins le croira-t-on.
Et puis quelque chose adviendra, quand ils seront au plus profond de leur engourdissement hivernal, et ils se réveilleront.

C’était avec ses mots présomptueux qu’Ossip Ossipovitch s’était parlé à lui-même. Mais comme rien de ce qu’il pensait ne restait jamais parfaitement étanchément prisonnier de son crâne, certains d’entre nous avaient cru entendre ces mots.
Toujours est-il qu’après tous ces menus événements, on n’entendit plus parler des querelles entre patriotes babéliens et nationalistes pouchkiniens ; les rébellions maories et patagones s’éloignèrent de notre paysage quotidien ; les pochoirs ne fleurirent plus sur nos murs. On oublia presque celles et ceux qui comme Vladimir avaient été emprisonnés. Les Purs eux-mêmes semblèrent n’avoir jamais existé.

(...)

Voilà ! Encore un discours de démoralisation typique d’Ossip Ossipovitch ! clamait Reinhardt, un Pur de la première heure qui n’avait jamais pu comprendre cet amollissement si typique des Odessites (il faut dire que Reinhardt était un savant mélange d’Odessite, de Berlinois, de Calabrais et de Persan, et à ce titre, terriblement sensible à la sensibilité de ses compatriotes, d’où qu’ils fussent).

Nous voudrions de la colère, de l’emportement, et tout ce que suscite en nous cet Ossip de malheur, c’est cette espèce de vague à l’âme sentimentalo-gluant, l’éternel radotage sur les bonnes neiges d’antan, l’enfance heureuse, les cornichons de la tante Ida et les vacances dans la datcha de l’oncle Soutine, les parties de pêche avec le fils du charpentier, les fraises des bois, puis les mûres, puis les myrtilles par milliers sans jamais que le ventre en souffre, la bonne odeur de crottin dans les rues du village, le vieux rémouleur qui à la fontaine racontait des histoires si drôles, l’odeur des meubles cirés à Pâques, le goût inoubliable des petits Jésus roses à Noël, les deux belles fossettes de Nadja riant quand elle partait à l’école son cartable sur le dos et ses nattes bien tressées de chaque côté de sa tête – arrête arrête arrête, slow down baby yavâch yavâch koutchoulouyeman, chchchchchch mein kleiner Reinhardt chchchchchch minia Rinia chchchchchch tout doux tout doux, et doucement, par le seul pouvoir des mots enfantins de Macha, Reinhardt revenait à lui, s’excusait de s’être laissé emporter dans le flot de sa colère à proférer les mêmes inepties mélancoliques et bon marché qu’un Ossip Ossipovitch, mais en pire, puisque c’étaient les siennes. Et voilà qu’il se mettait à sangloter comme un enfant, ne disait plus rien, puis disait qu’il ne savait plus quoi dire. Enfin il nous regardait tous, de ses grands yeux de noyé hagard. Et alors que nous ne savions plus du tout où nous mettre ni qui regarder, il partait d’un énorme éclat de rire enroué en nous regardant de nouveau, goguenard à présent : hé hé, ce sacré Ossip Ossipovitch, quel vieux farceur !

Être ballottés d’une émotion à l’autre pour en finir ainsi nous déconcertait parfaitement : que dire, que penser, où regarder ? Généralement nous regardions tous nos godillots, puis ceux de nos voisins, et de part en part, nous finissions par relever les yeux jusqu’à arriver à ceux, non pas de Reinhardt (que nous avions évités dès que ses grosses baskets sales en voie de clochardisation étaient entrées dans notre champ de vision), mais à ceux de Macha. Macha nous regardait aussi. Ses yeux ne disaient pas grand-chose. Ils étaient assez durs, et néanmoins teintés d’un brin de pitié. Que l’on ait pris toute cette scène au sérieux, voilà qui l’étonnait bien.

Tout s’achevait dans une phrase de ce genre : Bon, alors, je vous les fais ces beignets à la pomme ?

(...)

Sans qu’on y prît garde, les jeunots et les jeunottes avaient pris possession des places, des encoignures de rues, des bouts de trottoirs jusque-là invisibles et avaient modifié l’état de la ville. Chaque nuit, un peu partout, dans le centre et pas seulement, de nouveaux rituels s’étaient mis en place. Le temps n’était plus au sommeil, mais à la danse, à la parole, à la mangeaille et à l’alcool. Et puis régulièrement un groupe plus ou moins dense partait joyeusement, éclairé aux flambeaux, ce qui avait de l’allure mais était aussi fort nécessaire (car la municipalité avait cru qu’en cessant tout éclairage public nocturne elle aurait la peau du « Mouvement » comme elle était la seule à l’appeler), cassait quelques banques, quelques sièges sociaux ou usines à chômeurs. La première fois que Macha avait accompagné une de ces marches et qu’elle avait entendu le bruit sourd de la barre à mine contre la vitre blindée d’une banque, elle s’était réjouie de ce que ce bruit mat, incongru et nouveau n’eût rien de commun avec celui de l’arbre qui tombe, malgré le nom que les jeunots et les jeunottes avaient donné à ce genre de happening : les abattages joyeux. Inévitablement un coin de rue s’enflammait (le plus souvent un alliage nouveau et fort inflammable de poubelle et de grosse berline), des fumées asphyxiantes fusaient, les coups pleuvaient, certains jeunots et jeunottes se faisaient attraper, et l’on recommençait ainsi jusqu’au lendemain.

(...)

L’armée, on se doutait bien qu’elle viendrait. De nouveaux textes sans papier et sans auteur avaient circulé et rappelé quelques principes élémentaires d’autodéfense, appliquée à l’individu, au quartier, ou à la place, redonné les bases de la guérilla urbaine en rappelant quelques principes blanquistes éclairants quant au réseau de barricades (un chapitre s’intitulait : De l’utilisation de la barricade ; le suivant : Pourquoi il ne faut pas trop lui accorder d’importance et savoir la lâcher à temps). On trouvait aussi des cartes en trois dimensions qui indiquaient les passages d’un immeuble à l’autre, via un toit, une cour, une terrasse ou encore une fenêtre.

On se préparait, mais sans y croire, et donc en ne se préparant pas tout à fait aussi bien qu’on aurait dû. Les textes alarmistes se firent plus pressants, mais la réalité était en telle contradiction avec ces textes dont on ne savait d’où ils provenaient (des démoralisateurs du gouvernement ?), on vivait une telle joie, un tel partage (d’autant que les forces municipales avaient complètement renoncé et avaient soit quitté la ville, soit rejoint le mouvement) qu’on n’y croyait que mollement. Et puis on pensait avoir la force du nombre, la force de la justesse, la force de la vie.

Et l’armée arriva.

Et ils étaient légion.

(...)

La pluie avait cessé, le soleil était revenu, et Aliocha essayait à présent de compter les nuages au ciel. C’est alors qu’il vit quelque chose de curieux. À une grande hauteur, et sans qu’on pût entendre leurs cris, volaient des mouettes et d’autres oiseaux maritimes, en groupes serrés, comme font les oies, les grues et les canards, au moment de leurs migrations d’automne et de printemps. Mais ce n’était pas encore tout à fait le printemps, et les mouettes ne migrent pas.

Aliocha observa le phénomène pendant un certain temps. Les oiseaux volaient si inhabituellement haut qu’ils passaient au-dessus des gros cumulus et, dès que le ciel redevenait trop nuageux, il était impossible de distinguer quoi que ce soit ; seule l’acuité et le savoir d’Aliocha apercevaient encore les oiseaux.
Il retourna tout de même voir Reinhardt pour lui montrer le phénomène. D’abord Reinhardt ne vit rien ni ne comprit rien.
Attends, attends un peu et regarde.

Regarde de tous tes yeux, lui répétait l’enfant.
Enfin Reinhardt vit.
Et ce qu’il vit était beau et incompréhensible.
Outre la guerre qui se préparait, il se passait autre chose. Une chose inouïe, inédite, et contre laquelle on ne pourrait rien.

(...)

Le deuxième jour, les Odessites furent réveillés plus tôt qu’à l’accoutumée par un soleil éclatant, brillant dans un ciel d’un bleu immaculé, où nul nuage n’aurait pu cacher le moindre vol suspect d’oiseau ou d’avion.

C’était un signe ; sans doute l’armée attendrait-elle avant de lancer ses oiseaux de feu dans le ciel, mais chacun était néanmoins prêt à son poste d’observation.

Il se mit très vite à y faire terriblement chaud ; les rayons du soleil dardaient la peau des Odessites, il faisait plus chaud que le plus chaud des jours d’été, et l’on était à peine au printemps. Tout le monde comprit qu’il se passait quelque chose de neuf, quelque chose d’inouï ; et chacun ressentit la peur de l’inconnu. Tout ce qui était en plastique commença de se déformer et même parfois de couler, tout ce qui était en métal était difficilement manipulable, même avec les chiffons dont on approvisionnait en hâte et en nombre les techniciens de la Défense contre l’aviation. Seul le bois des vieux fusils était encore manipulable. L’asphalte s’amollissait, on faisait attention de ne pas y perdre sa godasse et on empruntait surtout les chemins d’herbe et les rues pavées.

Et puis il y eut un grondement sourd dans le ciel. Les vieux et les vieilles se rappelèrent la grande guerre et jetèrent les petits enfants et leurs vieilles carcasses dans les abris, les tranchées. Chacun frémit en courant s’abriter. Car il était écrit que c’était du ciel que viendrait la mort.

Les avions qui apparurent les premiers exécutèrent des pirouettes maladroites qui rendirent difficile le travail de la batterie anti-aérienne, laquelle devait de surcroît attendre que l’avion soit en train d’effectuer son demi-tour au-dessus de la mer pour l’abattre. Chacun faisait selon sa logique : les pilotes faisaient demi-tour avant de bombarder afin d’être assurés de rentrer ensuite à bon port ; la batterie D.C.A. attendait ce survol de la mer afin que l’avion abattu tombât dans celle-ci et non sur la ville, ce qui aurait eu un effet à coup sûr désastreux. Mais les pilotes suffoquaient dans leurs cockpits et avaient du mal à tenir le manche comme ils l’auraient dû. Leur mission se révélait impossible, du fait des trop fortes chaleurs. C’est tout ce qu’ils eurent le temps de dire à leur commandement terrestre, avant d’être finalement parfaitement abattus au-dessus de l’eau, les uns après les autres, décrivant chaque fois un magnifique looping enflammé avant d’entrer dans une gerbe monumentale d’eau. Même les plus pacifistes des Odessites ne purent s’empêcher d’admirer la beauté de ce spectacle qu’ils n’avaient jusqu’alors vu que dans des documentaires sur les anciennes guerres. C’était beaucoup plus beau en vrai.

(...)

Il faut faire quelque chose !

Lorsqu’on entend cette phrase, on devrait toujours se méfier. C’est que la situation est presque désespérée. C’est aussi là que l’on risque de prendre des décisions précipitées, de se laisser gagner par une panique mauvaise conseillère ; n’importe quel élément nouveau, n’importe quelle distraction emportera celui qui a crié « il faut faire quelque chose ! » dans une direction imprévue, irréfléchie, sans doute contraire à tout ce qu’il eût pu souhaiter en temps normal, et lourde de conséquences incalculables.

Il faut faire quelque chose !

Quand Ossip Ossipovitch entendit cette phrase, ce fut pour lui comme un éblouissement. Il pressentit le pire. Il aurait tant voulu que tout s’achevât dans le pur dessèchement du soleil. Et voilà qu’on allait se mettre à réfléchir à n’importe quoi pour répondre à celui ou à celle qui avait osé lancer cette phrase imbécile : il faut faire quelque chose.

(...)

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