Manœuvres de desencerclement

De Bacurau à Eduardo Viveiros De Castro

paru dans lundimatin#225, le 17 janvier 2020

A propos du film brésilien Bacurau de (Mendonça Filho et Dornelles), une des découverte le plus marquantes de l’automne dernier.

Quelque part dans l’arrière pays aride de l’état brésilien de Pernambouc, une bande d’étasuniens menace inexplicablement une petite communauté villageoise par un siège meurtrier. Les autorités politiques régionales ainsi que quelques blancs du Sud-Est métropolitain assurent une couverture et un soutien logistique au jeu cruel des chasseurs nord-américains. Les coordonnées temporelles et historiques des événements demeurent volontairement floues et – comme dans l’école locale, où une architecture archaïque héberge des écrans futuristes – les niveaux du passé, du présent et du futur se mélangent. C’est la dimension flottante d’une allégorie qui fait autant référence aux événements les plus contemporains qu’à des virtualités – de la mémoire (coloniale) et de l’avenir (imminent) – et qui allie l’allusion à un certain cinéma pop (western, pulp, science-fiction) à une réflexion politique terriblement sérieuse. L’opération fait presque penser aux reprises de l’histoire et des genres réalisées par Quentin Tarantino mais avec, en plus, une charge politique frontale sans devenir banale que le cinéaste hollywoodien ne possède pas. On parle du film brésilien Bacurau de (Mendonça Filho et Dornelles), une des découverte le plus marquantes de l’automne dernier.

La trame de Bacurau ne se cache pas. Au contraire, elle déploie avec franchise les nombreux liens entre sa fable dystopique et l’expérience (récente et éloignée) du territoire brésilien – sans pourtant indiquer aucune liaison explicite. Dans le siège du village hétéroclite du sertão raconté par Mendonça Filho et Dornelles se retrouvent ainsi encerclés les peuples indigènes colonisés par les portugais tout comme les tribus africaines démembrées par les esclavagistes. Mais aussi les sujets féminins et ceux LGBT+, les militants de gauche et les groupes d’habitants auto-organisés, entourés et étouffés par les menaces et les violences de l’État brésilien gouverné à présent par les intérêts criminels de la droite militaire et des élites capitalistes. La communauté plurielle et bariolée de Bacurau – formidable protagoniste collectif du film – peut incarner l’ensemble de ces groupes soumis à la violence gouvernementale, mais il peut également nous renvoyer à chacun.e des situations particulières de résistance assiégées du Brésil contemporain : de la conseillère municipale « noire, favelada, lesbienne » Marielle Franco [1] jusqu’à la résistance urbaine d’Occupe Estelita ! à Recife, berceau du magnifique court-métrage Nunca è noite no mapa d’Ernesto De Carvalho [2].

En réalité, le film de Mendonça Filho et Dornelles ne se limite pas simplement à nous suggérer l’état des lieux de nos réserves encerclées par des forces colonisatrices. Il risquerait de nous clouer à nos sièges, de resserrer le noeud autour des gorges qui étouffent, alors que la justice fabuleuse de Bacurau réside dans le mouvement de retournement insurrectionnel de sa dernière partie : là où ce sont les assiégés qui entourent (et butent) un à un les adversaires qui les menaçaient de l’extérieur. Desencerclement collaboratif des encerclés. Ici, s’achève avec jouissance ce qui ne semblait se réaliser que partiellement dans la solitude d’Aquarius, œuvre précédente de Mendonça Filho : l’histoire du siège d’une dame déterminée et fière, dressé par les plans de rentabilisation d’une grande entreprise immobilière ne pouvant pas accepter le choix de la protagoniste de ne pas quitter son lieu de vie.

En ce sens, Bacurau nous parait incarner parfaitement l’appel par lequel les penseurs étasuniens Stefano Harney et Fred Moten inaugurent The Undercommons (2013), livre de théorie politique fulgurant et radical en cours de traduction [3] : ne pas se laisser piéger par l’imaginaire de la minorité entourée (surrounded) par le pouvoir dominant, retranchée dans une auto-défense réactive. Et considérée comme clandestine, misérable, sauvage etc. C’est l’imaginaire imposé par le dominant, le point de vue central du colon-settler (de son État, de sa morale, de sa propriété…). Il nous empêche de voir la manière dont c’est le colon lui-même – barricadé dans son fort – qui se débat désespérément, environné déjà et toujours par la multiplicité libre de vies qu’il souhaiterait gouverner et réduire à l’unité par sa légalité ainsi que sa force. On est tout autour, we got politics surrounded. «  Surrounded », comme le policier qui – pris par le panique au milieu de la marée des manifestants envahissant un centre replié, verrouillé – fera recours à ce dispositif « de desencerclement » (les dangereuses grenades) défini avec un morne euphémisme par le ministère « dispositifs de protection ».

Le desencerclement est une décision impérative autant de l’imaginaire que de la pensée, sans oublier évidemment les pratiques : « Nous sommes tous susceptibles d’être confrontés, à un moment ou à un autre, en réalité à chaque moment, à devoir choisir entre “devenir-Indien” – habiter les marges, vivre aux limites de la clôture […] – ou demeurer dans les centres fortifiés, confortablement identifiés au colonisateur ». Ainsi l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros De Castro conclut un des chapitres du texte d’introduction à une édition anglaise du travail de Pierre Clastre récemment paru en français sous le titre de Politique des multiplicités [4]. Le texte de Viveiros De Castro se veut certainement comme une invitation à la (re)lecture des recherches – négligées – en anthropologie politique de l’ethnologue américaniste Pierre Clastre (1934-1977) et comme une explication de son positionnement singulier dans l’histoire et le débat de la discipline. Néanmoins, si l’édition de cet écrit détaché de l’œuvre de Clastre (comme nous le présentent les éditions du Dehors) demeure pertinente et passionnante, c’est que Viveiros De Castro fait de la pensée du français un tremplin pour discuter plus amplement les enjeux politiques d’un présent confronté, d’une part, à l’ordre unique et sans échappatoire promu par les institutions étatiques et marchandes néo-liberales et, de l’autre, aux problèmes posés par l’horizon de la crise écologique. Un tremplin pour impulser le double salt mortel d’un desencerclement ainsi que d’un décentrement des sujets qui subissent autant le premier que le deuxième ordre de problèmes (en réalité étroitement liés).

Entre l’anthropologue brésilien et son prédécesseur hexagonal, il s’agira – disons-le tout de suite, clairement – de faire de l’exemple des communauté autochtones de l’Amazonie moins un îlot exotique de survivance circonscrit par la civilisation moderne occidentale (étatique et capitaliste) qu’un dispositif nomade et désirant de recherche d’autres formes de vie autour, à travers et contre cette modernité même. Les « indiens » (terme qui vaut ici pout toute les minorités ci-dessus mentionnées, et bien d’autres encore) ne représentent pas un nom propre, mais plutôt un devenir diagonal qui indique une multiplicité de sujets divergeant des intérêts et des codes de nos souverainetés unitaires instituées [5].

Parmi les prolongements spéculatifs et engagés d’un débat qui ne saurait pas s’épuiser dans la dimension purement ethnologique, ce que l’anthropologue brésilien ne déclare pas directement sera explicité par le riche commentaire que Julien Pallotta déploie en guise de postface. En particulier, à Pallotta le lecteur devra une contextualisation précise du discours de Viveiros De Castro « au-delà de Castres », dans l’évocation contemporaine d’un « alter-Bresil ». Viveiros de Castro accompagné par le commentaire de Pallotta nous aide à reconnaitre dans le territoire brésilien – ce bloc géographique et historique singulier – un laboratoire privilégié pour identifier les limites et les alternatives des agencements du pouvoir et de la gouvernementalité auxquels nous sommes (trop) habitués. Notamment, de la dimension « occidentale » de l’État que la pensée de Frédéric Lordon a tenté à plusieurs reprises – du classique Imperium jusqu’au très récent Vivre sans – de défendre dans une perspective de gauche associant des traditions diverses comme celles spinoziste et marxiste. Non sans susciter chaque fois de nombreuses critiques : par exemple, du point de vue de la pensée anarchiste et autonomiste [6]. Il se pourrait que le terrain le plus à même de mettre à l’épreuve la pertinence du discours européen, mieux français, articulé par Lordon serait celui de l’étrangeté post-coloniale de l’Amazonie partagée par Clastre et Viveiros De Castro ou bien celle de la clandestinité afro-américaine témoignée par Harney et Moten.

Cristallisées dans des concepts comme « sociétés contre l’état » ou « la guerre », les observations de l’organisation collective des communautés amazoniennes – à leur intérieur et entre elles – menées par Pierre Clastre ont conduit sa réflexion à déconstruire radicalement le présupposé étatiste de notre imaginaire politique : unitaire, vertical, souverain. Bien que susceptibles de faire l’objet de nombreux questionnements et interprétations, les travaux de l’anthropologue français et leurs concepts-clé se transforment à travers la lecture deleuzienne de Viveiros De Castro dans une précieuse boîte à outil pour focaliser et traiter plusieurs problèmes fondamentaux, dont en particulier celui de « sociétés contre l’état » pour le résumer avec le lexique de Clastre. Au cœur de cet écheveau de problèmes demeure en effet la question essentielle du rapport politique entre une entité centrale et unique et une pluralité (contingente, locale) d’instances collectives irréductibles : l’état contre les multiplicités, pour le dire cette fois avec Viveiros De Castro. Ce qui est en jeu dans l’analyse et l’articulation d’un tel rapport est surtout une interrogation (clastrienne) autour de l’origine et des formes de la violence et de sa capture dans l’agencement du pouvoir.

Si cette question représente une source inépuisable de débat et d’expérimentations dans notre histoire intellectuelle et pratique (d’Hobbes jusqu’aux ZAD), elle nous rend aujourd’hui visite sous une forme spécifique et contemporaine qu’on pourrait relier au domaine de l’écologie politique. Nous nous referons ici, bien entendu, moins aux politiques écologiques – la gestion publique et institutionnelle des environnements – qu’à la reformulation des conditions de l’organisation collective par le prisme des expériences et des paradigmes du champ écologique qui pourraient être irréductible au modèle étatique. Viveiros De Castro ne fait pas mystère de la connexion qui associe ses enquêtes anthropologiques sur des modèles cosmologiques environnementaux en Amazonie à l’engagement dans une certaine critique politique. « Le perspectivisme, enfin, est une cosmologie contre l’état », il affirme dans les lignes conclusives de son texte où il est en train de nous suggérer que la mise à jour souhaitée de la critique de l’état par le point de vue des sociétés autonomes doit être entendue dans la perspective d’une reconnaissance attentive de la multiplicité autonome des formes de vie qui s’enchevêtrent au sein des milieux que nous habitons.

Ce serait un geste de desencerclement et décolonisation écologique à déployer à partir de Clastre, avec lui et au-delà de sa pensée. « Pierre Clastre nous a quasiment mené là » : dit Viveiros De Castro en achevant son essai. Ce « quasiment » n’est point anodin et condense, plutôt, la fonction d’amorce qu’il occupe dans le discours de son interprète brésilien. Les travaux de Clastre sur les « sociétés primitives » désignent un point de départ, un préambule pour réfléchir à nouveaux frais le problème incontournable du pouvoir et de sa relation (violente) aux altérités que l’état néoliberal et « réaliste » (pour le dire avec Mark Fischer) et la perspective écologique renouvellent [7]. En ce sens, le discours à travers lequel l’anthropologue brésilien récapitule et explicite à la lumière de Clastre plusieurs thèmes et implications de sa pensée et de notre présent demande probablement à être lui-même relu et élargi dans un réseau d’autres voix proches et contemporaines : d’Agamben à Bernard Aspe.

On pourrait terminer en établissant l’équivalence entre la « politique des multiplicités » et la politique du desencerclement – mais aussi une équivalence entre celles-ci et la dimension potentielle de la mémoire. Elles commencent chez Viveiros De Castro par la relecture des travaux passés de Clastre, comme la riposte du village de Bacurau s’achève symboliquement dans le petit musée colonial que les ennemis n’avait pas voulu visiter. L’incendie tragique du Museu Nacional do Rio en septembre 2018, de ce point de vue, nous dit quelque chose sur les obstacles que les conditions de desencerclement et de multiplication subissent dans le contexte brésilien contemporain…

Jacopo Rasmi

[1Barbara Szaniecki et Giuseppe Cocco, « Marielle Franco, le futur de Rio », in Multitudes, 2018, n. 71, p. 7-12 : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2018-2-page-7.htm

[2Une version anglaise du film est disponible en ligne : https://vimeo.com/175423925

[3Stefano Harney et Fred Moten, The Undercommons : fugitive planning and black study, New York, Minor Composition, 2013.

[4Eduardo Viveiros De Castro, Politique des multiplicités. Pierre Clastre face à l’état, Bellevaux, Dehors, 2019.

[5Voir : Eduardo Viveiros De Castro, « Les involontaires de la patrie », in Multitudes, 2017/, n. 69, p. 123-128 : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2017-4-page-123.htm

[6Voir, ici-même, Serge Quadruppani « Pour une société verticalement nouvelle » : https://lundi.am/Pour-une-societe-veritablement-nouvelle-2-2-Serge-Quadruppani

[7Marc Fischer, Le réalisme capitaliste, Génève, Entremonde, 2018.

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