Merci à la vallée de Suse qui nous ouvre le cœur et nous ramène à la vraie vie !

Wu Ming 1

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

Pour compléter les informations du numéro précédent de lundimatin sur la bataille de San Didero, voici un texte écrit par Wu Ming 1, membre du collectif d’auteurs bolognais à l’occasion de la première présentation de son livre Q come Qomploto, un livre sur le mouvement QAnon. Lundimatin a déjà publié des parties de cette enquête sur le mouvement complotiste étasunien ici et ici. Il se trouve que cette première présentation du livre a eu lieu, et pas par hasard, dans la vallée de Suse, sur laquelle WM1 a écrit une somme fondamentale.

L’événement avait dû, dans un premier temps, être repoussé, en raison de l’évacuation du du presidio (installation fixe d’une occupation) de San Didero. Nous faisons précéder le récit de WM1 d’extraits d’un autre texte, écrit à l’occasion de l’évacuation, qui exposait l’enjeu de cette bataille dans le cadre plus général de la situation actuelle dans la vallée de Suse.

SQ

Le presidio de San Didero – énième expérience d’auto-organisation et d’autogestion dans la longue histoire du mouvement No Tav – existait depuis décembre 2020. Sa fonction était d’empêcher l’occupation policière et la prise de possession du terrain environnant : les 68000 mètres carrés sur lesquels se dressait le vieil autoport, jamais entré en activité et depuis longtemps réduit à un spectacle de ruines.

Prise de possession par qui ? Par le Telt, Tunnel Euralpin Lyon-Turin, société italo-française chargée de réaliser la section frontalière de la chimérique « nouvelle ligne ferroviaire Turin-Lyon ».
Ligne dont, il est bon de le rappeler, il n’existe pas encore un seul mètre, malgré la première annonce qui remonte à 1991. Et quoi qu’on continue à parler du Turin-Lyon, au cours des années, le projet a perdu une grande partie de ses bouts. Désormais la ligne se réduit plus ou moins au seul « tunnel de base », c’est-à-dire aux quelques dizaines de kilomètres qui séparent Suse de Saint-Jean-de-Maurienne, soit un inutile trou dans la montagne. Trou qui doit encore être creusé mais est déjà un gouffre qui aspire nos ressources à nous, le plus grand nombre, au profit d’eux, le petit nombre, surtout grâce à ses « retombées », une pléthore de grands projets qui lui sont liés. Grands Projets, ça va sans dire, Nuisibles, Inutiles et Imposés. GPNII.(…)

Preuve qu’on ne parle pas en fait de « train », le but de Telt est de couvrir la superficie de l’ex-autoport de San Didero d’une nouvelle coulée d’asphalte, c’est-à-dire de faire un nouvel autoport, en remplacement de celui existant à San Giuliano di Susa.

A la place de ce dernier, toujours de par la volonté de Telt, devrait surgir une méga « station internationale » disproportionnée et incongrue. La station internationale de… San Giuliano di Susa, justement. Location is everything.

Dans l’attente de l’entrée en fonction, l’aire du nouvel autoport pourrait être utilisée au dépôt temporaire des déblais de forage provenant du chantier Tav de Chiomonte. Pour qui l’ignorerait, les déblais de forage sont un mélange de roche broyée et d’huiles industrielles, un déchet toxique produit en quantité industrielle par le percement.

Pour ne pas parler du fait que tous ces travaux risquent d’éveiller la dioxine qui dort.
Pour prévenir cette réaction en chaîne, les No Tav avaient inauguré et fait vivre le presidio. Ils l’avaient fait avec une grande détermination, avec créativité et participation populaire. Circonstance qui ne va pas de soi en temps de couvre-feu, restrictions, peur mais on a tant de fois chanté : « La Vallée de Suse n’a pas peur ».

[Après que la présentation prévue eut été renvoyée en raison de l’évacuation du presidio suivie de l’occupation de son toit, et de manifestations diverses, elle a pu se tenir et Wu Ming 1 raconte – NdT]

Deux jours de mobilisation comme on n’en voyait plus depuis longtemps, même dans la vallée.
Un mouvement soutenu par une population solidaire, une population qui vit à ses dépens la militarisation du territoire et les abus des forces de l’ordre.
Une phase qui ressemble beaucoup à 2005, aux jours de la Libre République de Venaus, quand la première grande épreuve de force du mouvement entraîna le retrait d’un projet qu’aujourd’hui l’adversaire lui-même définit comme erroné.
Une évacuation policière exécutée en invoquant les normes du couvre-feu, en pensant qu’il n’y aurait pas de réaction immédiate, et en il y a eu une réaction sans tarder.

Une conférence des maires No Tav devant une place remplie de gens, ouverte par la commission technique du mouvement qui explique le pourquoi et le comment de ce nouveau chantier « accessoire », gigantesque autoport non seulement inutile mais aussi en partie abusif.

N.B1 : Cet autoport n’apportera que des malheurs à ceux qui ont pensé le réaliser. Essayer de l’imposer a été une grossière erreur, elle a fait craquer le vernis vert sous lequel Telt essayait de dissimuler sa machine écocide et climaticide.
Un campement No Tav avec des gens venus de toute l’Italie, dans un sursaut d’orgueil, d’attestation dérogatoire réelle : oui, en effet, j’atteste que je suis ici pour soutenir la lutte de la Vallée de Suse.
Un cortège non autorisé – doublement non autorisé, parce qu’à la barbe des interdictions de l’urgence pandémique – avec des participants de tous les ages, des fillettes aux vieux, environ 4000 personnes ont marché sur 11 kilomètres, heureuses d’être là, de nouveau avec leurs corps, de s’être repris la rue.
J’essaie de filmer le cortège, mais je ne parviens jamais à l’encadrer tout entier.
Un signal important comme jamais : vous espériez utiliser les restrictions et les interdits pandémiques pour écraser la lutte ? Alors vous avez mal placé vos espoirs.

N.B2. Même l’adversaire et l’information mainstream n’ont eu le courage de sortir la pandémie et la pandémagogie pour diffamer la journée. Personne n’a osé traiter les No Tav de « négationnistes » ou d’irresponsables ou autre. Pas même quand les médias ont pointé les projecteurs sur une action menée en marge du cortège, un blocage temporaire de l’autoroute Turin-Bardonnecchia, avec barricade. Il n’y a pas de viruscentrisme qui tienne quand démarre – en ce cas redémarre – une lutte qui touche le réel.
Un rassemblement spontané au-delà de l’heure du couvre-feu, en solidarité avec les camarades qui résistent encore sur le toit de l’ex-presidio évacué.
Le rassemblement est attaqué par la police qui tire des grenades à l’horizontale. Une camarade, Giovanna, reste blessée et est hospitalisée dans un état grave, avec fractures faciales et hémorragie interne. La préfecture de police nie qu’elle ait été touchée par une lacrymogène et que les lacrymogènes aient été tirées contre les personnes, mais le mouvement répond très vite en publiant la vidéo où des agents font très exactement ça (et l’un s’en vante même). Solidarité à Giovanna.

Et puis la présentation de La Q di Qomplotto à San Didero. Deux cents personnes, plus sans doute. Non seulement la place était pleine, mais il y avait aussi du monde sur le terre-plein et sur la route voisine.
C’était en même temps la première présentation du livre, la première du groupe Wu Ming depuis le début de l’urgence pandémique (j’étais très ému et craignais d’être rouillé), et peut-être la première présentation post-pandémique tout court, une présentation vraie, et non pas devant un écran divisé en fenêtres, mais avec les personnes, les personnes entières, tridimensionnelles, multidimensionnelles ;
Qui jusque-là a organisé un truc pareil ?
Personne, je crois.
La Vallée de Suse apparaît comme une autre planète. En réalité, c’est toujours la nôtre, sauf que là, le temps court plus vite, parce qu’une vraie lutte – une lutte radicale et enracinée dans les âmes et dans le territoire – ne peut qu’accélérer et anticiper toute dynamique.
Et de fait. Après chaque phase de crise, la vallée est toujours la première à frapper. A frapper le grand coup.
Encore une fois la lutte No Tav nous enseigne que les risques doivent être courus, quand il s’agit de vivre. Avec la fausse utopie – aussi trompeuse que réactionnaire – du risque zéro, simplement, on cesse de vivre.
Et alors, merci, Vallée de Suse. Merci, camarades No Tav. Merci pur tout. Je rentre à Bologne revivifié, plein d’énergies, conscient qu’il est possible de sortir de l’hibernation, de faire un pas au-delà.
Quiconque voudrait faire ce pas mais n’en trouve pas encore le courage, eh bien, il le trouvera, peut-être avec l’exemple de la vallée et l’aide de toutes et tous.
Et qui ne veut pas le faire et peut-être dénigre qui le fait ? Bah, il ou elle ne sait pas ce qu’il ou elle perd. En revanche, nous, nous ne perdons rien.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :