Mayotte, l’impossibilité d’une île

Dénètem Touam Bona

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

Alors que l’opération Wuambushu se poursuit à Mayotte, l’écrivain et philosophe Dénètem Touam Bona nous a confié ce texte éclairant et important pour comprendre et saisir les évènements en cours. Il est issu de son recueil Fugitive, where are you running ?. Bonne lecture.

L’île n’est pas un endroit isolé, toute île fait partie d’un archipel,
Edouard Glissant.

« Sept migrants clandestins se sont noyés dans le naufrage de la barque de pêche qui les transportait, juste en arrivant dans le lagon de Mayotte, a annoncé aujourd’hui la préfecture. [1] » Un fait divers parmi d’autres, coincé entre le cambriolage d’une maison et la sortie de route d’un camion. On s’habitue à tout, y compris au retour cyclique des morts à l’heure du petit déjeuner. « Inch Allah ! » …, on continue à écouter distraitement la radio tout en avalant le reste de sa tasse de café. Comme si ces sept morts ne comptaient pas, pas plus que tous ceux qui les ont précédés sous les eaux, et qui se comptent par milliers [2]. Mayotte reste aujourd’hui encore dans l’angle mort de la France : un territoire absent des rayons des librairies, des écrans de cinéma et de télévision, des préoccupations et de l’imaginaire de l’Hexagone. Loin des yeux, loin du cœur... La mécanique coloniale opère à Mayotte sur le mode d’une censure tectonique qui scinde, partitionne, rature un paysage archipélique – celui des Comores – avant de se réfracter dans le psychisme du « Mahorais », et d’en faire son propre ennemi.

« Cédez à la tentation de Mayotte… »

Si Mayotte est si méconnue en France, c’est sans doute parce que le « Mahorais », en tant que spécimen humain distinct du « Comorien », n’existe pas encore ; il est en cours de modelage, à partir d’images, de récits, d’une réécriture de l’histoire, visant à mettre en scène et à faire exister aux yeux du monde un « peuple mahorais ». De quoi justifier la partition de l’archipel des Comores au profit de la France. Dans les salons internationaux du tourisme, des hôtesses mahoraises souhaitent karibu aux Tour operators et clients potentiels. Leurs dépliants invitent à l’exotisme : « Cédez à la tentation de Mayotte, l’île aux parfums, l’île aux makis… Son lagon offre une aire où dauphins, baleines et tortues marines aiment à voguer. Venez aussi à la rencontre de la population autochtone : les Mahorais ont l’âme gaie, tout y est encore authentique ». L’« autochtone » des guides touristiques, c’est la nouvelle figure du « bon sauvage » : un être doux et spontané, à peine entré dans l’histoire. L’accession du « Mahorais » au statut de Français « domisé » procède d’une « naturalisation » de ce dernier, d’une réduction à la nature. Dans les agences de pub et les bureaux d’étude de Mamoudzou ou de Paris, des « Métros » s’attachent à retravailler l’image, le design, le packaging de Mayotte. Il s’agit de définir cette île, non pas à partir d’une culture qui, de fait, est archipélique, mais à partir d’une nature présentée comme édénique. Une nature hors du temps, car désancrée de l’histoire millénaire d’une civilisation du boutre (voilier traditionnel arabe acclimaté par les habitants de l’archipel). La promotion d’une « Mayotte île au lagon » contribue au raturage et à la mise en clandestinité du reste de l’archipel. Le choix du logo de la nouvelle compagnie aérienne mahoraise « EWA », la « passe en S » (long couloir sinueux à travers la barrière de corail), est de ce point de vue tout à fait révélateur : c’est le spot préféré des plongeurs wazungu (les « Métros »), qui représentera, désormais, toute une île. Ce « S » n’est pas un symbole, mais une marque visant à assurer un copyright français sur un espace expurgé de son histoire et de sa culture : un label censé garantir la qualité d’un produit du tourisme globalisé.

Le tableau serait idyllique s’il n’y avait hélas toutes ces créatures exogènes à l’écosystème du lagon : les « kwasa kwasa ». Ça sonne à l’oreille comme une des dix plaies qui s’abattirent sur l’Egypte pour forcer Pharaon à libérer le peuple de Moïse : les invasions de grenouilles, de sauterelles, de mouches et surtout les eaux du fleuve changées en sang. Ces embarcations de « migrants » en provenance d’Anjouan ont beau être arraisonnées par la marine française, sombrer dans les eaux profondes, dériver à l’aveugle dans le canal du Mozambique, rougir les eaux du lagon par leur fracas, toujours de nouvelles vagues de « kwasa » ressuscitent et repartent à l’assaut de l’« Eldorado ». Echapper aux vedettes de la PAF (Police de l’Air et des Frontières), de la gendarmerie et des douanes, aux patrouilleurs, aux hélicoptères et aux stations radars dernier cri de la Marine nationale, échapper à toute cette armada exige de prendre des risques : naviguer la nuit, sans lumière, couper parfois les moteurs, braver les bourrasques et la brume ; « Inch Allah », on joue son destin à la roulette russe. « La pirogue s’est renversée sur un récif, près de la côte de Kani-Keli. Neuf personnes ont trouvé la mort, dont cinq nourrissons », les dépêches se suivent et se ressemblent, lézardant toujours davantage le rêve d’une Mayotte vierge et innocente.

Les navigateurs arabes baptisèrent cette île « al mawt », « la mort », en raison des innombrables naufrages de navires occasionnés par la redoutable ceinture de corail protégeant l’île. Aujourd’hui, ces récifs aiguisés se doublent d’une frontière invisible d’autant plus efficace qu’elle est virtuelle. Une zone de contrôle en temps réel – extensible à volonté grâce au couplage des forces navales et des technologies de repérage (radars, imagerie satellitaire) – qui fait de Mayotte une réserve naturelle high-tech dédiée à la protection des espèces autochtones. Aussi la protection du « droit à la vie » des uns (les nationaux) expose-t-elle à la mort les autres (les étrangers).

« Mayotte Channel Gateway »

A Mayotte, le port de Longoni se niche dans une baie ample et majestueuse délimitée par les entrelacs de la mangrove, les collines verdoyantes de la pointe nord et la ceinture invisible des récifs coralliens. Depuis toujours, la baie de Longoni offre un refuge aux navires de passage. « Ulingoni », cette racine bantoue désigne le « lieu d’escale » et nous renvoie donc à l’histoire précoloniale de Mayotte, à cette circulation millénaire des boutres et des pirogues à balanciers d’où est née non seulement la société archipélique des Comores mais aussi ce qu’on appelle la civilisation « swahili » (de l’arabe « swahil », « rives ») : un maillage de cités-Etats – Lamu, Zanzibar, Mogadiscio, etc. – qui jalonnaient les rives de l’Afrique de l’est et qui constituaient autant d’étapes sur la route de la péninsule arabique, de l’Inde, de la Chine, ou encore de la Malaisie. C’est à cette Afrique swahili, au cœur de la 1re globalisation marchande et culturelle de l’Océan indien – le système-monde afro-asiatique dont l’Europe n’était alors qu’une périphérie –, qu’étaient intégrés les ports de l’archipel des Comores et du nord-ouest de Madagascar. A l’image des sociétés caribéennes, les mondes swahilis sont nés eux aussi de l’imprévisible, de la fécondation réciproque d’éléments culturels et de peuples infiniment divers : des Somalis, des Bantous, des Perses, des Yéménites, des Austronésiens, des Portugais, des réfugiés de toutes sortes – tous acteurs d’une archipélisation créatrice.

En 2013, Longoni a été rebaptisé « Mayotte Channel Gateway » : ce n’est plus un port mais un « Hub », une plateforme logistique. Ce dispositif achève le processus de « containeurisation » de la vie mahoraise : qu’un porte-container ou un supertanker arrive en retard et c’est la panique, la hantise de la pénurie, des files indiennes interminables se forment devant les autels de la modernité que sont la station d’essence et le supermarché. Avec la départementalisation, et l’accroissement exponentielle des importations qu’elle suppose, au mur du visa Balladur s’ajoute à présent le murmure assourdissant de la marchandise : je ne me rapporte au monde que dans la mesure où je peux le consommer. La création à Mayotte d’un îlot de prospérité fictif aboutit nécessairement au renforcement de la partition de l’archipel, au durcissement de la frontière, à l’hémorragie des forces vives des autres îles au profit de l’Eldorado mahorais, et donc au rejet croissant de ceux, les « Comoriens », qui menacent nos privilèges de consommateur français. Une des premières « censures » auxquelles on est confronté à Mayotte est cette faille géologique paradoxale qui sépare le 101e département de son arrière-pays – le Canal du Mozambique –, une faille qui s’élargit au fur et à mesure de son intégration aux circuits marchands français : « Le monde est ici comptabilisé en containers, il n’est que cela, et c’est peut-être le meilleur des filtres possibles. » [3] Les 4×4, les berlines, les écrans plasma, les packs de bières…, tout arrive par Longoni ; cordon ombilical magique qui lie Mayotte à la Métropole tout en la déliant de tous les liens familiaux, culturels, historiques qui la rattachent depuis toujours aux autres îles. La mise sous DOM suppose toujours le rétrécissement de l’horizon et une « cartographie mutilée » : « Pour renforcer leur dépendance vis-à-vis de la France, l’Etat bloque les relations que les outre-mer entretiennent encore avec les pays voisins » (F. Vergès, Le ventre des femmes, p. 50).

Archive coloniale sur « l’unique archipel des Comores »

« Est-il raisonnable d’imaginer qu’une partie de l’archipel demeure indépendante et qu’une île (…) conserve un statut différent ? (…) Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores. »
C’est le 26 octobre 1974, à l’occasion d’une interview du Monde que Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République, fait cette déclaration. Deux mois plus tard, lors d’une première consultation référendaire, 93% de la population du Territoire d’Outre-mer des Comores – comprenant les îles de Ngazidja, Mohéli, Anjouan et Mayotte – se prononce pour l’indépendance. Mais en juin 1975, sous la pression de différents lobbys (élite mahoraise, Action française, pressions américaines liées à la guerre froide, etc.), le gouvernement français opère un revirement radical et décide la tenue d’une nouvelle consultation (île par île, en violation du droit international) qui, en février 1976, donnera un semblant de légitimité au rattachement de Mayotte à la France. L’ONU et l’Union africaine n’ont jamais reconnu la souveraineté française sur cette île. Depuis 1960, l’ONU impose en effet aux anciennes puissances coloniales l’obligation juridique de respecter, lors du processus de décolonisation, l’intégrité territoriale des anciennes possessions.
Déclaration de Giscard en 1974 :https://soundcloud.com/muzdalifahouse/giscarddestaingsurmayotte

Au fur et à mesure que la partition de l’archipel se durcit [4], le terme « Mayotte » devient une coquille vide mais tranchante : une abstraction au sens fort puisqu’à présent on ne conçoit à travers ce mot qu’une scission, qu’un territoire abstrait de son arrière-pays – les autres îles et Madagascar. Ainsi Maore n’est plus que ciel et lagon, elle n’a plus ni archipel ni continent. Combien de fois entend-on dans la bouche de « Mahorais » ou de « Métros » l’expression « Mayotte, c’est pas l’Afrique, c’est la France ! » Il faut dire que « les Mahorais ne connaissent pas leur histoire, c’est toujours Nos ancêtres les Gaulois qu’on apprend ici. Ils n’ont donc plus aucune assise historique, ils ne savent pas ce qui les lie aux autres Comoriens, aux Malgaches, à l’Afrique. Comment voulez-vous que ces gens s’émeuvent du sort de leurs voisins. C’est une population qu’on a amputée de son horizon, à laquelle on a enlevée toute vision, que ce soit dans le temps ou dans l’espace. Ne regardez que dans votre assiette, votez et taisez-vous ! Voilà ce que leur inculquent nos élus… » explique Ali Hafidou, un membre du collectif mahorais Suluhu (« réconciliation »). Nous avons donc affaire à une île flottante, une plateforme offshore, une biosphère autarcique que l’on voudrait parfaitement étanche, sans fissure ni infiltration.

« Vu l’importance du flux migratoire, de nombreux morts sont à déplorer dans les eaux de Mayotte », explique un présentateur TV. Mais un « flux migratoire » n’a pas de visage, il ne meurt pas, alors pourquoi devrais-je m’émouvoir ? Par l’abstraction de l’humain qu’il opère, l’emploi de ce type d’expression constitue le meilleur moyen de censurer nos émotions envers nos prochains. Les euphémismes, les mots-amalgames, la litanie des chiffres et des statistiques, toute une série d’éléments de discours permettent de construire la réalité sociale en fonction des intérêts des dominants, en occultant tout ce qui pourrait remettre en question la réalité simulée que ceux-ci tentent de nous imposer. Le cadrage d’une photo construit la perception de ce qui est photographié : les termes « étranger », « Français de Mayotte », « Comorien », « migrant », « département français », etc. forment un réseau souple et modulable qui, sournoisement, imposent un cadre à notre regard. Cette grille de perception en assignant à l’autre une identité infamante – celle du « clandestin » vivant forcément dans l’ombre du crime – nous enferme nous-mêmes dans une autochtonie fantasmée. C’est d’autant plus flagrant dans ces îles où le mot qui désigne l’étranger, « Mdjeni », renvoie d’abord à l’hospitalité que l’on offre au réfugié puisqu’il signifie « invité ». Et en effet, comme le rappellent l’auteur Soeuf Elbadawi et l’anthropologue Damir Ben Ali, cette terre faite de basalte et de souffre a été peuplée à l’origine par des vagues successives de réfugiés venant des horizons les plus divers (Bantous, Perses, Yéménites, Malais, Portugais, etc.), contraints de tramer ensemble leurs lignes de fuite autour d’un banquet : le cercle du shungu (racine bantoue : « riz fumant »).

« (…) les Comoriens de Mayotte ont pris coutume de penser ’Mayotte et les Comores’ et de voir la Réunion comme ’l’île sœur’. (…) Alors, les Comoriens se laissant définir par le regard et les catégories de l’extérieur se font les complices et les victimes consentantes de leur propre anéantissement. » [5]

Sous le dôme invisible de Mayotte, on entend encore l’appel des muezzins et les incantations des fundi wa madjinni (les maîtres des djinns), mais on y célèbre surtout le culte du cargo, ces rituels à travers lesquels les Mélanésiens tentaient de capter les richesses occidentales en imitant de leur mieux les gestes et postures des opérateurs radio, des capitaines au long cours, des « sorciers blancs ». Peau comorienne, masques français, le « Mahorais » se veut désormais « de souche », pas un de ces étrangers qui débarquent en kwassa de l’île lointaine d’Anjouan à… 70 km. Dans Le discours antillais, Glissant a parfaitement analysé la mécanique du DOM, la « domisation » : il s’agit de convertir des fonds publics – des subventions, des dotations, des salaires et primes de fonctionnaires, etc. – en bénéfices privés au profit d’abord des grands groupes français (Total, Bouygues, Casino, etc.) qui forment des oligopoles et s’entendent donc sur les prix ; d’où le problème récurrent de la « vie chère ». Dans la continuité de l’exclusif colonial institué par Colbert au 17e s., les DOM constituent donc des marchés captifs déguisés. Toute la puissance idéologique du système réside dans le fait qu’il se présente sous l’apparence d’un don de la France, transformant ainsi les « domisés » en éternels débiteurs d’un développement fictif et dévoyé.

Micro-fascisme tropical

Tel un mauvais djinn, un désir d’apartheid – le rêve pathogène d’une communauté homogène – possède Mayotte : une île asphyxiée par sa propre frontière où schizophrénie et paranoïa vont de pair, et où l’on chasse l’étranger, village après village, au plus profond de soi-même. La chasse à l’homme qui s’est déroulée de janvier à juillet 2016 n’a pas épargné les établissements scolaires où du jour au lendemain, sans prévenir, des élèves disparaissaient. On les retrouvait parfois sur la Place de la République de Mamoudzou, dormant à même le sol avec leur famille, sans même un bout de toile pour les protéger des intempéries et des regards agglutinés aux grilles de ce camp sans nom. Ce n’étaient pas des réfugiés mais les expulsés de la République : les bannis du « vivre ensemble ». Dans les écoles, un nouveau jeu fit son apparition, une répétition de ce qui se passait au dehors : « les gendarmes et les Anjouanais » ... Plus que jamais, « Mdzuani » (« Anjouanais ») cinglait l’air comme une insulte et laissait des traces indélébiles dans l’âme et le cœur vulnérables des enfants de Mayotte perçus comme tels, des « enfants maudits ». Depuis longtemps « Comorien » était devenu un terme cancérigène, un synonyme d’« étranger » et donc de « délinquant » : on ne le prononçait plus, on le crachait, surtout sur les ondes ! Comment s’étonner alors de voir un jour des milices pseudo-citoyennes sillonner les rues en quête d’habitations « comoriennes » à détruire ou piller…

De l’autre côté du miroir, par-delà les mirages du « migrant » et la soif d’exotisme du « mzungu » (« Métro »), les luxuriantes collines de Mayotte renferment une vaste garenne – une chasse à l’homme s’y déroule en permanence à ciel ouvert. L’humain poursuivi est le frère, le cousin, la grand-mère du « Mahorais » : il vient des autres îles de l’archipel des Comores. Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que la police partage désormais son monopole de la traque légitime avec des collectifs d’habitants aussi anonymes que les tracts nauséabonds que ces derniers propagent sur les réseaux et les murs du 101e département. « Mayotte asphyxiée », tel est le titre du tract téléchargeable depuis le 28 avril 2016 sur le site web de Kwezi [6] : « Une manifestation et une action d’expulsion pacifiques contre l’immigration clandestine aura lieu le dimanche 15 mai 2016. Point de départ : au plateau de Boueni, à 6 h, pour le tour de la commune. Suivi d’un grand Voulé [un barbecue festif]. » Qu’une opération de ce type ait pu avoir lieu, bien qu’elle ait été annoncée près de trois semaines à l’avance, en dit long sur la banalisation d’une certaine xénophobie et sur la complicité des médias, des élus, des autorités locales dans la prolifération, sur une grande partie de l’île, des exactions commises à l’égard des « Comoriens » : harcèlements, insultes, ratonnades, pillages et incendies d’habitations, menaces et intrusions chez des personnes hébergeant des « décasés », etc.

A chaque fois, ces « actions d’expulsion » prenaient la forme d’un sinistre charivari où les battements de casseroles le disputaient aux chants et aux hurlement vengeurs des bouenis (« femmes »). A Tsimkoura, là où tout a commencé en janvier, près de cent habitants procédèrent à une battue à travers leur commune et se vêtir « de rouge pour se reconnaître » (Flash info, 19 janvier), à défaut de pouvoir épingler une étoile jaune sur la poitrine d’un envahisseur « comorien » d’autant plus perfide qu’indiscernable de soi : un ennemi intérieur. Mais sans le climat d’impunité qui régnait à Mayotte, la chasse aux « Comoriens » n’aurait pu prendre de telles proportions, ce que ne cessait de dénoncer Maître Ghaem évoquant des « mairies qui accueillent ouvertement ces collectifs de villageois en leur sein, effectuant des photocopies pour leurs tracts, organisant autour des « décasages » des voulés festifs » (Journal de Mayotte, 5 juin). Comme l’analyse la Cimade, l’absence de réaction de la Gendarmerie et de la Préfecture « cautionne l’impunité de ces collectifs et leur offre la possibilité de développer ce type d’actions illégales et xénophobes » [7]. Ce qui était encore plus troublant, c’est qu’une partie des membres de ces milices ait été issue, selon une consultante qui a préféré garder l’anonymat, de « conseils citoyens » (Politique de la ville). Une division du travail « civique » se mit ainsi en place : à une fraction radicalisée de la population l’expulsion et le rabattage, à la Gendarmerie l’encadrement (sous prétexte d’éviter les affrontements), à la PAF (Police de l’Air et des Frontières) le contrôle des papiers et la rafle. Vu son efficacité, il se pourrait que le micro-fascisme tropical qui s’est expérimenté à Mayotte – cette communion entre une petite frange des « citoyens » et les forces de l’ordre dans la traque commune de l’« étranger » – fasse un jour retour en France métropolitaine...

Malaise dans le lagon

« Je suis née à Mayotte, d’une mère anjouanaise et d’un père mahorais. (…) Comme les villageois de ma commune n’aiment pas les « étrangers », surtout les « Anjouanais », j’ai longtemps eu honte de ma mère. J’avais honte de dire à mes amis que je suis anjouanaise par ma mère. Je leur cachais cette vérité, je ne voulais pas être rejetée à cause de cette origine-là. Je faisais semblant d’être heureuse avec cette vérité cachée au fond de mon cœur, mais je me sentais seule. Je n’osais pas me montrer en public avec ma mère. Quand elle me parlait devant les gens, je l’ignorais, comme si c’était une inconnue, une étrangère. » C’est à la lecture de ce texte, écrit par une de mes élèves, appelons-là Amina, que j’ai vraiment réalisé ce fait : les frontières ne partagent pas seulement les territoires mais aussi les âmes, les rendant souvent étrangères à elles-mêmes. Le constat de Fanon se vérifie : l’aliénation ne peut se comprendre à partir du seul psychisme de l’individu puisque c’est la situation (post)coloniale qui la génère.

Mais j’entends déjà des voix s’écrier : « Arrêtez avec votre histoire coloniale, tout ça c’est du passé ! … » Certes, il n’y a plus de travail forcé, de code de l’indigénat, ce qu’on exploite aujourd’hui dans les DOM (cf. Le discours antillais, Glissant) c’est la consommation, l’assistanat subventionné des « autochtones » : des populations rendues superflues dont le paysage est peu à peu transformé en réserve écologique. Aussi l’asphyxie qu’évoque les tracts appelant à la chasse aux « Comoriens » n’est-elle en fait que l’asphyxie d’une vie sociale, culturelle et économique qui peut de moins en moins se passer de l’assistance respiratoire de la « Mère-patrie » française. La domisation a donc pour effet non seulement de stériliser les initiatives, les productions, l’économie locale mais aussi d’évider le « domisé » qui, au fur et à mesure qu’il perd ses savoir-faire, se voit contraint pour garder un minimum d’estime de soi de se réfugier dans l’apparat et le « folklore ». C’est la phase ultime de l’assimilation, une colonisation parfaite puisque méconnue comme telle et désirée par le « néo-colonisé ». Dans cette mise sous dépendance intégrale – une tutelle aussi insidieuse qu’invisible et confortable –, il devient toujours plus difficile d’exprimer des différends à l’égard de la Métropole et de ses représentants. Se met alors en place un processus d’autocensure permanent alimenté par une peur primale de nourrisson : « Les élus mahorais ont peur des préfets qui les traitent comme des mendiants » (Mayotte en sous-France, Azihari). On ne saurait mordre en effet la main qui nous nourrit : trop peur de perdre ce qui nous a déjà perdu…

Le malaise de Mayotte s’enracine en partie dans le sentiment plus ou moins conscient de dépossession qu’éprouvent ses habitants vis-à-vis de leur propre image, de leur propre histoire et devenir. Ce malaise est bien plus profond que les mille et une difficultés économiques et sociales (chômage abyssal, système hospitalier et éducatif au bord de l’implosion, croissance exponentielle des cambriolages et agressions, 85% de la population sous le seuil de pauvreté) que rencontre ce territoire. Un malaise indicible, touchant au sentiment même de l’existence : « J’ai beau renier mes frères, j’ai beau cracher sur leur indépendance de merde, j’ai beau arborer le drapeau français et chanter la Marseillaise, je reste invisible aux yeux de la Mère-Patrie, au point qu’il m’arrive souvent de douter de ma propre réalité ». Mayotte souffre de ne pas être reconnue par la lointaine Métropole, alors même qu’elle ne veut plus se reconnaître dans ses îles sœurs.

La source première du mal-être à Mayotte réside ainsi dans le refoulement croissant de la « comorianité » de cette île. Un refoulement qui ne se produit pas seulement dans la psyché des individus, mais d’abord à travers des techniques policières de rafle, d’internement, d’expulsion. Aujourd’hui, plus que jamais, l’expulsion des « corps étrangers » est présentée comme le remède à tous les maux de la société mahoraise. Le problème avec le refoulé, c’est qu’il ne cesse de faire retour sous la forme d’une violence interne à l’individu qui refoule : somatisations, troubles du comportement, psychoses. Dans le cas de Mayotte, ce retour du refoulé s’exprime notamment dans la multitude toujours plus nombreuse des « mineurs isolés » : les enfants des rues et des bois, les enfants du rejet qui grandissent, la rage entre les dents, loin de leurs parents refoulés – des enfants voués à une citoyenneté impossible.

Swahilisation : la puissance archipélique des rivages

« cette nuit ils ont annoncé la mort d’un des miens
mon cousin happé par la vague broyé par les flots
Nous n’avons pas hurlé pas crié pas même jeté une larme
dans l’arrière-cour de l’enceinte familiale (…)
Le mutisme d’une mère au sortir du sortilège
Visage lacéré par le poids de la jactance officielle
sur les ondes d’une radio de quartier Un speaker égrenant le long chapelet des sinistrés (…)
Où sont terrés les pères de la nouvelle nation en gestation
la nouvelle est rude Quatre-vingt-dix-huit noms passés par-dessus bord Ils ont péri dans les flots (…)
Corps à corps de destins suspendus sur deux frêles embarcations de bric et de broc En provenance de Domoni Ils se sont éteints au terme d’une course effrénée entre les radars surexcités de la pointe nord et la flotille agitée des Soroda
j’ai dit que l’on me brûle et que l’on me livre cendre morte à l’ombre du ventre défait Comme ces restes d’homme qui par milliers se noient sous le lagon au crépuscule d’un matin sans brumes
Le déni de ce que nous avons un jour été nous habite en permanence »

Un dhikri pour nos morts. La rage entre les dents. Soeuf Elbadawi

Témoigner de l’innommable, c’est le premier acte d’une résistance politique parce que poétique : la première révolution est celle du verbe ! A cette « fable écrite de main de maître » – « cette histoire de migration sauvage en sa propre terre » –, l’artiste Soeuf Elbadawi riposte par les contre-sorts d’une poésie d’outre-tombe : Un dhikri pour nos morts. La rage entre les dents. Un texte qui rompt le non-dit sur tous ces mal-morts qui hantent Mayotte et les autres îles de l’archipel. L’histoire d’un homme fracassé qui enrage de ne pouvoir enterrer ses morts et contemple le lent naufrage d’un archipel. « Jusqu’à quand allons-nous regarder ceux qui s’enfoncent sous l’eau (…) sans rien opposer à l’Impensable » se demande-t-il. Cet homme décide alors d’organiser un dahira (cérémonie funéraire soufie) non seulement pour son cousin mais aussi pour ces milliers de morts que nul ne nomme. Lorsque les morts sont censurés et abandonnés à leur sort, lorsqu’ils ne sont plus que des chiffres dans des tableaux statistiques ou des courbes dans des graphiques, c’est notre propre humanité qui est remise en question : notre capacité à nous reconnaître dans l’autre. Le mort étant l’autre par excellence puisque « au-delà ». A la rhétorique déshumanisante du « flux migratoire », Elbadawi oppose le verbe créateur qui offre un visage et une voix aux damnés de la mer, témoignant ainsi de leur humanité et… de la nôtre. Face à la banalité du mal, la plus terrible des censures, retrouver la capacité poétique de s’étonner, retrouver le sens de l’intolérable. Mettre au jour le scandale que l’on ne cesse d’étouffer…

Avant d’être des lignes, les frontières sont des lieux de vie où les humains se sont toujours réinventés en se nourrissant de l’étrangeté de leur prochain. Comme les barrières de corail, les frontières ne respirent, ne vivent que par leurs pores, leurs aspérités, leurs surfaces ajourées où se produit l’entrelacs continuel de mondes incommensurables : une hybridation créatrice. Fécondés par les alizées et moussons [8], les « swahil » (« rives ») incarnent par excellence la frontière comme lieu de vie, comme espace de pulsation et de symbiose créatrice. La « domisation », qu’il s’agisse de la politique d’assimilation des Outre-mer ou de la mise sous dôme sécuritaire (la mise en réseau et résonance des appareils de capture), c’est la négation des rivages et de leur puissance archipélique. Appelons donc à de nouvelles « swahilisations », à des « dérives » inédites et furtives !

Dénètem Touam Bona

Illustration : Sitting de bouenis (« dames ») devant la Vice-Préfecture de Mayotte visant à empêcher l’accès des dits « migrants comoriens » aux services publics.

[1« Mayotte : mort de 7 migrants dans un naufrage », Le figaro.fr, 10/02/2014.

[2Depuis l’instauration en 1995 du visa Balladur entre Mayotte et l’Union des Comores, plus de 15 000 morts selon les estimations de l’ONG Migreurop.

[3Le Discours antillais (1975), Edouard Glissant, p. 287.

[4Visa Balladur (1995), départementalisation (2011), « rupéisation » (2014).

[5Les Comores existent-elles ?, Isabelle Mohamed, revue Maadzishi N°3, ed. Komedit, Moroni, 2000.

[7Mayotte : la chasse aux étrangers par la population est ouverte…, Blog Mediapart de la Cimade, 25/04/16.

[8Les navigations s’effectuaient en fonction du cycle des vents.

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