On est là - Marion Poussier

Brûle ce qu’il te plaît - Jane Sautière

paru dans lundimatin#421, le 25 mars 2024

Les différents programmes de réaménagement des berges du Canal Saint-Denis, accélérés par la tenue des JO en 2024, font de ce territoire en transformation un lieu difficile à occuper. Pourtant, dans ces espaces en cours de rationalisation, certaines formes de vies résistent et s’opposent aux usages à venir. Des corps s’affirment et des gestes persistent, comme un droit à s’approprier les lieux. Un reportage photo de Marion Poussier, suivi de Brûle ce qu’il te plaît un inédit de Jane Sautière.


Le canal Saint-Denis est un canal long de 6,6 km qui relie le canal de l’Ourcq, dans le 19e arrondissement de Paris, à la section de la Seine située sur la commune de Saint- Denis. Avec la désindustrialisation et la baisse du transport fluvial, le canal a changé de vocation. Tout en restant support d’activités portuaires, il est devenu également à la fin du 20e siècle, un lieu de loisir, fonction que cherchent aujourd’hui à promouvoir les aménageurs dans le cadre du projet « parc-canal » lié au Grand Paris et à la tenue des JO en 2024.


Le projet de réaménagement mené depuis plusieurs années vise à ouvrir l’accès aux berges, à élargir les usages du canal et à renforcer son attractivité (Grand Paris Express, Centre commercial millénaire, développement de nouvelles pratiques festives et de loisirs...). Derrière ces grands projets d’aménagement, il faut voir aussi une volonté manifeste de lisser la ville, de rentabiliser et rationaliser chaque espace au détriment des usages qui sont déjà fait de ces lieux par les populations - le plus souvent à la marge - qui y vivent. La section du canal sur laquelle j’ai resserré mon travail se situe sur la commune d’Aubervilliers, l’une des plus pauvres de France, représentative de nombreuses problématiques contemporaines : accès au logement, gentrification, pauvreté, flux migratoires. Le paysage se partage entre la mise en place d’une architecture de la modernité - centre commercial surdimensionné, immeubles neufs, aires de jeux balisées, etc - et la disparition progressive d’une architecture de la zone - friches, habitat insalubre, tentes et campements de personnes exilées ou baraquements de personnes sans domicile fixe.


Comment alors prendre place dans un environnement qui oppresse et repousse ? Comment y ouvrir un espace de liberté ? Sur ce territoire « entre-deux », certaines formes de vies résistent et s’opposent aux usages à venir. Des corps s’affirment dans leur singularité et des gestes persistent, comme un droit à s’approprier les lieux. - On est là - . C’est cette affirmation que j’ai souhaité photographier en portant une attention aux détails, aux attitudes, aux gestes, aux postures qui définissent la singularité de chaque individu et de son lien avec les lieux.

Brûle ce qu’il te plaît

Il se trouve que j’habite non loin de l’endroit où Marion Poussier a pris ces photos. Mon immeuble, très long, poupe effilée à son extrémité, a des rapports étranges avec la ville. Il est au bord. Au bord du périphérique, au bord des voies ferrées, au bord du tram, au bord des canaux (de l’Ourcq et Saint-Denis), il constitue lui-même comme une sorte de clôture de la partie nord du parc de La Villette. Il est construit sur dalle, sans accès à ce qui est une rue. Il n’est pas vraiment à Paris, il n’est pas encore en Seine-Saint-Denis. Et les photos de Marion viennent aussi de cette zone interstitielle, cette résille de frontières, de lisières, de glissements. Très exactement, les photos sont prises depuis la passerelle rouge qui enjambe la darse du canal Saint-Denis, celle qui mène au centre commercial du Millénaire. On est à Aubervilliers, l’autre rive est Paris. Lorsque je suis arrivée dans le coin, le tram venait d’être construit, le Millénaire aussi et on pouvait y aller en bateau. Tout cela était inattendu et joyeux. Il y a une joie du neuf, des promesses qu’il contient. Mon père, âgé, se démanchait toujours le cou pour voir l’avancée des travaux de son quartier. On comprend mieux en vieillissant que le neuf est un avenir alors que précisément celui-ci s’amenuise. Tout le temps quelque chose pousse et pousse ce qui existait. Quelque chose advient (cet immeuble aux dessins géométriques colorés) et s’installe là où il y avait un vieil entrepôt. Parfois on ne se souvient même plus de ce qui existait, comme s’il n’y avait rien eu avant. Bien sûr que non. Mais, nulle reconnaissance pour ces morceaux de ville abandonnés à leur vie de mauvaise herbe. On voit bien que ces bâtisses grises en arrière-plan n’en ont plus pour longtemps. Dans les beaux quartiers du Paris muséal, tout à l’air choisi, installé, immuable. Ici, c’est le règne de l’instable, du mouvement, du flux, de la conquête permanente, de l’indifférence aussi au passé. On n’a pas le loisir de conserver, il faut bâtir, loger, transporter toutes ces personnes qui n’attendent que ça, avoir une place, un lieu.

Je regarde cette femme laver son tapis, campée sur la rive du canal pas encore aménagée, elle squatte probablement une de ces petites maisons de plain-pied, sans étage, proche de l’écluse n° 2. Je pense à toutes celles qui se sont faufilées là, toujours des femmes. À une époque, elles étaient chinoises, peut-être prostituées, elles aussi aménageant leur habitation, nettoyant, embellissant, récupérant ce qui fait qu’habiter est un geste d’embellissement toujours. Sauf lors de l’immense campement du Millénaire, découvert en allant faire mes courses sous la neige et dans un froid de gueux, l’hiver 2017, un hiver sans abbé Pierre hélas, laissant sous de petites tentes igloo près de 3000 personnes, dont quelques femmes avec leurs enfants. Il a fallu du temps, de décembre à mai, pour que soit prise la décision d’évacuer le campement (comme on dit des eaux usées). Le bateau passait et le steward lançait alors son appel : « Mesdames, messieurs, pas de photos s’il vous plaît, ce ne sont pas des animaux. » Un immense dispositif policier s’est alors mis en place pour qu’ils ne reviennent pas. Maintenant, quelques exilés sont encore là, retrouvant les gestes de ceux qui les ont précédés. Il y a encore quelques tentes, on se lave aussi dans le canal, on y boit parfois. Et on s’y noie. Un homme somalien lors du grand campement, un autre homme algérien en voulant récupérer le ballon d’une petite fille. Et une jeune Algérienne de 15 ans lors du massacre du 17 octobre 1961, sous la passerelle de la Fraternité, peu après l’écluse n° 3. (Pourrait-on faire une histoire de l’immigration à partir des noyés du canal ? ) On y pêche aussi, et sûrement depuis longtemps. Ici ce sont deux pêcheurs asiatiques, vélo et caddies, qui parlent à l’entrée de la darse, sur la rive Aubervilliers, en face, c’est Paris et les grands immeubles des bureaux de l’ARS, du ministère de la Justice, de la BNP. On aurait aimé que les taxes professionnelles aillent en face. Le Covid-19 a tué la plupart des commerces du Millénaire, il ne reste plus guère que Carrefour.


J’ai toujours vu cette scène lorsque je suis allée sur les campements, celui de Flandre, et celui-ci, les exilés donnant du pain aux oiseaux lors des distributions alimentaires. On sait partager le pain lorsqu’on n’en a pas suffisamment. Cette solidarité de fait entre les bannis, les pigeons, les adventices, les bulles fragiles des tentes, l’invention permanente de l’existence me fait bondir le cœur.


On ne lit pas très bien le début « Ami » peut-être, mais la suite oui « brûle ce qu’il te plaît ». Avant, en lettre bâton au même endroit « ce que nous voulons tout ». Même auteur ? Même incertitude en tout cas quant à la syntaxe, ce n’est pas « ce que nous voulons : tout ! » ni « brûle ce qui te plaît ». Opère alors le saisissement de la phrase poétique, elle se tient au bord, entre, et ici nous sommes.

Jane Sautière

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