Cet article a d’abord paru en anglais chez nos amis de Ill Will. Étant donné sa longueur et son intérêt, nous l’avons divisé en deux parties, la seconde sera publiée la semaine prochaine.
L’argument principal peut être résumé en quatre propositions :
1. Aujourd’hui l’émergence d’une insurrection repose moins sur l’agrégation et la consolidation d’identités directrices [leading identities] que sur la circulation de pratiques et de gestes conducteurs [leading gestures].
2. Le soulèvement de l’été dernier n’a pas débuté par une campagne abolitionniste centrée sur des réformes politiques, mais par la contagion d’un désir démolitioniste qui a pris pour cible les commissariats, les véhicules de police et les palais de justice. Malgré le fait d’avoir initié une pratique directrice dans l’incendie du Third Precinct [le troisième commissariat de Minneapolis], le mouvement n’a pas été en mesure de la prolonger.
3. La contre-insurrection ne s’est pas uniquement caractérisée par l’usage de manœuvres externes pour défaire le mouvement. Pour mieux gérer et pacifier, elle a aussi canalisé les formes sauvages et décivilisantes de trahison raciale [2], de révolte et de communication vers le cadre de pensée déjà connu du « mouvement social ».
4. La capacité offensive du mouvement réel, l’été dernier, opérait selon deux modes distincts, l’émeute politique et la casse. Leur extériorité réciproque a limité la puissance de l’insurrection. Pour briser ce dispositif, il faudrait que le besoin de créer des lieux de vie collective ne s’inscrive pas uniquement dans le cadre de l’émeute politique, et que l’intelligence logistique ne se restreigne pas au pillage des magasins. Toutefois, cette tâche implique un saut qualitatif et non simplement quantitatif qui ne connaît pas de stratégie linéaire.
Sujets leaders/Gestes conducteurs
Il y a quelques années, après avoir été les témoins directs de l’irruption insurrectionnelle des Gilets Jaunes en France, Paul Torino et moi-même avons commencé à nous demander s’il n’était pas plus probable qu’une insurrection capable de suspendre l’ordre dominant n’obéisse pas aux logiques classiques du mouvement social mais relève plutôt d’une logique mémétique. Nous avons établi, dans un article écrit à cette époque, une opposition entre les mouvements sociaux classiques et ce que nous avons appelé les mèmes-avec-force [memes-with-force] et qui désigne tout conflit réel qui s’agence de manière mémétique en suivant une contagion de gestes.
« Le paradigme du mouvement social désigne un processus par lequel des groupes s’organisent autour de l’expérience particulière qu’ils ont pu avoir avec les institutions sociales (ou autour du vécu particulier de l’oppression, comme dans le cas de la nouvelle gauche [3]), travaillent pour faire avancer les intérêts de leurs membres respectifs, et se lient à d’autres groupes institutionnels en cours de route. Des comités d’action ouvriers-étudiants de Mai 68 à l’alliance manquée entre les travailleurs SNCF et les occupations d’universités cinquante ans plus tard, ce modèle trotskiste d’organisation continue d’exercer une influence durable sur la capacité à imaginer l’intensification de la contestation [4] ».
Parce qu’ils fondent leur stratégie sur un « dialogue » avec le pouvoir, les mouvements sociaux sont forcés d’accepter et d’agir à l’intérieur d’un certain cadre de vérité, ce qui permet facilement aux élites dirigeantes de les désamorcer, de les enrayer et de les affaiblir (comme nous le verrons plus loin). En revanche, les Gilets Jaunes nous ont montré que les conflits issus d’activités mémétiques sont beaucoup plus difficiles à contenir, car ils ont le pouvoir d’ouvrir un vortex qui invite des cercles de plus en plus larges à s’y engager et à devenir inventifs. Les expériences mémétiques de grande ampleur pourraient-elles (avec beaucoup de tact et un peu de chance) dégénérer en de véritables crises pour la classe dirigeante ? Pourraient-elles ouvrir la voie à des expériences à grande échelle de partage non économique et d’auto-organisation ? Le mème serait-il, pour notre époque, le moyen de déclencher des insurrections ?
Lorsque nous parlons de mèmes-avec-force, nous ne faisons pas référence aux mèmes numériques qui servent de propagande pour promouvoir des idéologies radicales, mais à des mouvements qui se propagent comme mèmes. En bref, nous affirmons que la force supposée des mouvements sociaux constitue en fait une limite du point de vue de l’insurrection. Les mouvements sociaux se rattachent à des sujets institutionnels, ce qui signifie qu’ils sont censés trouver leur origine dans des expériences partagées de souffrances que l’on peut éprouver lorsque nous sommes aux prises avec des institutions. Ces souffrances peuvent provenir de l’intérieur d’une institution, comme l’université dans le cas des étudiants, l’usine pour les travailleurs, ou encore du fait d’en être exclu, comme lorsque l’État refuse de donner des papiers aux immigrants, que des jeunes font l’expérience d’une police raciste, etc. Les mouvements sociaux ont du sens s’il s’agit d’essayer de rectifier ou d’améliorer une institution puisqu’ils sont conçus comme une négociation entre inférieurs et supérieurs, ou entre bénéficiaires et prestataires de services. Mais que faire si l’on veut renverser la société capitaliste ? Selon la mythologie de la gauche, le potentiel révolutionnaire des mouvements sociaux dépend de ce qu’on appelle la « convergence des luttes », moment souvent invoqué mais rarement atteint dans lequel différentes luttes se rejoindraient soudainement en une force de combat commune grâce à la « solidarité ». Si la gauche états-unienne a renoncé depuis des décennies à formuler une stratégie susceptible de produire de la rupture révolutionnaire, la gauche « intersectionnelle » d’aujourd’hui reste pourtant sous-tendue implicitement par cette logique de convergence. Malheureusement, de telles convergences ne fonctionnent jamais : les innombrables séparations sociales, les « intérêts » étroitement circonscrits et les hiérarchies déniées sont inhérents aux mouvements sociaux et garants de ce que chacun reste à sa place ; et qu’il n’y ait rien d’autre à espérer que des victoires défensives. et intégrées dès le départ dans les mouvements sociaux, garantissent que chacun reste à sa place et empêche d’espérer autre chose que des victoires défensives. Avec son cycle d’expansion-récession dépressif, le modèle classique du mouvement social absorbe et épuise, année après année, les énergies nouvelles et radicales ; il n’a pour finalité que d’escamoter, sous un cynisme démoralisant, les réelles possibilités révolutionnaires de notre temps.
Le mème nous intéresse parce qu’il offre la possibilité de surmonter ou de contourner ce problème. Son caractère intrinsèquement viral permet de coordonner et de réunir la rage et la colère de toute sorte de personnes sans qu’elles ne soient canalisées par des institutions.
Soyons clairs dès le départ : il n’est pas question de nier ou d’éviter les contradictions sociales. Il n’échappe à personne que la domination de classe et l’abjection raciale sont à la source de la logique de la souffrance sur cette terre. Mais comment se compose un soulèvement contre l’exploitation et l’infamie ?
La rationalité politique dominante nous a appris à croire que le destin des soulèvements dépend de l’identité des acteurs impliqués (étudiants, Noirs, femmes, ouvriers, migrants, etc.), car c’est ce qui détermine la radicalité des « revendications » que le mouvement peut imaginer formuler, ainsi que les concessions permettant sa pacification. Par conséquent (en suivant ce raisonnement), la lutte ne peut espérer être victorieuse qu’à la condition d’être menée par ceux dont les revendications sont tellement radicales que le système ne pourra pas y répondre. Le problème de la composition apparaît donc, dans cette perspective, comme réductible au contenu social des luttes. Qui mène la lutte ? Qui est aux commandes ? Quelles revendications ont été privilégiées ? Les militants de la classe moyenne ont-ils récupéré le mouvement ? Les personnes qui auraient dû rejoindre le mouvement du fait de leur position sociale ont-ils fini par se tenir à l’écart, et si oui, comment l’expliquer ? La plupart des analyses de l’été dernier se sont concentrées sur l’identité de classe et de race des participants, alors qu’en comparaison, la grammaire de l’action qui a traversé le mouvement a été bien moins prise en compte.
Mais qu’en serait-il si nous déplacions un instant notre attention de l’identité des protagonistes et de leurs « intentions » vers les pratiques du mouvement ? Et si la condition préalable à une révolution ne dépendait plus aujourd’hui d’une autorité sociale et du potentiel unificateur d’une « identité directrice »[leading identity] (la classe ouvrière, les subalternes, les lumpens, les autochtones, les Noirs, etc.), mais se trouvait plutôt dans la contagion et la ramification des gestes conducteurs [5] ?
Si les groupes sociaux tiraient autrefois leur légitimité à diriger les luttes de revendications historiques et morales, les gestes, aujourd’hui, ne « dirigent » pas de la même manière. Un geste dirige en (1) étant copié et imité, en accumulant des occasions de répétition ; (2) en réorganisant de force le champ d’intelligibilité dans lequel il s’insère, en changeant les coordonnés du problème, de sorte que les pratiques voisines doivent être repensées et réorganisées en réponse à ce geste, même si ce n’est que temporairement ; (3) parce qu’il favorise d’autres interventions autour de lui, il « par[t], fui[t], mais en faisant fuir [6] ».
Le propre du geste conducteur est d’accueillir et de transporter l’indignation, l’agressivité et la joie féroce d’une multitude d’antagonistes singuliers. On peut mesurer la réussite d’un acte décisif à sa cohésion, à sa résonance et à sa contagion.
Des camionneurs en colère contre les réglementations en matière de surveillance s’organisent en autonomie via des groupes Facebook et bloquent les autoroutes et les centres-villes avec leurs opérations escargots [7]. Non seulement d’autres camionneurs s’emparent rapidement de ce geste, mais ils sont bientôt rejoints par des habitants qui viennent avec leur véhicules et leurs propres raisons, jusqu’à déborder entièrement les camionneurs. Tout cela forme des convois de véhicules qui sillonnent les centres-villes…
Des policiers sont filmés en train de se faire copieusement asperger [8] par une foule d’adolescents en furie alors qu’ils tentent de disperser une bataille de pistolets à eau. En l’espace de quelques jours, des foules de jeunes traquent et arrosent des policiers à travers deux états...
[Au chili], en réaction à la hausse des tarifs des transports en commun, des adolescents organisent un jeu subversif appelé « Évasion massive » [9] qu’ils diffusent largement sur les réseaux sociaux. Ce jeu transforme une forme de subversion quotidienne et individuelle (ne pas payer le train) en un geste collectif que d’autres groupes peuvent s’approprier. La répression du jeu ne fait qu’accentuer sa propagation, entraînant une séquence insurrectionnelle encore inachevée à ce jour [10]…
De même qu’il est absurde de parler de « révolutionnaires » en dehors des révolutions, les gestes ne sont libérateurs qu’en fonction de la situation dans laquelle ils apparaissent. Ce qui compte, c’est l’espace de jeu qu’ils ouvrent, la manière dont ils invitent à des réponses autonomes chez n’importe qui (« Yes, and... » [11]), ce qui compte, ce sont les expériences qui se développent au fur et à mesure que de nouvelles personnes s’y engouffrent. La marque du mème-avec-force, c’est qu’avant qu’on se rende compte qu’il se passe quelque chose, des milliers de personnes se sentent soudainement autorisées à prendre des initiatives et commencent à attaquer la source de leur souffrance depuis l’endroit où elles se trouvent.
Le mouvement Occupy de 2011 comme celui contre la loi Travail de 2016 en France (et son cortège de tête [12]) se sont combinés avec un ensemble de gestes mémétiques à la grammaire conventionnelle de la gauche et des mouvements sociaux [13]. Toutefois, la première révolte de grande ampleur qui a éclaté selon une logique entièrement mémétique a été le mouvement des Gilets Jaunes en France. Là, le geste qui a permis à chacun de se placer sur un plan commun a été d’« enfiler un gilet ». Si les mèmes peuvent circuler au-delà des frontières, qu’elles soient institutionnelles ou nationales, ce n’est pas parce qu’ils seraient d’une certaine manière « universels ». Au contraire, on s’empare toujours des mèmes pour des raisons locales, même si celles-ci résonnent avec des formes plus larges de violence sociale (austérité, atomisation, abjection, etc.). Contrairement aux organisations politiques qui génèrent de la cohérence en traduisant des expériences de violence singulières en idéologies partagées, on peut enfiler un gilet jaune, se présenter à un rond-point et conserver sa singularité. L’appartenance à une organisation politique se fait parce qu’on y adhère, mais pour se joindre aux gestes, il suffit de les répéter et d’y introduire des variations. Cependant, la différence ne concerne pas seulement « l’appartenance » et la façon d’appartenir, mais aussi la manière de se battre. Alors que le mouvement social à tendance à exprimer le conflit selon les revendications qu’il adresse à une institution (frais de scolarité, salaires, papiers, etc.) un mème-avec-force ne s’accompagne pas d’un ensemble de revendications pré-établies, pas plus qu’il ne soit nécessaire d’appartenir à un certain groupe social pour y prendre part. Puisqu’ils nécessitent peu de préliminaires, de prérequis ou de conditions préalables, les mèmes permettent aux individus de se côtoyer tout en préservant les raisons pour lesquelles ils combattent et nous invitent ainsi à compter sur notre capacité singulière à évaluer la situation. Ces particularités présentent l’avantage de permettre aux mouvements mémétiques de tirer parti des formes de vie antépolitiques [14] auxquelles chacun d’entre nous participe déjà : on peut penser aux hooligans et aux ultras qui ont pris part au soulèvement du parc Gezi en Turquie, aux réseaux d’entraide et aux centres autonomes qui ont approvisionné les rangs des frontliners, ou encore aux clubs de motards et aux pilotes acrobates dont les moteurs vrombissant sont devenus une caractéristique sensorielle permanente du soulèvement George Floyd. Lorsque les conflits éclatent, ces formes de vie antépolitiques acquièrent soudainement un potentiel inédit, elles se plient, s’entrecroisent et s’entrelacent comme autant d’éclats de lumière à travers le kaléidoscope de l’événement ; elles jettent de l’huile sur le feu. Lorsque des forces de combat se combinent de cette manière, elles peuvent croître et se multiplier suivant des chemins qui collent au contexte réel de la situation, sans s’appuyer sur des rituels passéistes légués par la gauche institutionnelle. Et comme il n’existe aucun sujet défini que l’on pourrait amadouer ou acheter pour apaiser le conflit, aucune fin des hostilités ne peut être contenue à l’avance dans le mouvement [15]. Si les antagonismes mémétiques rencontrent toujours une limite dans la réalité, ils sont, au niveau formel, illimités puisqu’ils n’envisagent pas d’horizon de réconciliation.
Ce lien étroit entre mèmes et formes antépolitiques garantit
que la politique reste connectée à notre vie quotidienne intime, dont elle fait également une arme. En même temps, les mèmes seront par nature arrachés à leur contexte et à leurs créateurs, puisque n’importe qui peut les prendre et changer leur orientation [16]. La mémétique se loge dans ce tenseur entre intimité et anonymat, entre banalité et contagion : son locus, c’est le point de bascule où la vie devient combat, où des pratiques et des cultures apolitiques comme chanter « Baby Shark [17] » pour rassurer un gamin angoissé, sauter les tourniquets du métro [18] ou manifester avec des parapluies à Hong Kong [19] deviennent soudain magnétiques et se retrouvent incorporées comme les pièces d’une machine dans une formation de combat. Le vrai secret, celui que l’idéologie occidentale s’est toujours efforcée de dissimuler, c’est qu’il n’y a pas de séparation entre la « politique » et la « vie ». Il n’y a qu’une seule surface plane (l’expérience, la vie quotidienne) articulée selon différentes grammaires de la souffrance et peuplée d’innombrables formes antépolitiques atteignant ici et là un seuil d’intensité qui les polarise, souvent (mais pas toujours) au contact d’événements plus vastes [20]. Ce qui importe, c’est d’identifier, dans telle ou telle situation, comment des conflits aimantent des pratiques non reconnues, inappropriées, anonymes, issues de la vie quotidienne et quelle portée potentielle chacune de ces pratiques peut encore renfermer.
Il est certes difficile d’imaginer qu’aujourd’hui, une insurrection aux États-Unis puisse prendre la forme d’un regroupement discipliné de groupes sociaux minoritaires – comme par exemple des foules qui se cristalliseraient en « classes » en prenant appui sur la solidarité, ou des militants racialisés qui formeraient de nouveaux groupes combatifs et séparatistes [21]. Par contre, il est bien plus facile d’imaginer que des actions se propagent, répondant intelligemment à leur situation, et s’intensifiant dans de grandes expériences de partage communiste à différents niveaux. Que ces expériences puissent approcher l’horizon de l’insurrection dépendra du fait qu’elles donnent suffisamment de puissance d’un point de vue matériel et éthique pour que des millions de personnes finissent par ne plus désirer de retourner à la vie normale et à l’économie bourgeoise.
S’il n’y a rien de mal à prêter attention voire à participer à des mouvements sociaux organisés autour de revendications institutionnelles ou qui portent sur la reconnaissance des identités, nous ne devons pas pour autant y voir le terrain d’une victoire à part entière, mais le laboratoire de nouveaux mèmes-avec-force. Dans cette optique, les insurgés ont pour objectif de propager les mèmes à travers les mouvements sociaux, comme on implanterait un virus sur un serveur ennemi. Le black bloc était un de ces virus. Les convois de voitures en étaient un autre. Un troisième, l’occupation de places (une tactique qui tend aujourd’hui à s’épuiser, du moins en Amérique du Nord). Quelles formes d’action constituent la pointe de ce qui est pensable aujourd’hui ? Quels gestes mineurs ont déjà émergé, mais ont manqué l’occasion de se répandre ?
Ouvrez le vortex, multipliez le mème jusqu’à le rendre ingouvernable [22]. Répétez, développez, inventez. Faites votre possible pour vous assurer que le mouvement reste accueillant, ouvert et qu’il puisse s’étendre à de nouvelles personnes. Essayez d’empêcher qu’une idéologie ne devienne hégémonique – et pas simplement les idéologies d’extrême-droite, mais aussi celles d’extrême-gauche [23]. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons créer des conditions favorables pour que des expériences à grande échelle où la vie ne sera plus soumise à la loi de l’argent, du calcul et de l’abjection raciale émergent.
Le parti, ce n’est pas ses fins mais ses gestes. Il n’est que ce qu’il fait. Et – comme la substance chez Spinoza – il va toujours aussi loin qu’il peut.
Démolition/Abolition
La première phase du soulèvement George Floyd était qualitativement différente du mouvement social orienté-réforme qui fit tout son possible pour le supplanter. La foule, grâce à une intuition pratique et spontanée, a répondu avec une grande logique aux forces qui ont assassiné George Floyd : repousser la police, saboter ses bases, couler sa flotte. Détruire les lieux qui à partir desquels leur violence est organisée (commissariats, annexes, palais de justice), détruire aussi les voitures et les fourgons qui permettent sa circulation. Contrairement aux campagnes abolitionnistes qui visent à « définancer » les services de police [defund the police] ou (dans leur version la plus faible) à encadrer les services de police à l’aide de « civilian review boards [24] » (un cadre discursif et dialogique, basé sur la revendication et qui laisse l’initiative à l’État) le démolitionnisme vise à écraser matériellement les organes du pouvoir de l’État, à ce qu’il devienne impossible, socialement et logistiquement, que la police et les tribunaux prétendent pouvoir gouverner. En bref, à rendre la situation ingouvernable, et que ceci soit flagrant aux yeux de tous. C’est la pratique démolitionniste qui a brûlé le Third Precinct, pas la politique abolitionniste. Et que dire des centaines de commerces pillés qui ont ponctué ce coup d’éclat historique ? Il est important de rappeler que le pillage n’est pas simplement une attaque contre la forme marchandise, ni juste une forme de consumérisme illégal. C’est aussi le moyen le plus direct que détient la foule pour concrétiser, exposer et ressentir le pouvoir qu’elle a arraché à l’État et à sa police, le moyen le plus direct de rendre ce pouvoir réel, de le réaliser. Aucune autre pratique ne confirme plus directement l’absence de contrôle policier sur un territoire, la suspension et l’inopérabilité de la loi que le pillage [25].

Que l’incendie d’un commissariat se soit révélé être un mème, tout le monde a pu s’en rendre compte pendant les premiers jours de la révolte. À peine le Third Precinct de Minneapolis commençait-il à brûler qu’une foule de personnes essayait d’en incendier un autre. À Brooklyn [26], Reno [27], Portland [28] notamment, on a pu voir des tentatives similaires. Le 29 mai 2020 à Minneapolis, une bataille féroce a eu lieu pour s’en prendre au Fifth Precinct. Comme ce fut le cas pour le Third, les policiers sont montés sur le toit, ont lancé des grenades assourdissantes et ont tiré des balles en caoutchouc pour forcer les contestataires à rester à distance. La foule avait bien l’intention de renouveler le succès des jours précédents. En témoignent non seulement l’incendie d’une s et de bâtiments gouvernementaux qui se trouvaient de l’autre côté de la rue et le long du pâté de maisons, mais aussi tout bonnement les cocktails Molotov lancés littéralement sur les murs extérieurs du commissariat. Il sera difficile d’en être certain, mais il est fort probable que le cinquième commissariat ait en fait été évacué pendant les affrontements : les policiers ont bloqué le passage et repoussé la foule dans un centre commercial voisin sous un déferlement de gaz et de grenades assourdissantes. La foule a courageusement tenté une dernière avancée vers le commissariat, mais au final, elle n’a pas pu rompre les rangs de la police avant l’intervention de la Garde nationale. L’attaque d’un second commissariat a été menée mais perdue. L’oeuvre logique du mouvement ne pouvait être continuée.
Une nouvelle occasion décisive de poursuivre le mème fut Seatlle. Si après le retrait de la police, certains éléments ont incité la foule à brûler le commissariat, des fantasmes paranoïaques combinés à des décisions forcées et arbitraires (destruction ou occupation, etc.) ont néanmoins fini par les en dissuader. Résultat, retour à la tactique d’occupation familière à la gauche , la même qui était popularisée par Occupy ou plus récemment par les manifestations anti-ICE [29] [30]. Seattle n’étant pas parvenu à reproduire le mème de l’incendie de commissariats, la première phase de la rébellion prenait fin. D’autres villes ont manqué de peu cette occasion : de brefs incendies ont eu lieux dans les palais de justice de Oakland, Portland, Nashville et Seattle, ou encore dans les bâtiments en construction d’un nouveau centre de détention pour jeunes à Seattle, mais aucune d’entre elles ne s’est s’élevée au niveau de Minneapolis [31]. Il a fallu attendre les révoltes en Colombie [32] et au Nigeria [33] pour que l’attaque contre l’infrastructure policière au Minnesota soit reproduite mémétiquement avec succès, et que le niveau soit ainsi relevé.
D’autres l’ont déjà remarqué [34] : l’équilibre entre le sens et le geste est dynamique et fluide. Dans certaines luttes, les slogans, les idées et la pensée ne sont pas à la hauteur des tactiques et des gestes dans lesquels nous nous engageons, et nous nous retrouvons à exiger des choses que nous possédons déjà, ou à formuler les choses dans des termes ou par des oppositions que le mouvement a déjà dépassées au niveau pratique. D’autres fois, la pensée prend de l’avance sur le répertoire tactique, de sorte que tout effort pour élaborer une pratique appropriée à l’orientation émotionnelle de la conflictualité et aux idées des gens semble ne pas être à la hauteur. Quand le soulèvement George Floyd a cessé de développer son mème central, le manque de perspectives a permis à ce qu’un dispositif de mouvement social se greffe à la confusion et redessine les enjeux du conflit [35].
Adrian Wohlleben, mai 2021.