Marseille : Marche de la colère et violences policières

« Si on m’avait dit qu’un jour je balancerai des bouteilles en verre sur les flics en hurlant, j’aurais ri. »

paru dans lundimatin#166, le 21 novembre 2018

Lundi 5 novembre dernier, trois immeubles se sont effondrés dans le quartier de Noailles à Marseille, faisant 8 morts et une vingtaine de blessés. Après une marche blanche le samedi 10 réunissant quelques dix milles personnes (durant laquelle un balcon s’est effondré sur le cours Lieutaud) avait lieu, mercredi 14, la marche de la colère. Ce soir là, ce sont 15 000 personnes qui ont exprimé leur colère avec force slogans et détermination. Alors que la lutte contre la rénovation de la Plaine est entrée dans une phase de combats acharnés depuis plus d’un mois, cette manifestation historique a fait converger des flots de rage contre la politique de la ville et ses représentants. « 20 millions d’euros pour la Plaine, pas une thune pour Noailles, à qui profite le crime ? » pouvait-on lire sur une des banderoles. La ville est en ébullition et se prépare déjà à une nouvelle manifestation, samedi prochain. Évidemment, il n’en fallait pas autant pour que la police, elle aussi, passe à la vitesse supérieure. Repoussant les manifestants de la mairie, les flics se sont ensuite livrés à une traque et des tabassages systématiques sur la cannebière et jusqu’à Noailles. Une lectrice de lundimatin nous a envoyé son récit de la soirée.

(Merci à Patxi Beltzaiz pour ses photos)

Je n’ai pas l’habitude de témoigner sur les réseaux sociaux. mais j’étais hier à la marche de la colère.
Je suis à Marseille depuis 10 jours : je suis arrivée un dimanche soir et j’ai vu tomber des murs à la Plaine, auxquels ont répondu des nuages de lacrymos qui semblaient être lancés pour le plaisir.
Cette semaine, j’ai manifesté à Gap, je suis allée tôt le matin sur la place côté Horace Bertin, j’ai marché pour la rue d’Aubagne samedi dernier et j’ai pensé qu’on avait de quoi être en colère.

Je suis allée hier soir devant la mairie. J’ai crié « Gaudin, assassin » parce que devant moi flottaient au dessus de la foule les 8 portraits de celles et ceux qui sont mort.es sous les décombres, en 2018, en France. J’ai dit aussi « Nous sommes toutes des enfants de Marseille », et « Qui sème la misère récolte la colère ».
Je l’ai crié plus fort après les premiers gaz lacrymos, les grenades de dispersion, après avoir donné du sérum phy à un vieux monsieur, après avoir eu peur de tomber à l’eau pendant que les gens se serraient sur les pontons en criant à tout le monde de ne pas courir.
Il était 20h. Chacun a repris ses positions. Les CRS faisaient face à une foule compacte de gens de tous les âges : il y avait des habitué.es derrière les banderoles, et d’autres pour qui c’était la première manif. Il y avaient des gens assis devant la ligne de bottes noires, d’autres qui regardaient les sapins de noël brûler derrière. Il y avait des filles qui portaient à bout de bras des maisons en carton, des dames âgées qui demandaient aux grands gars s’ils arrivaient à voir la fin du cortège. On essayait de nouveaux slogans, on riait : Gaudin, ca sent le sapin ! On disait aux flics : vous protégez les criminels / donnez nous Gaudin

Nous n’étions pas violents.

Et puis ils ont chargé, plusieurs fois. Chaque fois la foule s’est dispersée. J’ai perdu mes ami.es de vue. Nous étions moins nombreux.ses. Ils ont chargé encore. Cette fois ils sont passés de l’autre côté des plots en béton. Une dame disait : arrêtez, il y a le port derrière, vous ne pouvez pas avancer plus ! sa voix tremblait mais je crois que c’était de colère. On s’est mis à courir, ils nous poursuivaient. Ils ont attrapé une fille avec un pull gris qui s’était tenue longtemps face à eux pendant qu’ils étaient en ligne devant la mairie. Je l’ai vue se débattre. Ils l’ont emmené. Et puis ils m’ont attrapé aussi, je suis tombée, j’ai senti des coups, ils me frappaient en gueulant « sale pute », il y avait des cris et j’entendais, « lâchez la, elle a rien fait », des bras m’ont relevé et quelqu’un m’a emmené plus loin. Il y avait un homme par terre, j’ai reconnu des amies autour de lui. Il s’appelle Mourad, il avait l’arcade sourcilière ouverte : il avait voulu défendre la fille au pull gris, ils l’ont matraqué. Nous avons attendu les pompiers avec lui.
Partout où les gens étaient tombés il y avait du sang sur le trottoir.
Nous étions tout.es dispersé.es. Ils se sont mis à courir vers la Canebière en traquant tout le monde sur leur passage, derrière les chalets du marché de Noël, sous les arches.

Je me suis vue ramasser une bouteille vide par terre et leur lancer dessus. C’est important de le dire : si on m’avait dit qu’un jour je balancerai des bouteilles en verre sur les flics en hurlant, j’aurais ri.

Je ne ris plus, je n’ai pas envie de rire.
Je suis remontée en regardant abasourdie des BACeux frapper tout ce qui leur tombait sous le gourdin dans les petites rues de Noailles. Ils gazaient à bout portant des gens qui n’y comprenaient rien puisqu’ils étaient en civil et chargeaient, tapaient, cognaient n’importe qui.
Une meute de chiens affamés lancés dans une chasse à l’homme violente, absurde, obscène.
S. était encore sur le vieux port, face aux CRS. B. remontait la Canebière, D. était à la Plaine, R. aux Réformés : partout dans la ville, c’était le défilé des matraques et des lacrymos, des sirènes de pompiers et des brassards oranges. Je suis passée devant le commissariat. Une bagnole de flics venait de se garer. Un flic en est sorti en disant : « ah vraiment, ils sont pas courageux les jeunes cette année, on les a bien tabassés ! » Ils ont embarqué un gars à l’intérieur en continuant de se marrer : « on va se faire plaisir avec toi à l’intérieur, t’as pas été beaucoup tabassé encore, et ben tu vas voir le commissaire va être content de discuter, tout le monde déteste la police hein ? » ils ont craché dans ma direction.

Au tout début de la soirée, il y avait un type qui portait cette pancarte : Nous ne sommes pas vaccinés contre la rage.

Ce sont eux qui portent le virus.

Aujourd’hui, j’ai mal à l’endroit où ils m’ont frappé. Je voudrais surtout avoir des nouvelles de Mourad, de la fille en gris, du grand mec black qu’ils emmenaient au poste.
Jusque tard dans la nuit, Marseille sentait le poivre. On reconnait l’odeur des gaz lacrymos de loin maintenant. On apprend à repérer les flics en civil, on ne sort plus en manif sans sérum phy dans la poche, le nez en l’air de peur qu’un immeuble s’écroule. On s’enduit le visage de maalox pour se protéger des brûlures, on s’enlace quand on se retrouve le lendemain. J’espère qu’on ne va pas s’habituer. Je suis là depuis 10 jours.

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