Manifeste pour des savoirs sauvages

Sophie Gerber, Stéphanie Mariette, Jérôme Santolini

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Il y a quelques semaines, nous publiions dans les colonnes de lundimatin un article d’un écologue agacé, interrogeant les responsabilités, désaffiliations et silences des scientifiques et chercheurs spécialistes du climat. En réponse à cette invitation à changer de mode d’action trois chercheur.e.s appartenant à l’Atelier Bordelais d’Ecologie Politique (ABecoPol), ont rédigé ce manifeste pour des savoirs sauvages.

Pouvons-nous encore être scientifiques aujourd’hui ? Face aux crises systémiques qui menacent l’existence de nos sociétés, face à un avenir devenu effrayant et insondable, nous sommes nombreux à reconnaître la responsabilité passée de la communauté scientifique et à questionner son rôle dans la construction d’un avenir juste, digne et désirable. Déserteurs, rebelles, engagés ou résistants, chacun essaie à sa manière de redonner du sens au métier d’enseignant et/ou de chercheur, de réinscrire son activité au cœur des enjeux de ce siècle. A la croisée des chemins, nous sentons que nous devons aujourd’hui repenser en profondeur notre façon de produire des savoirs, et la nature même des savoirs scientifiques.

Nous faisons ici le constat que les activités autour des connaissances (production, transmission, partage) ont été capturées, clôturées, domestiquées pour être mises au service d’un modèle de société injuste, autoritaire, artificiel et suicidaire. Les savoirs, domestiqués, sont devenus un instrument de réification des hommes, de domination et d’exploitation du monde vivant animal et végétal ainsi que des milieux dans lesquels ils vivent. Cette capture de la connaissance est non seulement injuste, car elle ne fait qu’exclure et ne consent qu’à une minorité l’usage exclusif de l’autorité, de la puissance et du pouvoir qui en découlent. Mais elle est également néfaste pour les savoirs eux-mêmes, considérés comme outils d’intelligibilité de notre monde. Dans la mesure où ces savoirs sont devenus une forme de médiation essentielle avec le monde écologique, animal, social, humain, cette capture de la connaissance est devenue la principale menace pour l’avenir des mondes humains et non-humains. Aujourd’hui il est urgent de redonner à la recherche et à l’enseignement le sens qu’ils auraient toujours dû avoir et pour cela, il nous faut rompre avec des décennies de soumission et de service d’une machine devenue folle et incontrôlable, il nous faut libérer, réensauvager les sciences et les scientifiques.

Réensauvageons la recherche pour répondre aux crises et dénouer les nœuds qui étranglent notre rapport aux autres, humains et non-humains, pour permettre à nouveau une meilleure compréhension du monde avec lequel nous (co)évoluons. Pour retrouver la raison originelle de la connaissance, celle de nous lier au monde, il nous faut réensauvager en premier lieu notre façon de ’faire connaissance’. 

Réensauvager la recherche, c’est réaffirmer les vertus du mélange, du trouble, la nécessaire hybridation des façons de voir, de comprendre, de dire, c’est décentrer nos regards pour mieux saisir le regard de l’autre, c’est déconstruire un discours anthropocentré, pour laisser s’exprimer d’autres modalités d’être au monde. Réensauvager la recherche, c’est faire place à tous ces savoirs sauvages, invisibles et qui pourtant constituent notre monde.

Réensauvager les sciences, c’est les ouvrir à d’autres formes de connaissances, profanes, traditionnelles, nées de l’expérience. C’est faire place à des formes de savoirs ancrés dans l’histoire et les territoires, offrant divers rapports au monde, inscrits dans un monde vécu, qui laissent une trace dans l’histoire et permettent de construire un futur. Faire tomber les barrières qui isolent artificiellement ces différentes formes de savoirs, de pratiques, permettre à ces représentations du monde de s’hybrider, de s’infecter, de se féconder. Il n’y a pas un seul savoir exclusif, mais une multitude de connaissances qui nous permettent de mieux nous ouvrir au monde.

Réensauvager l’Enseignement Supérieur et la Recherche, c’est redonner toute leur place aux sciences des milieux, qui nous permettent de nous relier au monde, de le comprendre et pour accompagner au mieux notre avenir commun, sciences qui sont désormais indispensables pour faire face aux crises éco-climatiques qui barrent l’horizon de l’humanité. C’est un moyen unique de produire de nouvelles connaissances et surtout de nouvelles formes de savoirs qui permettent à toutes, tous et à chacune et chacun de comprendre son monde et d’apporter des réponses aux situations de crise que nous traversons. 

Réensauvager la recherche, c’est ouvrir les barrières, les clôtures, c’est faire sortir de leurs enclos les chercheurs dociles, soumis aux injonctions de plus en plus autoritaires d’une institution aveugle et en perdition. La liberté des chercheurs, souvent brandie comme une oriflamme, se résume de plus en plus à la liberté de rechercher les financements qui décideront des savoirs qu’ils devront produire, à la liberté d’écrire des rapports, des évaluations, des projets... qui les éloignent toujours davantage de l’émerveillement ressenti face à la complexité des mondes et du désir profond, comme un appel, de comprendre ce qui en fait la beauté. Réensauvager la recherche, c’est libérer les chercheurs d’un système qui ne leur consent comme liberté que celle d’obéir.

Réensauvager la recherche, c’est la libérer des carcans institutionnels (carrière, management, contrôle social) et épistémologiques (réductionnisme, physicalisme, modélisme) où il s’agit trop souvent de reproduire, de répéter, de valider des savoirs conformes et obsolètes. Ouvrir la démarche de recherche à une diversité de disciplines, de pratiques, de savoirs permettra de retrouver la force d’imaginer, de créer, d’élaborer de nouvelles façons de penser, de voir le monde, et d’enrichir nos façons de considérer le monde pour lui restituer toute sa complexité et toute sa richesse et sa fragilité.

Réensauvager la recherche c’est également lutter contre la brutalité des modèles dominants, ceux du monde occidental, blanc, masculin, capitaliste, ceux qui idolâtrent la compétition, la puissance, le combat et la violence, et leur opposer la diversité et la fécondité des points de vue de celles et ceux qui ont été si longtemps tenus au silence. C’est décoloniser et ouvrir l’espace des connaissances à une multiplicité de visions du monde, de langages, de pratiques, c’est s’opposer à la domination hégémonique d’un imaginaire sur nos imaginations.

Réensauvager la recherche, c’est l’inviter à réfléchir à son rapport à la technique et à la technologie, à la toute-puissance non interrogée des instruments, dont la place ne fait que croître. Dans le même temps les données s’accumulent et sont stockées à grands frais, dans une auto-justification technophile, associée aux credo parfois vains de l’’innovation’ à tout prix. Une course en avant sans limite : une domestication absolue de la recherche. Enchaînés à des dispositifs techniques qui nous permettent de produire toujours plus de données, de ’data’, de résultats, nous comprenons de moins en moins le monde dans lequel nous vivons. Réensauvager la recherche, c’est la libérer de cette emprise technique pour lui permettre de reprendre contact avec le monde et lui redonner l’envie non pas de l’expliquer, mais de le comprendre.

Réensauvager la recherche c’est l’affranchir d’un double rapport délétère au temps : celui de l’accélération inhérente à la course au progrès technique et celui de l’instantanéité des réseaux sociaux et de la promotion des résultats scientifiques où une ’nouvelle’ découverte, un ’nouveau’ résultat chassant l’autre dans une course sans fin. C’est redécouvrir le plaisir de ’prendre le temps’ de penser, d’analyser, de disséquer les questions. C’est affirmer que la recherche ne peut être enserrée dans des projets prévus sur un temps limité où expérimentations, résultats, et publications doivent se succéder dans un calendrier contraint et sans surprise.

Réensauvager la recherche c’est réaffirmer que le débat contradictoire est au centre de sa préoccupation, c’est refuser de la soumettre à d’autres injonctions (’produire’, ’innover’, ’financer’). Les connaissances ont toujours été sauvages, elles sont portées par une forme de confrontation bienveillante, respectueuse, elles ne se soumettent pas à l’autorité, elles cherchent au contraire à la contester. Le principe méthodologique qui permet la construction du savoir est précisément celui de la liberté de contester, de douter, d’éprouver une hypothèse jusqu’à la faire tomber. Cette méthode est au cœur de la démarche scientifique, et il est ainsi naturel que les savoirs qu’elle produit soient à son image : critiques. 

Enfin réensauvager les chercheuses, les enseignantes, c’est les libérer d’injonctions alignées sur le modèle économique dominant, relayées par une armée de petits hommes gris du management, aux obsessions aussi futiles que leurs tableurs et leur rhétorique, c’est échapper à leurs multiples inventions administratives pour justifier et rentabiliser l’utilisation du temps, c’est les libérer d’un contrôle social qui le met au service d’un projet de société dont nous comprenons aujourd’hui cruellement qu’il est injuste, aliénant, et suicidaire. C’est lui permettre de s’émanciper de la tutelle des puissants pour faire de ses connaissances un bien commun et mettre son savoir-faire au service de l’intérêt général.

Face aux dangers qui nous menacentet que nous contribuons à alimenter par nos pratiques, il nous faut donc réensauvager le monde des sciences et réinventer une façon de produire, de partager, de transmettre nos questions et nos connaissances afin de préserver cette belle aventure des savoirs, et d’ouvrir la possibilité d’un autre monde, différent et meilleur.

Sophie Gerber
Stéphanie Mariette
Jérôme Santolini
Atelier Bordelais d’Ecologie Politique

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