Ce qui compte…

D’où l’expression : « Quand on n’aime pas, on compte. »

paru dans lundimatin#64, le 6 juin 2016

Pendant des siècles la bourgeoisie chercha en vain à répandre parmi les salariés eux-mêmes et à leur imposer son idéologie protestante et sa psychologie anale et rétentionnelle de l’action. (...) Ce n’est que lorsque la bourgeoisie conquit le pouvoir politique et introduisit légalement la semaine de six jours, le travail dominical et le travail de nuit, ainsi que le travail des femmes et des enfants, que s’imposèrent chez les salariés eux-mêmes la morale capitaliste du travail et le caractère social correspondant.Schiender, Névrose et lutte de classes, 1973.

primidi

Les chiffres : un flux permanent sans véritable absolu : seul le chiffre d’affaire de l’exploitation absolue, le chiffre des chiffres, le chiffrage de l’enrichissement des nations : l’ombre omniprésente d’une humanité bancaire.

duodi

Toute (géo)politique se fonde sur une police des grands nombres, symbolisation bureaucratique de la démographie des gens et des choses, des moindres détails. Toute (real)politik envisage l’indifférenciation des choses et des gens comme principe — accidentelle mise en équivalence de ce qui ne peut l’être en substance, l’humanité. La construction numéraire du monde, sa gestion rationalisée, l’accumulation et la manipulation du zéro, produisent cette ombre d’humanité, cette espèce bancaire. A quoi pensent les chiffres ?... Les chiffres pensent à tout puisqu’ils sont une idée, et à l’équivalence de tout puisqu’ils ne sont que des chiffres ; ils pensent à l’équivalence (monétaire) des hommes.

tridi

L’exemple historique majeur de cette mise en abîme, de ce procès d’indifférenciation : c’est l’extermination industrieuse des juifs d’Europe se caractérisant par l’infigurabilité spirituelle de sa comptabilité — 6 000 000. Ce qui fait la spécificité de la Shoah, c’est le Nombre du Sacrifice Humain : la quantité de maccahbés, notre mémoire pauvre de ces tas de barbaque. Or ce Nombre communique et caractérise l’idée de l’argent. Dés que l’on parle chiffre, on pense argent, et dès que l’on pense argent, on parle chiffre. Abstraction. Abstraction à réaliser. Abstraction qui se réalise : guerre & geldes : money. Dans la réalité sociale, seul l’argent et la guerre réalisent la puissance des chiffres dans leur application/causalité mécanique, pratique, vectorielle, efficace et meurtrière. Leur puissance de destruction causale. Or ce rapport à la multitude ineffable n’est rien d’autre que l’infini(e horreur) des chiffres en tant qu’idée réalisée.

quartidi

Si la logique est la monnaie de l’esprit, les mathématiques appliquées, saxonnes, opérantes, ayant un effet sur le monde, sont la monnaie du monde moderne. Et les camps de concentration furent malheureusement la monnaie opérationnelle, la monnaie pratique des sciences sociales militaires : le royaume de la comptabilité et des équivalences : logique & mathématique modernes.

Ici même, la valeur d’échange ne s’exprime pas par la qualité de ce qui s’échange, l’humaine intention de l’échange, mais par la quantité morbide pleinement exprimée par les mathématiques appliquées à la vie quotidienne. Seule la commensurabilité de toutes choses, pleinement exprimée par la comptabilité et le sériel, a rendu possible l’idée de « solution finale ». Cette mathématique appliquée aux choses du gouvernement absolu de l’humain se veut race pure de la quantité. Usage, simple usage de l’humain. Le chiffre contient le nazisme dans son principe, c’est son anglicisme et son éternelle vérité.

quintidi

La fascination hygiéniste et adolescente pour le nazisme apparaît comme fascination pauvre mais véritable d’une idée fixe : la foi en quelque chose qui marche : quelque chose de l’industrie au service de la blitz krieg et du calculable, du rendement de l’enfer — paradis social de la mort.

sextidi

Dans le camp, le travail jusqu’à la mort était le mode de vie. Ici, le travail jusqu’à l’épuisement est notre mode de vie. Il n’y a pas de lendemain : ce sont toujours ceux de l’administration des choses. Ici même, il n’est que mort s’en suive, plus ou moins douce, plus ou moins lente, plus ou moins laborieuse. Les chiffres nous dévorent tous les jours nous dévorent. Nous connaissons toutes et tous les soft expériences concentrationnaires de producteurs et de consommateurs. Le régime industriel bourgeois applique les mêmes « bonnes recettes » que celles du camp. La très pittoresque et folklorique exploitation de l’homme par son voisin n’est rien d’autre, dans ses tenants et aboutissants, que le « bon vieux » camp nazi aseptisé, contractualisé, modernisé-libertarisé. Logique de l’horloge anthropophage, méthode qui fonctionne, monnaie qui respire l’« esprit ».

septidi

La gestion des chiffres donne à ceux qui la pratique la fiéreuse impression causale de posséder un peu du monde ; et, en effet, certains qui possèdent le monde détiennent les règles de calcul : c’est pourquoi ils possèdent le monde et le gèrent : à la saxon. Le camp participait déjà de l’industrie : c’en est la concentration idéale, l’explication a posteriori : elle causait de l’industrie et l’industrie causait d’elle, qui en anglais, qui en allemand.

Ici même, les expériences concentrationnaires que nous font vivre certains sont les récurrentes formes de l’industrie dans laquelle la fourmi « nègre, arabe, jaune, juive, polonaise ou blanche lumpen » n’est toujours qu’une unité comptable, un bout de chiffre, un bout de chiffon. Mais peu importe que la fourmi soit « nègre, arabe, jaune, juive, polonaise ou blanche lumpen », ou d’autres confessions, ce qui importe n’est pas la culture de la fourmi, sa civilisation, mais sa nature : qu’elle soit naturellement fourmi. (Fourmi toujours industrieuse, exploitée dans de jolies institutions toujours plus démocratiques et libertaires. Institutions où règne benoîtement la Panzer Division du Travail pour toutes les gentilles fourmis. Celles bien dévouées et combattantes mériteront la propriété et l’accès au centre du monde, sanctuaire des Nombres : les Bourses.)

octotidi

Une fois qu’une « chose » perdure, elle devient inéluctablement ridicule, sans autre charisme que bureaucratique et comptable : institutionnel. L’expérience concentrationnaire est l’opéra industriel de ce ridicule. La rationalité économique étendue à toute la rationalité de l’esprit tue. Et ce ridicule tue l’esprit ; ridicule comptable qui nous rend identiquement maigres et nus, rasés de prés, tous alignés les uns derrière les autres.

Les quatre opérations fondamentales de la doctrine nazie étaient celle de la religion économie : l’addition des juifs d’Europe ; la soustraction des juifs d’Europe ; la multiplication des cadavres et des prisonniers en Europe ; la Panzer Division du Travail en Europe au seul profit de l’Allemagne nazie. De même, et logiquement, la doctrine capitaliste libérale libertaire (précipité en voie d’achèvement) : additionne de pseudo-équivalences (du vin, du linge, du travail, des salariés, des pauvres, etc.) ; soustrait l’homme de l’homme (elle aliène tout et le reste aussi) ; multiplie l’argent et l’ordure, les spécialistes, les critiques et les catalogues ; divise le travail et les fourmis qui sont pour ou contre la division du travail. Au seul profit de la world class. Pour ces Grossburgers de la géofinance, ces grands propriétaires et leurs vétilleux experts-comptables, leurs banquiers luthériens ou calvinistes, ou pis encore, leurs politiques et kapos spécialistes : l’humanité s’additionne, se soustrait, se multiplie et se divise. Pour eux, l’humanité est un point de détail. Ce qui compte c’est le chiffre d’affaire du monde, ce qui monde le monde, tout ce qui purifie à la saxon. Ce qu’il y a de plus mondain : les trains, les rails, les baraquements, la production de gaz, etc.

nonidi

Le corollaire du chiffre, l’argent, est aussi sa Loi. L’argent, la Loi écrite du monde, « veut » à la fois, et insatiablement, l’universel et le relatif : sa circulation, son expérience pure. Le chiffre nous enferme en lui : il ne parle que de nous sans en parler jamais. Le monde l’a compris. Ici aussi, ça sent la charogne. Voici pourquoi ce monde passe son temps à fabriquer et des emballages et du parfum, des désodorisants et la climatisation.

décadi

L’histoire du monde c’est l’histoire de la moralisation de l’effort, de sa rationalisation horlogesque, puis de sa sécularisation. L’histoire, c’est la lente histoire du calcul(able) et de l’ordre et de la propreté incorporés dans la peau de chacun. Il s’agit de la « mémorisation institutionnelle » de cette histoire par nos esprits ; esprits déterminant nos abdomens fourmis. L’histoire des idées confine à l’histoire de l’utilisation sociale-militaire des chiffres — idée de l’économie-Dieu. Dans cette idéologie anglo-saxonne, morale chiffrée, métabolisme mondial, le refoulement de la fourmi est l’essence de la société, tandis que l’essentiel dans la fourmi est le refoulement de ce qui n’est pas la société. Consubstantiellement.

Le chiffre ne contient jamais l’infini(tude), il consacre seulement l’« esprit » comptable. Cependant, chaque « esprit » comptable a une fin... D’où l’expression : « Quand on n’aime pas, on compte. »

Tract n° 14 distribué de façon mécanique et aléatoire

à 1000 exemplaires

le samedi 6 Septembre 2003 à Nantes ,

lors de la manifestation

de “soutien aux Intermittents du Pestacle »

Editions Idéaux Carrés / Nantes.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :