Lolium temulentum : l’ivresse de la zizanie

Kosmokritik

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

Semer la zizanie n’est pas abîmer l’ordre dans un quelconque chaos, mais révéler, par le végétal, tout ce qui l’obstrue. Voici une tentative, entre ontologie et politique, de renversement des évidences sédentaires, agricoles, productivistes que le régime de savoir moderne impose à la réalité qu’il domine, tout en rappelant à notre bon souvenir que l’ivraie et la zizanie, avant d’être les éléments moraux de quelques expressions populaires, sont des êtres vivants qui croissent malgré l’industrialisation de nos mondes

1. La zizanie n’est pas l’ivraie, mais le désordre demeure l’ivresse des potentialités d’une réalité radicalement autre. Le geste des semailles, quel que soit le bon grain dont il puisse se revendiquer, n’apportera jamais au monde que l’illusion d’un ordre calqué sur les travestissements productivistes de la croissance.

2. Le terme zizanie, dont l’origine grecque (ζιζάνιον) désigne confusément le lolium temulentum, l’ivraie enivrante, terme venant lui-même du latin ebriaca (ivre), place dans la langue un symptôme du lien possessif au territoire, stigmatisant ce qui croît, différemment, ce qui pousse silencieusement parmi la nécessité de la productivité pour finir par lui nuire. L’ivraie fait voir l’inconscient moral du productivisme qui inscrit dans la langue une fonction de discrimination entre ce qui vit pour fructifier et ce qui vit sans but. L’ivraie est une vie qui diverge de ce qui prime pour l’humain moderne, à savoir sa recherche de production. L’ivraie révèle le désordre du réel, celui d’une nature dénaturante retrouvant le sens incertain du devenir, contre toute détermination à la fructification (α).

3. La confusion qui s’opère dans la langue française entre la zizanie et l’ivraie rappelle que toute langue est fluide, puisqu’elle adopte la forme de son contenant, c’est-à-dire, depuis le néolithique, que la langue des humains a la forme de la domestication du réel, de leur volonté de désigner ce qui les entoure pour l’enclore en une fonction précise. C’est la forme de la langue qui cultive la géométrie du monde (β).

4. La langue ne sait plus ce qu’elle doit de stratégique au végétal, puisque la compréhension moderne du cosmos qui les assemble se structure en une virtualité langagière de la production, où le végétal se cloisonne à une morale de la fructification.

5. La langue doit chercher en elle la faille à son économie de la désignation. Elle doit semer la zizanie dans le champ de sa logique signifiante pour s’écarter des restrictions de la compréhension du réel. De ce fait, la langue doit établir des stratégies visant sa propre destitution, afin de ne plus s’entendre comme une institution qui permet de désigner, mais comme une force incomplète qui cherche à faire langage pour poursuivre le sens devenant du réel. Cette destitution de la langue s’avère économique puisque toute signification demeure économique, dans le sens de l’établissement d’un espace restreint et protecteur (oikos) de la norme signifiante (nomos).

6. Bien éloignée de la désignation du genre des zizaniae, telle la zizania aquatica, en d’autres termes le riz sauvage, la zizanie, par son sens qui a dérivé de la mauvaise herbe au désordre, y revient par ce que le qualificatif de sauvage entend du riz qui s’échappe de sa culture, dans l’opposition naturaliste divisant ce qui environne le sujet humain entre ce qu’il domestique et ce qu’il ne domestique pas encore ; la culture moderne des sciences et des arts n’est jamais loin de la culture d’une plante, par sa langue d’ordre qui domestique le sujet dans l’enclos opaque d’un régime de savoir édictant une manière d’être au monde. Ainsi, l’au-delà des rizières esquisse un au-delà harmonieux de la culture.

7. La récolte du riz sauvage, ou manoomin, par une tribu amérindienne comme celle des Ojibwés, ne se fait pas par une quelconque prédation du végétal, mais à la mesure d’un environnement des jonctions entre les espèces, où la plante n’est pas perçue comme une richesse de l’avoir, mais comme une richesse de l’être, dans une indistinction de la place de l’humain au cœur de son environnement (γ).

8. La moisson de la zizanie se distingue du rapport prédateur d’une économie occidentale où la terre disparaît derrière son rendement. Pour les Ojibwés, le riz sauvage est une plante sacrée. Elle connaît un rythme que les Ojibwés respectent religieusement. La plante est l’élément de leur maintien sur un territoire, et sa croissance contribue à la croissance des humains, elle fabrique un lien avec la terre, dans un rapport de don entre l’humain et son environnement (δ).

9. Semer la zizanie, ce n’est pas mettre du désordre dans l’ordre, de la décroissance dans la croissance, mais c’est placer à même l’évidence de la croissance productiviste celle d’une croissance radicalement autre, déconnectée des évidences technicistes de la croissance. Apparaît alors une croissance acosmique, qui nous propose l’autrement du cosmos, loin des dénaturations linguistiques d’un ordre logiciste que la modernité a apposé à même le cosmos.

10. De la même façon que le grec ancien a restreint le possible à l’ordre, en faisant de la négativité du cosmos une potentialité du désordre, celle de l’acosmos (ἄκοσμος), la langue a continué de dévoyer tout cosmos en une structuration normée du réel préservant le non-dit du dit, soit la politique qui gouverne à toute langue.

11. L’expression populaire, empreinte de son idéologie biblique, qui fait de l’ivraie une voie du désordre (trier le bon grain de l’ivraie, semer la zizanie, etc.), circonscrit la nature divine du monde à la nature agricole de la productivité. Il y a dans la distinction du bon grain de l’ivraie une disjonction utile de l’espace par la notion de nature, qui correspond au refus d’une nature antinaturelle, irréductible à un rapport productiviste à la terre, et s’annulant jusque dans la langue.

12. La parabole biblique du semeur, opposant le bon grain et l’ivraie, cristallise l’inconscient néolithique qui meut l’esprit de l’humain depuis plusieurs millénaires non pas seulement dans cette opposition de la bonne et de la mauvaise graine, à savoir du vivant qui se situe du côté d’une ontologie de la production et celui qui s’en échappe jusqu’à son empêchement, mais surtout par ce que la langue dit sous la langue, pour offrir un territoire à la morale économique qu’elle fonde. Ce glissement sémantique fabrique un contexte ontologique à cette morale en refermant le monde sur une finitude des possibles déploiements du réel : le champ est le monde, et ce monde n’existe que par ce qui le borne (ε).

13. La récursivité d’une critique de la langue ne doit pas conduire à une quelconque restriction relativiste de celle-ci, mais à la charge se portant contre les fixités de son ordre. Le silence de Wittgenstein n’appelle pas, malgré l’apparence de son énonciation, au silence, mais fabrique une invitation miroitante à la négation des stases du dicible, puisque la simple suggestion de l’indicible résonne comme un coup de canon porté au cénotaphe de nos irréalités et forme de ce fait l’extension sombre de nos possibles. Contre toute langue s’avère nécessaire un langage de l’indicible, qui balbutie et trébuche contre la part d’ombre de la matière. Tenter de dire l’indicible, c’est déjà triompher de l’ordonnancement du monde (ζ).

14. La totalité du monde s’esquisse dans le périmètre du champ, celui d’un espace enclos, celui d’une terre limitée à une fonction de rendement, celui d’une vision gouvernée par une langue qui ordonne : le labeur du labour parque l’humain dans le domaine économique du dicible. La terre avant d’être remuée par les mains demeure labourée par la langue. Il est à noter que ce labeur biblique se fait hiérarchiquement autour du père de famille par une langue de l’ordre et de l’asservissement, par sa structuration patriarcale, qui ordonne sans travailler, conduisant les serviteurs du père à œuvrer pour la vision productiviste du père, celle d’une domestication du monde ne désirant que le feu pour tout vivant qui ose s’en écarter.

15. Celui qui sème l’ivraie est le diable, mais le diable dans l’opposition binaire structurant une ontologie de la production acquiert certes le rôle destructif de l’improductif, mais seulement si nous entendons son caractère démoniaque à partir de la nécessité idéologique de la production. Depuis la semaison même, entendue au-delà de l’économie qui la sous-tend, dans la croissance nue d’une nature dénaturante, le caractère démoniaque acquiert une puissance d’évasion face à toute domestication, pour que la vie recouvre son pouvoir d’existence, en d’autres termes son pouvoir d’ex-sister, son pouvoir de se tenir au-devant de soi, dans la contingence de son devenir.

16. Il faut une démonologie du désœuvrement, qui prend acte du cadre idéologique des gestes de production tentant d’établir une morale du rendement, afin de déployer tout un champ du hors-champ, un espace de la croissance qui se fait excroissance. Ce qui a été désigné comme démoniaque par une morale que commande une ontologie de la production doit être sondé jusque dans les nuances de ses nuisances pour y révéler ce que cette caractérisation du démoniaque suggère des failles stratégiques de la production. La démonologie du désœuvrement dévoile le hors-champ du monde. Elle rend au réel son pouvoir à être et à dévier dans sa capacité à être.

17. La semaison de l’ivraie ne contribue pas seulement à désœuvrer le champ, elle ouvre un champ au-delà du champ, elle produit l’improductif, cisaille le champ de vision clos du labeur afin que se devinent les étendues du hors-champ dissimulées dans ses ombres.

18. L’ivraie croît pour que s’élargisse l’entendement de la croissance, pour que le champ d’action de l’humain recouvre une puissance tant de l’inaction que de l’action improductive, pour que le geste humain n’existe que pour lui-même, dans la pure contemplation de sa croissance dans l’être, et pour la possible praxis d’une contribution à cette croissance.

19. La nuit est le terreau de l’ivraie, l’espace où l’ennemi critique la culture par un geste de négation. En opposant la semence diurne et nocturne, le jour des travailleurs à la nuit du Malin, l’Évangile dispose indirectement une dialectique du productif et de l’improductif au sein d’un même phénomène de croissance, et établit ainsi, par cette ontologie de l’avoir qui va à un accaparement productif du réel, la dangereuse distinction de la vie utile et de la vie inutile.

20. Se revendiquer de la vie inutile, celle qui sème l’improductif, et non d’une quelconque vie nue que l’on subit, recompose l’apparat de la vie et entraîne sa logique économique jusqu’à son effondrement, par la revendication que la cause existe, souhaite sa propre existence sans velléité d’efficience de l’effet, voire sans velléité d’effet même, puisque la vie inutile renverse la causalité en établissant que tout événement qui ponctue le réel est à la fois cause et effet en un même instant de la contingence engendrant invariablement, sans utilité propre, un cycle de croissance moteur du réel.

21. La vie inutile se sépare de la vie nue, que l’on subit par l’exclusion de la dimension politique de la vie, pour faire éclore l’idée d’une vie dénudée, qui par sa seule volonté désœuvrerait la politique encombrant la vie afin d’y entendre un autrement du commun.

22. Pour que la vie sache encore se glorifier, elle doit apprendre à se saboter elle-même. L’ivraie enivre jusqu’à la vision d’une vie qui recouvre sa capacité à muter. L’existence produit certes de la vie, mais la vie moderne, emportée par son hyperréalité, tente d’empêcher sa motricité première d’existence, c’est-à-dire la capacité pour tout ce qui est à ex-sister, dans une dynamique contingente d’excroissance à ce que la langue ordonne dans l’être de l’étant, là où toute chose est à la fois cause et effet en soi de la déviation.

23. La parabole produit toujours l’involontaire du paradoxe, telle la mauvaise herbe qui souille irrémédiablement le béton le plus brut, et l’image de l’ivraie dans la parabole du semeur peut se découvrir au travers d’un certain retournement herméneutique, non plus dans l’improductif qui menace le productif, mais dans l’improductif qui s’échappe du productif, dans le cheminement nocturne que le diable trace hors du champ.

24. L’image de l’ivraie croît dans la nuit de la langue, là où son sens parabolique échappe à la morale close de sa littéralité. Une image sait toujours être image d’elle-même, puisque sa fabrication langagière fait aveu d’une impuissance de la désignation, et dévoile en cette impuissance ce qui excède son pouvoir désignatif de circonscrire le réel.

25. L’ivraie se place sous la langue pour fabriquer l’enivrement halluciné d’une réalité de la langue déniant le réel qui lui échappe. Le réel échappe toujours à la réalité, et c’est le labeur de la langue que d’exclure ces débordements du réel dans l’inconscient de l’indicible. L’image fait à la fois barrière et interstice de la réalité close sur elle-même, mais elle demeure l’aveu d’une fissure et, à qui sait y entrevoir, propose l’échappée herméneutique, jusqu’au cœur de l’indicible, en amont de l’intelligence des restrictions qui tient ensemble la politique du présent en tant que normativité d’une présence stricte au monde.

26. Contre une langue de la culture qui veut que toute parole produise l’image de sa volonté se dresse encore un langage des pierres, murmures lapidaires de nos devenirs lents et incertains, là où la graine qui échoue, sans racine, conserve encore le savoir du mouvoir. Jusque dans sa propre image, la graine traverse toute évidence d’ordre pour rejoindre l’imperceptible forme d’une mauvaise herbe prise dans notre urbanité des asepsies, telle l’éternité d’une résistance où la révolution est un retour sur soi, un retour transformateur qu’aucun contrôle n’arrive à éradiquer.

27. L’évidence sédentaire de l’existence s’impose à l’humain comme la virtualité du fruit, qui pousse à l’ombre de sa geste agricole, c’est-à-dire dans l’inconscient de l’ordonnancement sémantique de son geste productif. Tout ce qui l’excède constitue une nuisance à l’existence, puisque l’existence ne sait plus être ex-sistence, une tension de l’être qui s’excède, à cause de la fascination, excès contre excès, qu’a l’humain de pouvoir faire fructifier ce qui l’environne au-delà de son besoin. L’humain s’enracine, puisque l’humain dévoie l’image de la racine en oubliant son mouvement, en oubliant le mouvement du végétal toujours emporté vers l’incertitude du lointain.

28. Cultiver l’ivresse de la zizanie, c’est revenir à une existence qui va à la plénitude de son errance, à savoir celle qui la mène à la limite de l’évidence, dans une traversée harmonieuse de ce qui la définit. Errer revient à faire acte de non-productivité afin de recouvrer une capacité d’exister sans ce qui contraint l’existence au cadre normé d’un régime de savoir. Errer, errer dans l’être avec la zizanie, permet d’actualiser l’impossibilité de la forme par ce que l’environnement laisse échapper d’obscurité.

29. L’errance, spatialité des découvertes, n’est envisageable que dans la préservation d’une immédiateté autre, révélée dans la brisure du régime de savoir qui l’entrave.

30. La semence est une semonce de respecter une stricte fixité de l’espace.

31. L’ivraie empêche le fruit, la fructification de l’avoir, elle rappelle au souvenir de la terra nullius, là où le droit ne peut rien, puisque sa fonction d’encadrement de l’avoir s’émiette dans la destitution des capacités à posséder la terre.

32. Semer l’ivraie fait germer une ontologie négative, dans le sens qu’elle crée une négativité dialectique au sein d’une ontologie qui ne cherche que l’assurance de sa fixité. L’ontologie négative nie l’ontologie établie, l’édiction impérieuse de ce qui est, pour qu’éclose dans le champ ontologique un autre pôle de gravité, tel un trou noir qui aspirerait les normes de l’être et les précipiterait vers une étrangeté radicale de l’être : le non-être retrouve sa place loin de la langue et peut y déployer sa puissance de déviation dans l’être.

33. L’ivraie n’est pas un instrument de la croissance, elle est une glorification de la croissance qui s’écarte des notions économiques du progrès. L’ivraie par sa présence invasive forme une ontologie de l’être contre le règne d’une ontologie de l’avoir, tel un modèle d’une croissance radicalement autre  : à l’être-avoir de la modernité s’oppose un être-devenir du végétal. Selon cette ontologie de la croissance qu’esquisse la plante invasive, la croissance ne s’entend plus au regard d’une valeur de celle-ci, constituée à partir des possibilités d’échanger ses fruits, mais la croissance se façonne à partir d’un épanouissement de l’existence au sein d’une spatialité partagée et mouvante de l’être.

34. Dans cette image populaire et morale de la séparation du bon grain de l’ivraie se dissimule la structure close d’un régime de savoir apparu lors de la révolution néolithique. Cette dernière a conduit l’humanité à abandonner une mobilité harmonieuse de la vie dans la vie pour une fixation du territoire au travers d’une volonté de domestication de la vie par la vie. Cette domestication est à entendre dans le sens d’une virtualisation de la domus en tous les liens utiles qu’un mode de vie sédentaire et productiviste est capable d’établir avec son environnement. Tout doit se rattacher utilement à l’espace où demeure l’humain : n’y a lieu aucun souci du vivant, mais un souci de l’utilité du vivant. Une telle virtualisation entraîne de ce fait la fabrication d’un espace borné, normé, utile, et face à celui-ci, indirectement, un espace sombre, sauvage, inutile, dont l’opposition dialectique entraîne un besoin de colonisation de l’espace, un besoin d’annihilation de ce qui dévie, l’utile ne supportant la présence de l’inutile dont l’aura se figure comme une menace de la rationalité de son assise (η).

35. La domestication progressive du vivant par l’humain, qui trouve sa racine dans la révolution néolithique, a modifié le lien entre l’humain et son environnement, jusqu’à une transformation profonde de ce dernier, en y introduisant les prémices du capitalisme avec la dynamique d’une production dirigée vers son surplus. Ce lien s’altère, passant de la cueillette et de la chasse qui plaçaient l’humain dans un ensemble auquel il participait à une hiérarchisation du vivant, établie par l’agriculture et l’élevage, induite par une nécessité productiviste de la découverte d’un pouvoir, graine de l’hubris moderne : la volonté de hiérarchie, soit la récursivité d’une volonté qui souhaite placer le réel sous son emprise afin de le transformer par sa domination.

36. L’ivraie menaçant le blé rappelle qu’un autre rapport à l’espace demeure possible, par la contemplation d’une vie qui excède l’acception productiviste de la vie. Il est certes possible d’entendre la révolution néolithique comme l’avènement d’une économie de la production, mais elle correspond également à l’établissement d’une ontologie nouvelle de l’espace, dont découle l’agencement d’un milieu de vie par une politique du territoire en tant que domestication générative et patriarcale du réel (θ).

37. Les conséquences ontologiques de la révolution néolithique, malgré l’événement « récent » qu’il constitue à l’échelle de l’évolution de l’homo sapiens, forment l’inconscient du régime de savoir contemporain, qui place l’humain dans l’illusion d’un horizon indépassable du rapport sédentaire et productiviste à l’espace.

38. L’ivraie est une brisure dans l’immédiateté productiviste du rapport à la terre. L’ivraie laisse entrapercevoir que la croissance du vivant s’échappe d’une économie du vivant dirigée vers sa nécessité productive, économie (oikos-nomos) entendue ici comme la norme et la normalisation d’un espace du vivant, visant la conservation de l’ontologie finie qui l’anime.

39. Il est nécessaire d’entendre l’établissement d’une ontologie à travers une vision organique génératrice d’un régime de savoir, et qui souhaite par une plasticité idéelle son maintien, comme la vie qui cherche constamment sa survie.

40. La révolution néolithique a permis de faire émerger la notion d’avoir dans l’être ; elle a fait en sorte que le champ existe avant la terre.

41. C’est de la mauvaise graine que de considérer une graine comme mauvaise, au travers d’une quelconque appréciation morale, et ce quelle que soit la généalogie que l’on puisse établir de cette qualification. Toute graine porte la substance d’une croissance spatiale, dans l’idée d’un devenir cosmique que porte la notion héraclitéenne de phusis (ι).

42. La construction néolithique du monde correspond à l’émergence de l’idée d’appropriation du réel, par une dialectique de l’exclusion de sa jouissance. Il s’agit là des prémices d’un concept structurant la modernité humaine celui de propriété privée se distinguant de la possession, en tant que la propriété est une puissance de la possession, l’opportunité contingente de sa jouissance.

43. L’apparition de l’ivraie rend ineffectif le fructus du droit de propriété de la terre, et ainsi abîme la cohérence de cette propriété. La propriété privée du droit s’émiette face à la propriété physique du réel : la terre se défait des strates qui obstruent sa puissance contingente de laisser croître en son sein, et passe ainsi de la notion de terrain à celle de terreau.

44. Par sa croissance, l’ivraie oppose une nature productrice à une nature productive. Une nature productrice croît en tant que nature dénaturante, en d’autres termes elle participe au délestage de l’opposition entre l’humain et son environnement, la culture et la nature qu’il y désigne, pour faire réapparaître une confusion de l’intérieur et de l’extérieur au vivant, puisque la vie est toujours son propre environnement.

45. Le lien productiviste que l’humain a développé avec son environnement durant des millénaires a conduit à une acculturation de l’espace, construisant face à la culture humaine la nature non humaine.

46. La modernité a accentué la séparation entre culture et nature par l’établissement d’une artificialité de l’espace, et plus précisément de la compréhension de l’espace par ce qui le délimite, en distinguant du domaine humain l’espace sauvage du non-humain. Cette distinction n’est toutefois pas une division de l’environnement terrestre, où deux sphères du vivant cohabiteraient harmonieusement, mais le moyen d’établir une hiérarchisation des spatialités qui s’entrecroisent au bénéfice du seul humain, par l’abornement d’un espace des moyens, et de ses collectes parfois violentes, telles les pêches industrielles, la fracture des sols et les déforestations, et d’un espace de la production constitué à partir de ces moyens et de leur jouissance.

47. L’ivraie montre à quel point le vivant n’entre pas en compte dans la manière dont l’humain constitue l’artificialité de son espace propre. L’humain n’oppose pas tant l’humain au non-humain dans une compréhension ontologique des différences qui ponctuent le vivant, mais distingue l’humain du non-humain dans sa capacité, plus ou moins indirecte, à participer à un espace dont la norme n’est mue que par la seule causalité productiviste.

48. Dans une perspective naturaliste agitée par les tourments du capitalisme tardif, l’humain ne considère sa propre condition qu’au travers d’une hyperréalité de sa forme. Le rôle du corps existe avant le corps. La forme humaine moderne, centrée sur l’activité travailleuse de la création de valeur, ne conserve un sens plein que par l’efficience de sa capacité à produire.

49. Il est notable que lorsque certains courants écologistes s’alarment de la disparition des espèces, notamment causée par l’éradication industrielle des forêts, revienne la question de la disparition sous l’angle de l’utile : lesdites espèces disparues auraient pu permettre à la recherche médicale de découvrir telle ou telle molécule pour soigner telle ou telle maladie. L’écologie sans la lutte des classes n’est pas du jardinage, mais un industrialisme qui ne dit pas son nom, et à cette lutte des classes faudrait-il encore ajouter la lutte des vivants, pour ne pas dire la lutte des étants. L’humain demeure son propre centre aveugle, qui élude son poids sur le vivant par l’illusion de sa masse, modelant un point de gravité du vivant dont il serait le centre. Le vivant demeure à préserver dans une approche industrielle du vivant utile à l’humain seul. Le vivant n’a plus d’en soi, il doit être conservé sans conserver de participation à l’être. Il demeure un lieu où puiser, un lieu où récolter la semence utile à l’atavisme humain de la production. Cette réflexion sur le vivant peut être étendue à l’être du non-vivant, comme on peut le constater dans les visées prédatrices des explorations extraterrestres, où un astéroïde se résume soit à son rôle de source de minerais, soit à une curiosité astronomique de flottaison improductive, soit à une potentielle menace pour la vie productiviste des humains, et ceci en évacuant toute question du devenir géologique de l’espace dans l’entendement des liens gravitationnels et ontologiques qui se nouent entre toutes les choses.

50. L’humain n’existe plus dans un espace de croissance, mais l’humain survit face à l’espace de son accaparement. L’humain ne transforme plus le réel dans une harmonie des formes en devenir, mais l’humain produit en restreignant la forme à son rôle de création de la valeur. L’humain ne croît plus, il progresse dans sa capacité à produire. L’hyperréalité de son rapport à l’espace se résume tout entier dans le sens du terme valeur (valeo) qui a glissé de celui de bonne santé à celui de bonne santé économique. L’humain veut de la valeur pour revendiquer non sa puissance à être, mais sa puissance à avoir : il est sain grâce à ce qu’il a, il possède pour être possédé par la possession même.

51. Semer la zizanie, se placer du côté de l’ivraie et de sa croissance libre revient non pas seulement à nier le pouvoir de capitalisation sur une nature enclose face à laquelle l’humain se tient, mais aussi à refuser le rapport de production qui sépare l’humain de son environnement pour limiter la croissance à l’utilité de celle-ci. L’ivresse de la zizanie se place face à toute circonscription de l’espace pour critiquer la restriction économique d’un territoire, elle tente de faire brèche dans l’enclosure du réel, avec l’espoir qu’y jaillisse encore l’entendement d’une altérité possible de l’espace, espace qui ne se tiendrait pas face à l’humain, mais espace auquel l’humain participerait d’un même allant (κ).

52. Marx vise à juste titre l’enclosure comme une source du capitalisme, mais il ne précise pas suffisamment que celui-ci découle du principe même de vouloir faire de la terre un terrain, de l’étendue un champ, du fruit un rendement. La barrière qui borne un territoire n’est que la continuité d’un pouvoir enivré de son propre reflet, d’un pouvoir de dire la nature et son utilité, d’un pouvoir de séparer. L’ivresse de la zizanie échappe à l’enivrement d’un pouvoir de maîtrise sur un environnement donné, grâce à ce qu’elle laisse y émerger de résonances, aussi infimes puissent-elles être, dans ce que la vie partage de commun en toute croissance (λ).

53. La nature dénaturante dialectise avec le refus d’une nature libre, c’est-à-dire d’une nature complètement dénaturée, dissipée dans un champ cosmique du commun, où le vivant ne dépérit plus dans un asservissement au productivisme, là où peut croître un communisme du vivant inscrit dans un espace de contingences mû par l’accélération de sa propre croissance (μ).

54. La revendication d’une nature dénaturante face à toute désignation d’une quelconque nature, d’un quelconque état de nature rejoint la considération de l’inhumain dans l’humain, qui laisse croître dans le vase clos des définitions autocentrées que l’humain accorde aux formes qu’il perçoit de lui-même un dépassement épistémique de l’anthropocentrisme par la jonction que l’inhumain opère avec ce qui lui est étranger. La politique qui émergerait de l’inhumain serait celle de la reconstitution d’un dêmos poreux, conscient que tout acte va à son hubris s’il ne considère pas qu’il est à la fois cause et effet, dans un état quantique de la causalité, et qu’il s’inscrit dans une spatialité de l’interaction. La politique de l’inhumain ne serait donc pas celle de la décroissance, mais celle du recouvrement d’une croissance participant à la croissance de toutes les choses, et délaissant toute économie de la valeur, toute notion de progrès qui s’y développe. L’inhumain est une voie d’osmose pour un humain qui relève sa situation d’enchevêtrement avec ce qui devient en, par, avec et autour de son sujet. L’inhumain a la forme de l’ivraie dont les racines s’enroulent autour de celles du blé dans une même volonté spiralaire, volonté portée à la puissance (Wille zur Macht) du devenir et y contribuant. L’interaction de l’inhumain avec son environnement est une intrication de l’inhumain avec l’espace métamorphique de son devenir (ν).

55. Le cosmopolitisme, dans l’héritage de sa tradition antique, pose le problème de ce qui est entendu dans la notion de cosmos et dans la manière dont la politique s’y projette. La compréhension du cosmos demeure le plus souvent un prétexte anthropocentrique de l’extension de l’espace au profit des mécaniques régulatrices de la politique. Le cosmos humain n’est que le moyen de faire cité dans un prolongement de ce qui le borne, c’est-à-dire d’étendre l’idée de citoyenneté à l’ensemble du territoire terrestre, et aujourd’hui, potentiellement, à celui du système solaire. Ce cosmopolitisme n’en reste pas moins une négation du cosmos, ce dernier ne pouvant connaître de restriction ou d’extension à sa potentialité puisqu’elle est en soi illimitée et contingente. Il n’y a pas besoin d’aller sur Mars pour construire un quelconque cosmopolitisme, mais simplement d’entendre tout aux côtés de nous ce qui croît, parfois entre les fissures de nos horizons d’asphalte, malgré la réduction du réel à un ordre de la cité, audit cosmos de la politique. Il faut tenter d’entendre ce qui s’échappe d’inhumain de l’humain, dans une communauté de la croissance, là où le cosmos retrouve son acosmos, là où l’ordre n’est plus organisationnel, linguistique, mais devient un désordre dirigeant une contingence à être, et à être potentiellement dans une radicalité de l’altérité : la racine de ce qui est autrement fonde le désordre moteur du cosmos.

56. Le recouvrement politique du cosmos passe par une destitution conjointe des notions de politique et de cosmos, afin d’une part de décentrer leurs mécaniques organisationnelles et d’autre part d’expurger leur capacité à masquer de leur spatialité circonscrite la spatialité illimitée et croissante du réel, comme nous l’enseigne la cosmologie contemporaine. Une politique du cosmos devrait donc correspondre à un communisme de l’acosmos, communisme du vivant qui déborde le cadre ordonné de ce que l’humain conçoit de lui-même et du vivant qu’il subsume à la conception qu’il se fait de sa présence au monde. Il s’agit d’une politique apolitique puisqu’elle ne recherche que sa propre négation. Sa dimension apolitique découle du fait qu’elle provoque l’émiettement d’une centralisation organisationnelle autour d’une cité, aussi abstraite soit-elle, prétextant de faire monde et d’organiser le réel autour de celui-ci pour contenir tout ce qui lui échappe, en tentant davantage de recouvrir l’espace plutôt que de le recouvrer.

57. Ce communisme du vivant, tant acosmique qu’apolitique, révèle un peu de sa mécanique dans le préfixe privatif a-, qui dit une volonté de la négation dialectique afin de destituer le régime de savoir qui adjoint au réel l’évidence de ce que doit être un réel centré sur la forme humaine.

58. Un communisme du vivant libéré du centralisme humain, un communisme de l’acosmos germe dans la pénombre que l’ivraie ébauche sur une réalité de la production. Semer la zizanie permet de recouvrer l’acosmos du cosmos, de faire dialectique dans ce qui se donne à la raison comme une évidence de l’ordre, et de la hiérarchie implicite que celui-ci fabrique, pour que se devine une structuration radicalement autre, une harmonie du désordre qui prend la mesure de la contingence de son devenir. L’ivraie n’ébrèche pas seulement l’espace productiviste du champ, elle laisse paraître la lumière brute d’un cosmos négatif, inhumain, délié des bornes que l’humain impose à sa réalité.

Des graines

(α) « Ivraie en français, c’est-à-dire, plante qui rend ivre. On en connaît les tristes effets à l’intérieur. Ses qualités nuisibles étaient connues des anciens. » Alexandre de Théis, Glossaire de botanique ou dictionnaire étymologique de tous les noms et termes relatifs à cette science, Paris, Gabriel Dufour et Cie, 1810, p. 278, entrée Lolium.

(β) « La domestication des plantes telle qu’elle s’exprime par excellence à travers l’agriculture sédentaire nous a rendus prisonniers d’un ensemble annuel de routines qui façonnent notre labeur, nos modes d’habitations, notre structure sociale, l’environnement bâti de la domus et une grande partie de notre vie rituelle. […] Selon moi, ces routines annuelles et quotidiennes, avec leur caractère méticuleux, exigeant, interconnecté et obligatoire, doivent être au centre de toute analyse exhaustive du “processus de civilisation”. Elles ont enchaîné les agriculteurs aux pas et aux mouvements d’une chorégraphie minutieuse ; elles ont façonné leurs corps, ainsi que l’architecture et la disposition de la domus  ; elles ont mis l’accent, pour ainsi dire, sur un certain modèle de coopération et de coordination. En ce sens, si l’on veut bien filer la métaphore musicale, elles ont constitué le rythme de base et la basse continue de la domus. Une fois qu’Homo sapiens a franchi le Rubicon de l’agriculture, notre espèce s’est retrouvée prisonnière d’une austère discipline monacale rythmée essentiellement par le tic-tac contraignant de l’horloge génétique d’une poignée d’espèces cultivées — en particulier le blé et l’orge en Mésopotamie. » James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États [livre numérique], trad. de Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2019, Chapitre 2 Le complexe de la domus et le réaménagement du monde naturel, section Notre autodomestication.

(γ) « In the time of Thunderbeings wild rice also grew here, called by the Anishinaabe manoomin (“seed of the Creator”). » Winona LaDuke, « In the Time of the Sacred Places », dans John Hart (éd.), The Wiley Blackwell Companion to Religion and Ecology, Oxford, Wiley Blackwell, p. 76.

(δ) « In the earlier history, when the Menominee were organized along totemic lines, they believed rice was the property of the Bear and Sturgeon clans. Big Thunder (Wishkĭ’no) visited the Bear phratry, offering maize and fire in exchange for rice. The Menominee story of this event shows how much like humans the supernaturals behave, and how, allegorically, the natural elements—wind and rain—have to be propitiated to protect the harvest. » Thomas Venuum, Jr., Wild Rice and the Ojibway People, Saint Paul, Minnesota Historical Society Press, 1988, p. 60.

(ε) « Il leur proposa une autre parabole, en disant : Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain dans son champ. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. L’herbe ayant donc poussé, et étant montée en épi, l’ivraie commença aussi à paraître. Alors les serviteurs du père de famille vinrent lui dire : Seigneur, n’avez-vous pas semé de bon grain dans votre champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ? Il leur répondit : C’est un homme ennemi qui l’y a semée. Et ses serviteurs lui dirent : Voulez-vous que nous allions l’arracher ? Non, leur répondit-il ; de peur qu’en arrachant l’ivraie, vous ne déraciniez en même temps le bon grain. Laissez croître l’un et l’autre jusqu’à la moisson ; et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Arrachez premièrement l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler ; mais amassez le blé pour le porter dans mon grenier. » (Mt 13, 24-30)

(ζ) « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen). Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 112, proposition 7.

(η) « Certes, la maison est faite pour dominer un milieu physique, mais elle sert surtout à mettre en œuvre les règles et les référents de la société. Elle est, en effet et avant tout, érigée et utilisée selon des normes sociales et idéelles qui fondent le système de représentations de la collectivité qui la fabrique et l’utilise. L’habitation fait ainsi fonctionner des constructeurs (réels ou symboliques) et des utilisateurs en tant que groupe social et culturel (famille restreinte ou élargie, parentèle, lignage, clan, alliés, cercle d’amis, voisinage, corporation professionnelle, etc.). L’espace domestique et la maison, vécus et traversés au quotidien, structurent et reproduisent matériellement et mentalement, tant au niveau individuel de la maisonnée qu’au niveau global de la société, la vision partagée que cette société a du monde : les composantes de la maison séparent et articulent les domaines privé et public, les mondes féminin et masculin, le soi et l’autre, l’aire de repos et le lieu de réception, la famille restreinte et la famille élargie, le pur et l’impur, la préparation de la nourriture et sa consommation, le fermé et l’ouvert, le sec et l’humide, le haut et le bas, etc. » Anick Coudart, « La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale des petites sociétés sédentaires », dans Jean-Paul Demoule (dir.), La Révolution néolithique dans le monde [édition numérique], Paris, CNRS Éditions, 2010, par. 4-5.

(θ) « Est sauvage, on le sait, ce qui procède de la silva, la grande forêt européenne que la colonisation romaine va peu à peu grignoter : c’est l’espace inculte à défricher, les bêtes et les plantes qui s’y trouvent, les peuples frustes qui l’habitent, les individus qui y cherchent un refuge loin des lois de la cité et, par dérivation, les tempéraments farouches demeurés rebelles à la discipline de la vie sociale. Pourtant, si ces différents attributs du sauvage dérivent sans doute des caractéristiques attribuées à un environnement bien particulier, ils ne forment un tout cohérent que parce qu’ils s’opposent terme à terme aux qualités positives affirmées dans la vie domestique. Celles-ci se déploient dans le domus, non plus une unité géographique à l’instar de la sylve, mais un milieu de vie, une exploitation agricole à l’origine où, sous l’autorité du père de famille et la protection des divinités du foyer, femmes, enfants, esclaves, animaux et plantes trouvent les conditions propices à la réalisation de leur nature propre. » Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 99-100.

(ι) « De plus le mot φύσις implique, avec le verbe φύω — pousser, faire naître, faire croître —, une notion dynamique, celle d’une force productrice, génératrice. Certes le sens d’un mot dans le discours vivant ne se déduit pas de son étymologie. Telle ou telle nuance vient au premier plan. Mais, dans le cas présent, il est dit que la φύσις “aime”, ou “a coutume de”, se cacher, ce qui renvoie à une activité de la φύσις, non pas à une essence ou à une constitution fixes ou fixées, mais à une φύσις opérante, à un dynamisme constituant. » Marcel Conche au sujet du fragment d’Héraclite « La nature aime à se cacher », dans Héraclite, Fragments, traduction et commentaires de Marcel Conche, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 254-255.

(κ) « One may define enclosure as a method of increasing the productivity or profitability of land. […] By “increase in the productivity of land” I do not mean to suggest that the yield of crops per acre necessarily increased. It may have done but this is difficult to prove. I mean simply that the land was more efficiently cultivated. » Joan Thirsk, Tudor Enclosures, dans The Rural Economy of England : Collected Essays, London, The Hambledon Press, 1984, p. 66.

(λ) « Le XVIIIe siècle introduit en l’espèce un progrès en ceci que c’est la loi elle-même qui devient désormais l’instrument du pillage des terres du peuple, bien que les grands fermiers n’aient pas non plus hésité à pratiquer, subsidiairement, leurs petites méthodes privées et indépendantes. Ce vol trouve une forme parlementaire avec les “bills for Inclosures of Commons” (lois sur le clôturage des terres communales), qui étaient des décrets permettant aux propriétaires fonciers de se faire à eux-mêmes cadeau des terres du peuple et d’en faire leur propriété privée, bref des décrets d’expropriation du peuple. » Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 701 [815].

(μ) « Replacer le vivant au cœur d’une politique communiste suppose de refonder sa cosmologie sur un naturalisme renouvelé. Dans la mesure où les milieux sont des compositions interspécifiques, les natures sont des coproductions humaines et autres qu’humaines. […] Les luttes politiques pour les usages de la Terre engagent des conflits ontologiques sur la signification de la naturalité. Le multinaturalisme historique permet de penser l’autonomie, l’historicité et la multiplicité des natures. […] Mais le communisme du vivant ne peut se contenter d’une transformation cosmologique des sensibilités, il doit intervenir de manière stratégique dans les organisations politiques capables d’infléchir massivement nos rapports à la matérialité. » Paul Guillibert, Terre et Capital. Pour un communisme du vivant, Paris, Éditions Amsterdam, 2021, p. 229-230.

(ν) « Ainsi, au lieu d’opter pour le Posthumain ou le Terrestre, je préfère garder le terme d’humain et considérer la possibilité d’une alliance nouvelle entre les humains et la Terre qui éviterait la destruction du monde aussi bien que la disparition des humains, l’acosmie et l’ananthropie. Cette alliance est rendue possible par la présence de l’inhumain en l’humain. J’insiste sur cette intériorité dans la mesure où l’hypothèse spéculative-réaliste localise l’inhumain hors de l’humanité, dans les régions de l’univers privées de vie et de pensée ; or l’inhumain que je cherche à penser relève d’une expression et d’une vitalité qui se refusent à l’expression rationnelle comme à la vie normée. C’est par cette inhumanité-là que l’humain peut apprendre à communiquer avec ce qui n’est pas lui. L’inhumain n’est pas l’animalité en l’être humain, mais elle est ce qui empêche l’être humain de se prendre pour lui-même, elle est ce qui défait en son principe l’idée d’une identité-de-l’Homme. » Frédéric Neyrat, « La planète Terre, les humains et la condition d’errance : un antéhumanisme », dans Écologie & politique, vol. 55, n. 2, 2017.

Kosmokritik

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