« Manu, c’était pas ça... » - Josep Rafanell i Orra

La fin d’un monde en feuilleton

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

Un monde cauchemardesque qui s’écroule. Des mondes qui surgissent, pour le meilleur et pour le pire. L’écriture de ce feuilleton dont nous publions le premier chapitre, a précédé l’Acte II et III de la révolte des Gilets jaunes.
Le président d’un pouvoir vide, errant dans le palais de l’Élysée devenu une forteresse désertée qu’il partage avec Benalla et Vincent Crase, réduits à fumer des pétards, harnachés de casques VR HTC Vive Pro ; Brigitte disparue ; des millions de déplacés en Normandie après l’attaque d’un groupe millénariste de la Congrégation du Dernier Jour dans une centrale nucléaire ; des catastrophes dues au dérèglement climatique, les émeutes des Bouseux Ingouvernables à la suite d’une épidémie de cancers due à des pesticides ; un coup d’État organisé par le Bloc Patriotique Républicain qui conduit à la dislocation de la France ; des territoires tenus par des néo-camisards ; un Belleville hors-contrôle qui s’organise en nouvelle commune. Et puis Awa, une hacker noire descendante des Lébous, qui essaye de faire parler des divinités muettes depuis sa mansarde d’un immeuble délabré de la rue de Tourtille. Elle tentera de sauver des maquisards égarés dans les mondes de réalité augmentée...
Des insurrections et une multiplicité de mondes malgré la catastrophe annoncée.
Josep Rafanell i Orra est psychologue. Il est l’auteur de En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté (La Découverte, 2011), Fragmenter le monde. Contribution à la commune en cours (Editions Divergences, 2018) . Il a coordonné l’ouvrage collectif Itinérances (Editions Divergences, 2018) dont nous avons récemment publié les bonnes feuilles.

[Photo - Emmanuel Macron le 2 décembre 2018 - Olivier Saint-Hilaire / Haytham picture]

« Manu, c’était pas ça... »

Un feuilleton de Josep Rafanell i Orra
(avec la complicité de Samuel M.)

Chapitre I

L’homme se tient debout, le dos voûté, face à une fenêtre du salon Napoléon III du palais de l’Élysée. Au bout d’un moment, il colle le front contre la vitre. Il a l’air absent, perdu dans de pénibles pensées. Ses yeux errent de la coupole du jardin d’hiver, effondrée par endroits, au sol jonché de débris de verre. Une végétation naissante commence à envahir le lieu. La renouée du Japon s’entrelace aux branches des robiniers encore jeunes. Des buddleias commencent à éclater les parquets anciens.

Le regard du président est vide. Il détourne les yeux et aperçoit son reflet renvoyé par un immense miroir : un visage flasque, un rictus d’angoisse et de découragement, la peau moite et des cheveux grisonnants qu’il a cessé de teindre depuis longtemps... À quoi bon ? Brigitte n’est plus là. Depuis le dernier Congrès du Parlement à Versailles, en mai 2022, il semble avoir vieilli de vingt ans. Il hausse ses épaules tombantes, tourne son dos voûté à ce théâtre de désolation, et s’apprête à reprendre sa marche sans but dans les couloirs désertés du palais. Soudain, une douleur foudroyante lui parcourt le thorax : « c’était pas ça, Manu, c’était pas ça... », marmonne-t-il péniblement entre ses dents. Alors, dans le silence du grand salon, on n’entend plus que l’écho de ses pas qui s’éloignent et le conduisent dans le dédale des couloirs innombrables.

Tandis qu’il foule les anciens tapis devenus râpeux, tachetés de brûlures de cigarette, lui revient en mémoire une scène insignifiante et pourtant prémonitoire. C’était au début de son premier quinquennat, bien avant le suicide de Brigitte dans son jacuzzi. Il s’était retrouvé dans un « bain de foule » organisé par les services de communication de l’Élysée. Il avait serré les mains de quelques militants LREM stratégiquement dispersés dans l’assistance. C’était lors de son déplacement à Suresnes, en 2018, à l’occasion de la commémoration de l’appel du 18 juin au mont Valérien. Il revoit ce gamin agrippé aux barrières métalliques de sécurité au milieu d’un petit attroupement de badauds. Il l’entend l’apostropher, d’abord avec quelques couplets de l’Internationale, puis en lançant à tue-tête un grand « Ça va Manu ! » accompagné d’un sourire narquois. Le président, entouré de ses gardes du corps, l’avait rabroué sans hésiter avec un rictus hargneux déformant son visage. Quelques heures plus tard, il avait demandé aux services de presse de l’Élysée de diffuser les images de la scène sur Twitter, immédiatement relayées par les médias. Sur celles-ci, on voyait le collégien décontenancé qui encaissait la réponse acerbe, à la syntaxe approximative, du chef de l’État : « Le jour où tu veux faire la révolution, t’apprends d’abord à avoir un diplôme et à te nourrir toi-même. À ce moment-là t’iras donner des leçons aux autres ». Tout allait bien à l’époque : au sommet de sa gloire, adulé, partout célébré, il avait les médias à ses pieds… Quelle erreur ! Il se rappelle aujourd’hui les mots du vieux poète qu’il apprit avec Brigitte lorsqu’il était lycéen , sans trop les comprendre jadis : « La pensée est l’esclave de la vie, et la vie est le fou du temps... ». Le jeune garçon était réapparu trois ans plus tard dans un film de propagande, toujours avec sa mèche rebelle, le regard farouche planté dans l’objectif de la caméra. Il portait un fusil semblable à un jouet en bandoulière et était entouré des membres cagoulés d’une brigade de maquisards, vraisemblablement basée dans le Vercors. Le groupe appelait à organiser la résistance. On avait su plus tard que d’autres groupes y avaient répondu, depuis les contrées désolées des Cévennes, les gorges du Tarn, le plateau des Milles Vaches, jusqu’aux bocages mayennais.

Qui aurait pu imaginer qu’en seulement trois ans la France pouvait se décomposer de la sorte ! Une série d’invraisemblables catastrophes s’était enchaînée. Tout d’abord, il y avait eu la fusion d’un réacteur dans la centrale nucléaire du Bugey, à la suite d’une attaque terroriste menée par une organisation millénariste française d’extrême droite affiliée à la Congrégation des Chrétiens du Dernier Jour. Une de ses cellules était parvenue à infiltrer deux de leurs membres dans le staff d’ingénieurs du site. Ils avaient réussi à saboter les circuits de refroidissement d’un des réacteurs qui était entré en fusion, puis à se faire exploser dans le poste de commandement de la centrale. Le gouvernement avait du faire évacuer la moitié des Bouches-du-Rhône. Un tiers de la population du territoire helvétique à son tour avait été déplacée vers la Suisse allemande. Lyon et Genève étaient devenues des villes fantômes. En France, plus de trois millions d’habitants de la région s’étaient réfugiés dans des camps gérés par la Croix Rouge, en Seine-et-Marne, dans l’Ain, l’Oise et la Normandie. Puis, lors de l’hiver 2020, l’ouragan Caliban avait déferlé sur la côte aquitaine ravageant tout sur son passage, avant de fondre sur le nord-est de l’Espagne puis de s’engouffrer dans les vallées du Portugal, qui l’été précédent avait subi les pires incendies de son histoire.

C’est dans ce contexte effroyable qu’il avait décrété l’état d’urgence et annoncé solennellement dans la foulée, dans un discours à la Nation, le projet d’une réforme constitutionnelle de l’Assemblée Nationale. Celle-ci prévoyait la création d’une troisième chambre composée d’experts, appelée le Parlement de la Nature, des Acteurs et des Actants, de la Multitude Coopérative et de l’Environnement Economique des Terrestres Français. Elle était dénommée, plus simplement Le Parlement des choses, et par des mauvais esprits, dans cette époque d’universel ricanement, « La Chose ». Il avait demandé au Premier Ministre de créer une commission, sous la direction de Laurence Tubiana, qui devait rassembler des éminents scientifiques, philosophes, historiens, sociologues... Il y avait eu quelques épisodes burlesques. Ainsi, les tentatives acharnées d’un psychanalyste, de se faire coopter. Il revendiquait les valeurs universelles de la psychanalyse française, et la nécessité de lutter contre la jouissance fusionnelle des groupuscules éco-terroristes en plein essor dans cette chaotique période de dérèglement climatique. Ayant essuyé un refus il avait entamé une grève de la faim.

Mais qui aurait pu prévoir qu’au même moment un mouvement populaire imprévu allait avoir lieu ? Celui-ci avait surgi à la suite d’une explosion de cancers, touchant majoritairement les testicules des habitants des campagnes et des zones périurbaines. Cette fronde inattendue, dans un contexte d’appauvrissement sans précédent, débuta par des blocages de supermarchés dans les zones rurales et se poursuivit avec des rassemblements contre les sièges de grands groupes de la chimie et de la pharmaceutique. Le ministère de la santé commanda plusieurs recherches pour tenter d’expliquer l’épidémie. Une bataille d’expertises et de contre-expertises avait eu alors lieu : certains travaux scientifiques concluaient à l’incidence de l’usage de pesticides pour expliquer la maladie, d’autres études épidémiologiques à une causalité multifactorielle impossible à déterminer. Dans ce climat de confusion les protestations désordonnées étaient devenues au bout de quelques semaines un véritable mouvement de révolte qui s’était affublé lui-même par dérision du nom « Les Bouseux ingouvernables ». Ceux-ci réclamaient des pensions d’invalidité pour des milliers de personnes concernées. Une commission du Parlement des choses avait finalement penché dans ses recommandations pour le principe de précaution, prônant l’interdiction de certains glyphosates mais recommandant en même temps la création d’une taxe sur les produits alimentaires, appelé TCA, pour taxe de compensation agricole. La réaction ne se fit pas attendre : organisées au travers les réseaux sociaux, des rassemblements avaient eu immédiatement lieu sur plusieurs villes françaises qui tournèrent à l’émeute. Les Bouseux ingouvernables incendièrent le siège de Bayer à La Garenne-Colombes, celui de Monsanto à Lyon, et ils ravagèrent lors d’un appel à manifester sur Paris, au cri rageur de « C’est nous les experts ! », le bâtiment du Parlement des Choses sur la Porte de Versailles.

Tous ces événements avaient eu lieu avant la grande coalition du Bloc Patriote Républicain, une alliance rassemblant la France Insoumise, des débris de l’ancien Parti Socialiste en ruines et la frange sociale du Rassemblement National. Le BPR, menée par Mélenchon, devait se présenter plus tard aux élections de 2022, défendant un programme de salut national soutenu par Ségolène Royal et Philippot. C’était avant la nouvelle grande crise financière mondiale.

Par une fenêtre donnant sur la rue du faubourg Saint-Honoré, le président distingue au loin les visages grimés d’une petite foule de femmes et d’enfants éclairés par des torches. La nuit commence à tomber, des drones tournoient dans le ciel assombri… Comme chaque soir, ce cortège carnavalesque qui semble le narguer, s’assemble et défile sans agressivité autour de l’Elysée au son des tambours et des casseroles. À travers les vitres et les portes désormais blindées, le président entend le vacarme assourdi. Il jette un coup d’œil dans la cour où le corps d’élite de la Garde républicaine, tétanisé, est posté sur les différentes entrées du Château . Il se détourne en secouant la tête… Les bal des zombies, se dit-il, avec ce qui lui reste de son ancienne force du mépris.

A l’approche des élections présidentielles d’autres étranges événements avaient eu lieu. À la suite d’une massive cyberattaque visant les systèmes informatiques des principaux hubs aéroportuaires du monde, les tours de contrôle et les panneaux d’affichage des plus grands aéroports avaient été complètement paralysés. Le transport aérien mondial en avait souffert un mois entier : New-York, Los Angeles, San Francisco, Shanghai, Hong-Kong, Pékin, Singapour, Bangkok, New Delhi, Mumbay, Tokyo, Paris, Londres, Francfort, Istanbul, Milan, Barcelone, Moscou, Saint-Pétersbourg avaient rejoint la monumentale pagaille planétaire. Il s’en était suivi un Krach boursier qui avait débuté avec l’effondrement des valeurs des principales compagnies aériennes mondiales. Rien qu’en France, Air France-KLM avait perdu 90% de sa valorisation en trois jours. Alors, les gigantesques holdings de fret mondial aérien firent faillite les uns après les autres. Des grèves massives des salariés des compagnies low-cost continuèrent à désorganiser les aéroports, pendant que des attaques informatiques se poursuivaient sporadiquement. Puis, les principaux ports européens de transport de marchandise, Rotterdam, Hambourg, Anvers, Dunkerque, Marseille..., se joignirent à la paralysie économique : le sabotage des systèmes de gestion informatique pour désorganiser les chaînes logistiques fut encore l’arme la plus efficace des grévistes. L’accès aux produits pétroliers était devenu de plus en plus difficile partout dans le monde. Les établissements bancaires du sud de l’Europe, déjà fragiles, sombrèrent, entraînant avec eux les places boursières européennes, puis l’ensemble du système bancaire mondial. Les banques centrales, épuisées par la crise des subprimes de 2008, se trouvèrent démunies face à cette nouvelle implosion du système financier planétaire. L’ordre international commença à se fissurer de partout.

C’est dans ce contexte d’effondrement qu’avait eu lieu, le 23 avril 2022, le deuxième tour des élections en France. Le parti présidentiel allié pour l’occasion à Mondial Écologie-Les Verts, l’avait emporté de justesse de deux cent trente-trois voix sur le Bloc Patriote Républicain. Les résultats, contestés par l’opposition, dès la nuit du deuxième tour, avaient provoqué des troubles à l’ordre public dans toute la France. Les Journées insurrectionnelles du 10 au 14 Mai 2022 furent une véritable explosion populaire. Des grèves, des manifestations, des émeutes, le saccage des rédactions des journaux le Monde, Libération, Le Figaro, Le Parisien, l’incendie des sièges sociaux de Total, Vinci, Areva, l’occupation de bâtiments publics se propagèrent comme une traînée de poudre à travers l’Hexagone. Pendant trois semaines, la police et la gendarmerie étaient intervenues violemment ; il y avait eu plusieurs dizaines de morts, des milliers de manifestants avaient été arrêtés, jugés expéditivement. Mais un insolite phénomène, dans un contexte de démoralisation des forces de l’ordre, commença à se produire : une impressionnante vague de suicides s’abattit dans les rangs de la police. Mais encore, de façon incompréhensible, dans une étrange contagion hallucinatoire, des milliers de flics et de gendarmes s’étaient mis à entendre des voix. Pour ajouter à la confusion, dans certaines villes du Sud, des moments confus de fraternisation des insurgés avec la gendarmerie avaient eu lieu. Dans d’autres villes de province, des corps de l’armé avaient dû désarmer des BAC devenues des milices autonomes ne répondant plus à aucun commandement.

Entretemps, des manœuvres secrètes avaient lieu réunissant des franges factieuses de l’armée avec la direction du BPR. Sentant que l’horizon se couvrait de nuages, Édouard Philippe avait démissionné avant les élections et s’était expatrié pour rejoindre un cabinet d’experts internationaux basé à Brasilia, lié au FMI, qui défendait le droit des entreprises à polluer pour soutenir la croissance. De Castaner, le ministre de l‘intérieur, la rumeur disait qu’il avait intégré un réseau international de trafiquants de drogues de synthèse dont l’usage était alors en pleine expansion. Après sa victoire à la Pyrrhus, le président en fut réduit à nommer Alain Finkielkraut premier ministre en tant que représentant de la société civile.

Songeur, Macron vient d’atteindre la porte du cabinet présidentiel. Elle est ouverte, il s’approche de son bureau au-dessus duquel trône le gigantesque portait de Brigitte réalisé quatre ans plus tôt par le peintre catalan Miquel Barcelo. Sur un mur contigu se trouve la tapisserie de Pierre Alechinsky que Brigitte aimait tant. Il se passe la main sur le front en clignant des yeux. C’est devenu un tic depuis quelques années. Ni les murs épais, ni le faste du décor ne les ont protégés.

Le coup d’État avait eu lieu un 14 juillet. Il était parti de la base navale de Brest, nimbée ce jour-là d’une brume épaisse s’élevant au-dessus de l’Atlantique. La France se retrouva de facto divisée en deux : le grand Ouest, du Pays de la Loire à la Bretagne et à la Normandie, opposé à la République légitime qui, elle, étendait son contrôle sur l’Île-de-France, les Hauts-de-France, les départements du Centre et de la Bourgogne ou ce qu’il en restait, territoires par ailleurs troués de zones plus ou moins autonomes où se nouaient en permanence de confuses alliances de circonstance. Le président Macron avait réussi à établir un couloir militarisé, à travers la Picardie, reliant la région parisienne et les restes de son État aux länder du sud de l’Allemagne, où un 4ᵉ Reich d’opérette avait été proclamé dans la Bavière, le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie-Palatinat et la Sarre. Un vaste sud, calqué à peu près sur l’ancienne Occitanie, formait quant à lui la partie rebelle de l’Hexagone. Des néo-camisards y avaient établi leurs réseaux insurgés, depuis les gorges du Tarn et les Cévennes jusqu’aux quartiers de Marseille. Refusant de s’aligner sur l’une ou l’autre des parties en conflit, ces contrées plus ou moins autonomes avaient tissé des liens avec la fédération de communes catalanes qui avait émergé suite à la dislocation du Royaume d’Espagne. La France, dans cet équilibre précaire, entrait dans une nouvelle drôle de guerre.

Le président est las. Il sent, comme chaque fois que la nuit tombe, l’indifférence le gagner. Il s’engage dans l’escalier et descend au rez-de-chaussée. Il traverse des galeries vides, discrètement surveillé par des colosses qui le suivent de loin. Il se remémore la suite du désastre : pendant les troubles de mai 2022, le Palais de l’Élysée avait été pris d’assaut par un afflux de Bouseux, auxquels s’étaient joints des habitants des quartiers du Nord-est parisien et de la proche banlieue. Ce ne fut qu’au prix d’une résistance acharnée que les groupes d’élite de la Garde Républicaine parvinrent à éviter le saccage du Palais présidentiel. La foule s’était retournée alors contre l’Assemblée Nationale et le Sénat qui furent pillés puis partiellement incendiés. Ce fut au milieu des affrontements que des domestiques de l’Élysée retrouvèrent Brigitte plongée dans sa baignoire, les veines coupées. Lorsque son corps avait été découvert dans la luxueuse salle de bains, on pouvait encore entendre le prélude de Tristan et Yseult diffusé par des hauts parleurs invisibles qu’elle y avait fait installer.

En passant devant la bibliothèque dont les battants de la lourde porte sont entrouverts, le président aperçoit sans y prêter attention Benalla, vautré sur une bergère Louis Philippe, harnaché de son casque VR HTC Vive Pro ancienne génération, qui s’acharne sur son jeu vidéo The Dark Below IV, tout en poussant de petits cris et des gémissements . Deux vieux modèles de Glock 34 sont posés négligemment sur un guéridon Louis Philippe. Vincent Crase, le chauve, est à l’autre bout de la pièce, l’air absent, son regard vitreux perdu dans le jeux de moulures du plafond. Assis sur un fauteuil, il fume un immense pétard. Aux pieds du barbouze, le parquet est jonché de cannettes de bière vides écrasées. A côté, un cendrier déborde de mégots. Des plaquettes à moitié vides d’amphétamines traînent par terre. Des boîtes en polystyrène avec des restes de kebab sont posées sur des livres empilés à la luxueuse reliure. On y aperçoit les œuvres complètes de Condorcet mélangées à des magazines pornographiques.

– Les dégénérés..., s’entend-t-il dire à voix basse, blasé. Le président est alors submergé par la nostalgie de ces temps exaltants du début de son premier quinquennat. Le retour de Benalla et de son acolyte, c’était Brigitte qui l’avait voulu. Il ne s’était pas fait sans difficulté. Il avait fallu recourir à des rendez-vous secrets, aux applications de messagerie cryptée. Mais enfin, après l’Acte VI du mouvement des Bouseux, au mois de décembre 2019, Castaner, qui s’avérait de moins en moins prudent, avait toléré la recréation d’une cellule secrète et la mise au repos temporaire du GSPR.

Il poursuit sa marche vers le second escalier et emprunte le colimaçon menant au sous-sol du Palais. Les sbires préposés à sa sécurité lui emboîtent discrètement le pas. Il manque glisser par deux fois, il souffre de vertiges depuis un temps, mais se raccroche à la rampe et fait finalement face à la porte de la crypte, un abri anti-atomique doublé d’une chapelle qu’il a fait construire après la mort de Brigitte. Il vient souvent s’y recueillir. Un des gardes du corps se précipite et le devance avec déférence pour lui ouvrir les lourds battants de la porte blindée recouverts de lambris en bois de chêne. L’hôte insigne et accablé de l’Élysée pénètre dans la chapelle souterraine. La porte se ferme derrière lui dans un bruit feutré et alors, dans le silence, il s’agenouille devant l’autel et s’absente dans ses méditations. Soudain, interrompu dans sa prière, il sent une main légère se poser sur son épaule… Il entend une voix rauque, à peine perceptible, qui murmure : « C’était pas ça, Manu… ».

Sans se redresser, il tourne la tête et lève les yeux. Derrière lui se tient Paul, le vieux Ricœur. La voix poursuit : « Te souviens-tu de ce que je te disais ? Le temps n’a pas d’être, puisque le futur n’est pas encore, que le passé n’est plus et que le présent ne demeure pas ». Il sait qu’il est seul à pouvoir le voir et l’entendre. Le spectre le fixe avec ses yeux caverneux. Le président Emmanuel Macron lui adresse un regard implorant, presque extatique. On dirait le Saint-Sébastien de Nicolas Régnier transpercé par les flèches.

Dans les combles d’un vieil immeuble délabré de la rue de Tourtille, Awa scrutait la face muette de la statuette de la divinité. Elle était posée sur la table, à côté d’un amoncellement d’écrans d’ordinateur reliés dans un chaos de câbles et de batteries alimentées par des roues de traction mécanique. Les tuur se sont-ils égarés ? Sont-ils à jamais devenus silencieux ? Parleront-ils un jour ? Peut-être dans un autre monde ? Deviendront-ils à nouveau des transmutateurs entre des mondes ? Dehors, une pluie drue continuait de tomber. Il était temps, pensait-elle, après des mois de sécheresse. Cela fera du bien aux jardins potagers assoiffés du quartier.

La peau noire de son visage luisait dans la lumière hésitante d’une chandelle en fin de vie. Un livre écorné, taché par l’humidité, reposait sur son giron ouvert à une page où un paragraphe était surligné :

« Il est aussi vrai de dire que Dieu est permanent et que le monde change, et que le monde est permanent et que Dieu change.

Il est aussi vrai de dire que Dieu est un et le monde multiple, et que le monde est un et Dieu multiple.

Il est aussi vrai de dire que, en comparaison avec le monde, Dieu est éminemment réel, et que, par rapport à Dieu, le monde est réel éminemment.

Il est aussi vrai de dire que le monde est immanent

Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le monde, et que le monde transcende Dieu.

Il est aussi vrai de dire que Dieu crée le monde, et que le monde crée Dieu… »

Distraite, elle portait son regard sur l’imposant tableau de Nicolas Régnier accroché au mur devant la table où étaient entassés les écrans d’ordinateur. Elle savait qu’il provenait du musée de l’Ermitage sans avoir la moindre idée de comment il avait pu se retrouver dans une échoppe de la rue Piat. Mais on trouvait depuis longtemps des huiles du Caravage, des anciens Flamands, des Courbet, des Morandi, des gravures de Rembrandt, des sculptures de Giacometti et d’Henri Moore dans les salons HLM de toute la France, entourés de mains de fatma ou de mezouzah, ou dans les tavernes et les salles de conseil des villages et des quartiers.

Belleville, Ménilmontant, tous les abords du Canal Saint Martin, de l’Arsenal jusqu’au Bassin de la Villette, faisaient partie des zones incontrôlées de la capitale. Protégées par des barricades dans des points stratégiques, elles subissaient depuis quelques années des restrictions d’électricité. Mais les habitants s’étaient débrouillés pour produire localement de l’énergie : des éoliennes dans les immeubles, des petites centrales hydrauliques de production d’électricité réparties tout au long du canal, alimentaient pendant quelques heures nocturnes les maisons. Il n’y avait plus d’éclairage publique. Peu de voitures circulaient encore dans les rues ; et celles qui restaient en état de marche avaient été réquisitionnées par les comités de défense. Depuis le début des années 20 l’essence, lorsqu’on en trouvait de contrebande, était devenue hors de prix. Des marchés locaux de nourriture, des échoppes où l’on trouvait toute sorte d’invraisemblables objets recyclés proliféraient aux quatre coins des rues. Les jardins de Belleville, les parcs des Buttes-Chaumont et de la Villette, tous les squares et les friches avaient été transformés en cultures maraîchères. Les murs des immeubles furent petit à petit recouverts par des arbres fruitiers palissés, des vignes grimpantes... Des basses-cours proliféraient partout. On voyait des charrettes traînées par des mulets circuler et parfois de maigres troupeaux de brebis emmenés dans des pâturages vers les zones amies tenues par les fraternités des Bouseux de la Seine-Saint-Denis. Un tiers de la population avait quitté Paris et la proche banlieue, soit en rejoignant les territoires contrôlés par le BPR, soit vers les maquis du sud.

Awa. Tu es une Lébou. Mais tes rêves ne communiquent plus avec tes ancêtres. Ton nom d’initiation est Tiané. Comme on dit en wolof, tur da fa diss  : « le nom est dur à porter ». Tu le sais Tiané, Awa, Eve. Les tiens viennent de N’Gor, un ilôt au large de la presqu’île du Cap Vert. Tu vois la place du village que tu n’as jamais connue : le pinthiou, où les vieux se reposent et parlent avec parcimonie sous la paillotte m’bar écrasée par le soleil brûlant. Tu sais que c’étaient les femmes qui menaient les affaires, le commerce aussi bien que les rituels d’initiation. Les Lébous sont un peuple de prêtresses malgré leur ancienne islamisation. Tes ancêtres étaient des pêcheurs, depuis des temps immémoriaux. Ils savaient encore parler aux divinités, aux rab des rivières et de la mer.

Tu es un pseudopode. Comme une amibe tu te reconstitues lorsque tu détectes une nouvelle source de nourriture. Tu réagis, tu te réorganises de proche en proche autour de ce que tu découvres. Tu vas vers ce qui est bon à penser. Tu es aussi celle qui se lamente, qui est en deuil. Tu pleures les histoires tronquées des Lébous.

Fais-tu partie de l’Histoire ? Mais quelle histoire ? L’histoire des hommes ? De l’humanité ? Non. Toi, tu veux à nouveau faire partie du monde. Toi, descendante des Saltigué, les initiés, tu veux faire revivre le monde. Ton monde. Celui des tiens. Et pour ça, il te faut d’abord détruire leur histoire.

L’alerte se mit à vibrer. Un appel provenant de la zone K. Une nouvelle capture avait eu lieu. Awa sortit de sa songerie. Elle lut le message. Elle devait réagir rapidement. Il fallait déprogrammer l’avenir du groupe de maquisards qui s’était aventuré trop loin dans une des zones d’expérience augmentée. Elle se rebrancha sur la dernière application qu’elle avait bidouillée avec Abraham et s’introduisit dans l’interface.

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