Marx is in The Kitchen

Gentrification, squats, jardinage, violences policières et afro-marxisme sur Netflix

paru dans lundimatin#413, le 30 janvier 2024

Depuis Janvier, la plateforme de contenus streaming propose un film, The Kitchen, réalisé par Kibwe Tavares et Daniel Kaluuya et sorti fin 2023. Si cette oeuvre d’anticipation mérite à bien des égards d’être visionnée, ce n’est pas tant pour son intrigue sentimentale que pour le monde qu’elle donne à voir. Spoilers assurés.

Urbanisme, crise du logement et douche froide

Londres. L’année est inconnue mais l’on imagine sans mal le début des années 2030. Pas de décors ultra fantasques, pas de technologies qui ne nous soient pas déjà, même inconsciemment, familières, les réalisateurs font le choix de la sobriété. Cette sobriété, grise ou blanche selon les quartiers, pauvres ou riches, dans lesquels se déroule l’intrigue, n’exclue pas pour autant un véritable travail sur l’aménagement urbain. La formation d’architecte de Kibwe Tavares se reconnaît dans l’asymétrie entre les méga-buildings populaires et ruelles grouillantes de vie, de sons et d’odeurs, face aux immeubles bourgeois et larges avenues épurées.

Dans ce Londres pas tant anticipé que cela, un quartier/banlieue est particulièrement connu pour être un trou à rats : The Kitchen. La majorité de la population qui y vit est noire, et tous les habitants sont des squatteurs de facto : en effet, les logements sociaux n’existent plus et le terrain sur lequel sont construits les immeubles de The Kitchen ont été racheté par des promoteurs immobiliers soucieux de trout détruire pour reconstruire à neuf et … en plus select, histoire de débarrasser Londres d’un quartier populaire un peu trop proche du centre-ville.

Dans ces immeubles, des familles s’entassent dans des appartements trop petits et doivent bien malgré eux partager l’usage de certaines commodités à commencer par la douche, une par pallier, dont le temps d’utilisation est automatiquement chronométré, l’eau étant une denrée rare. C’est à travers l’utilisation qu’en fait le héros, un certain Izi, que les réalisateurs nous donnent un premier aperçu de ce qu’il est au regard de la communauté dans laquelle il évolue : un gros connard. Le pommeau de douche fait ici office de projecteur sous lequel l’acteur est littéralement mis à nu : il se tamponne bien de dépasser la limite d’eau par personne et de faire attendre tout un étage, étage qui ne manque pas de lui exprimer son profond mépris. Izi s’en fout, parce que LUI compte bien s’extirper de cette banlieue pourrie dès que ses comptes en banque lui permettront de s’acheter un appartement dans un quartier plus huppé et plus blanc.

Végétalisation, engrais naturel et bégonias

S’il a bon espoir de pouvoir déménager, c’est que notre héros, LUI, a réussi. Enfin, il a réussi à s’insérer professionnellement et faire oublier son quartier d’origine avec lequel il se convainc de ne partager aucun commun.

Son travail se situe dans un de ces beaux quartiers, mais pas trop beau quand-même, une zone tampon de classes moyennes entre banlieues et hyper-centre bourgeois. À mesure que l’on se rapproche de ce-dit hyper-centre, la ville se végétalise : le vert est devenu un luxe dans des espaces urbains aux airs d’éco-quartiers, l’espace public y est fleuri, pendant que dans The Kitchen les seules plantes présentes le sont grâce à l’effort de quelques habitants les faisant eux-même pousser.

Les plantes sont devenues un tel luxe que le travail en question de notre héros consiste à en vendre en utilisant les corps des morts comme engrais. Enfin on suppose, mais on ne sait jamais vraiment. La surpopulation interdit les nouvelles sépultures, ou ne les autorisent que pour les plus riches et la solution la plus économique pour les proches des défunts consiste à présent à donner le corps de leur proche pour qu’il soit “transformer” en plante verte. Du processus de cette transformation, le spectateur n’a aucune information. Tout est électronique et mécanique, le corps est aspiré dans un tube et ressort en jeune pousse quelques minutes plus tard. Durant le processus, une voix de standard téléphonique un peu plus suave que celle de la CAF de Paris récite quelques éloges pour le défunt avec le même naturel qu’un texte ChatGPT. La seule interaction humaine est celle que les proches du futur défunt et le futur défunt lui-même ont avec Izi qui les conseille sur les meilleurs offres d’enterrement-rempotage. Parceque oui, les gens viennent se renseigner sur le prix des packages avant même d’être tout à fait clamser. Si la transformation en plante exige un montant minimum, elle demeure abordable. Mais après que la plante soit assez développée, elle sera anonymement plantée ailleurs, on ne sait pas trop où, empêchant les proches de pouvoir continuer à la voir. Si notre héros affirme aux familles qu’il s’agit d’éco-forêts, on comprend rapidement que les défunts-plantes servent surtout à orner les bacs à fleurs des quartiers bourges. L’unique solution offerte à la famille pour continuer à voir son proche défunt-plante est d’upgrader l’offre de rempotage, en y mettant le prix, pour pouvoir continuer à visiter le funérarium-serre (nommé Life After Life) et s’assurer que la plante y demeure, nominativement.

Moto, boulot, dodo

C’est donc avec une fausse empathie que notre héros tente d’arracher aux proches endeuillés leurs économies afin que ceux-ci payent pour l’offre premium. Quand il y parvient, il touche sa commission. Les seules interactions sociales auxquelles il s’obligent sont professionnelles, dictées par la nécessité d’un salaire. En dehors, il ignore totalement ses voisins, qu’il ne voit que peu finalement. Les jours s’enchaînent à coups d’allers-retours en moto entre The Kitchen et le funérarium, dont le héros est finalement le résident le plus mort.

Cette absence au monde, aux autres et à soi-même, le héros n’en prend que vaguement conscience lorsqu’un de ses collègues lui fait remarquer qu’ils sont voisins depuis des années. Ce passage donne un peu plus l’occasion de mesurer la haine qu’Izi éprouve pour The Kitchen, que son voisin estime être, malgré ses défauts et sa précarité “leur” quartier, leur trou à rats. Izi, devenant rapidement agressif sur le sujet, affirme que rien ne l’y lie. Ni affect, ni territorialisation, ni résistance : s’il doit encore un temps vivre physiquement malgré lui dans The Kitchen, il en est pourtant absent.

Cette routine résignée vient néanmoins être perturbée lorsque’Izi assiste à l’enterrement/transformation d’une ancienne connaissance, probablement petite-amie, même si là encore le film refuse de l’expliciter. La rencontre du héros avec le fils orphelin de cette femme, Benji, va contraindre Izi à réapprendre à occuper l’espace urbain de The Kitchen comme un habitant de choix et non comme un résident de fait. Le tissu d’affects s’épaissit entre les deux héros et donne à voir les formes de solidarités et de festivités qui animent The Kitchen.

L’intrigue va alors se concentrer sur la paternité plausible d’Izi. Si celle-ci n’a que peu d’intérêt, elle symbolise en revanche l’évolution du marqueur politique du héros : d’abord l’indifférence, puis la fuite, le retour ensuite et l’organisation enfin.

Autoréduc, flingues et redistribution

Izi demeure un bon connard après et malgré sa rencontre avec Benji, l’abandonnant dans son appartement de The Kitchen et s’installant dans un nouvel appartement très blanc dans un meilleur quartier. Ce nouvel appartement n’est pas plus spacieux que l’ancien, mais il est ailleurs et plus confortable en apparence et surtout silencieux.

Ce silence, oppressant, contraste certes aux sons des communs qui évoluent dans The Kitchen mais s’oppose surtout à la voix journalière de Lord Kitchener. Ce dernier est un habitant de The Kitchen animant sa propre radio-pirate, diffusée sur des hauts-parleurs à travers la banlieue et alternant entre musiques et paroles d’encouragement. Lord Kitchener dicte, un peu malgré lui, le tempo de The Kitchen et de ses habitants qui se sentent une identité commune à travers la voix de Lord Kitchener qui tente de maintenir un moral collectif et un esprit de résistance face aux tentatives d’expulsion et à l’omniprésence de drones policiers.

Cet esprit de résistance, il se traduit par des actions coups de poing de la jeunesse souvent orpheline de The Kitchen qui s’attaque à moto à des fourgons blindés transportant de la nourriture pour les beaux quartiers. Les prises de guerre de ces jeunes à moto sont redistribuées aux habitants du quartier, les font survivre et leur les encouragent tant bien que mal à rester dans le quartier et à résister. Ces actions inspirent Benji désireux d’y participer, malgré la désapprobation d’Izi qui se refuse encore à se risquer aussi bien politiquement vis-vis du quartier qu’émotionelement vis-à-vis de Benji. S’il abandonne l’un et l’autre un moment, il finit cependant par revenir aux deux et à participer à une lutte des classes qui ne dit pas son nom, entre redistribution alimentaire, rodéos urbains, danses collectives et violences policières.

Descentes policières, émeutes urbaines et beaux-quartiers

La vie de The Kitchen est ponctuée d’interventions particulièrement violentes de la police londonienne qui tient à satisfaire les promoteurs immobiliers en vidant le quartier, soit par des interpellations sur le coup soit par la terreur qui s’en suit après coup.

Les habitants sont rodés et mettent en place des dispositifs d’alerte, courant se réfugier dans leurs appartements dont ils ont blindé les portes pour résister aux tentatives d’effractions policières. Durant ces épisodes, Lord Kitchener veille à encourager les habitants à se soutenir mutuellement et à rester, jusqu’au jour où la police parvient à identifier son appartement et à entrer chez lui, laissant entendre l’agonie du vieil homme au micro resté allumé. Izi découvre, à son travail, que Lord Kitchener est mort sous les coups et que le quartier s’est cotisé pour garder sa plante après sa transformation, mais au sein de The Kitchen, la voix dans les hauts-parleurs et l’esprit de résistance ont tous deux disparus. S’en suit l’effet escompté par la police, un exode massif des familles terrorisées hors du quartier. Celles et ceux qui refusent cette terreur, principalement la jeunesse, décide d’appliquer la loi du Talion et de mener leur propre descente dans les beaux quartiers pour terroriser les riches chez eux. Là encore, si la morale vaguement pacifiste de certains personnages laisse entendre que ce n’est pas la solution, force est de reconnaître que l’effet produit est réel. La ville de Londres ne parle plus que de ces bandes de jeunes qui viennent casser les vitrines des magasins de luxe, retourner les terrasses des cafés bourgeois et détruire le mobilier des riches jusque dans leurs propres appartements. Le leader de l’une de ces bandes, Staples, convainc Benji de les accompagner. Staples (dont la traduction littérale serait “agrafes”) est ancré dans le quartier, il comprend l’importance duale d’une masse d’habitants sympathisants et de groupes organisés prêts à en découdre. Espérant une réaction policière à leurs émeutes, qui ne se fait pas attendre, il élabore une stratégie d’embuscades et une réoccupation de The Kitchen. Si la mesure de sa violence effraie Benji, elle révèle néanmoins l’efficacité de son utilisation et permet à Izi et Benji de se retrouver dans un quartier qui, se soulevant, pourrait bien en entraîner d’autres avec lui. Une dernière fois, les réalisateurs se refusent à l’explicite sur le sujet, achevant leur film sur l’acceptation de la part d’Izi de ses responsabilités et de sa paternité (sinon physique du moins morale) et sur l’acceptation de la part du quartier de combattre et d’aller au contact des unités de policiers surpris et terrorisés. Izi et The Kitchen décident d’arrêter de fuir, et le quartier devient lui-même un héros du film.


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