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Ubique et logiciel libre
Il y a au moins un livre que vous avez lu, c’est 1984. Donc, vous ne direz pas que vous ne saviez pas que la disparition des mots induit la disparition des concepts qu’ils signifient. Donc, vous ne ferez pas les étonnés si, à force de parler d’« open source » au lieu de « logiciel libre », vous voyez s’effacer la dimension éthique de la mise en commun des compétences pour améliorer un logiciel. Donc, vous ne viendrez pas pleurer quand on vous aura braqués en vous parlant de protection de la « propriété intellectuelle » quand il s’agit de « monopole temporaire d’exploitation ».
Sandra LUCBERT, La Toile, Paris, Gallimard, 2017, p. 130
Le logiciel libre est apparu dans notre éthique de l’ubique comme un point incontournable sur la voie d’une informatique émancipatrice. Nous avons toutefois pris soin de le distinguer d’emblée du logiciel dit « open source ». Or cette tension entre logiciel libre et open source s’avère aussi riche d’enseignements quant à la nature du logiciel que celle que nous avons mise en lumière entre ce que nous avons appelé « le pôle numérique » et le « pôle informatique » de l’ubique. Examinons donc plus en détail ce qui différencie le logiciel libre de l’open source.
Le concept de logiciel libre est né en réaction au moment où le logiciel est devenu une marchandise, au sens capitaliste du terme, c’est-à-dire susceptible de générer de la survaleur. En effet, les logiciels des premiers ordinateurs, destinés aux milieux universitaires, étatiques ou aux grandes entreprises, étaient considérés comme des externalités sans valeur marchande, permettant uniquement d’exploiter ce qui représentait alors la source de profit de l’ubique : la vente de matériel, soit, à l’époque, des ordinateurs gigantesques aux prix exorbitants. Dès lors, les constructeurs d’ordinateurs distribuaient leurs logiciels sans aucune contrainte, en particulier pécuniaire, et sous une forme permettant aux utilisateurs de modifier ces logiciels pour les adapter à leurs propres besoins.
Puis avec la démocratisation de l’ubique, portée en grande partie par l’avènement du microordinateur pouvant équiper les foyers, une industrie du logiciel émergea – revendiquant l’exclusivité de l’édition et de la distribution de programmes d’ordinateurs, en s’appuyant sur le principe capitaliste permettant de les transformer en produits marchandisables : la propriété privée. Les logiciels, au lieu d’être distribués sans contraintes, se virent affublés de divers artifices permettant de s’en réserver la propriété technique : systèmes anti-copie, clef d’activation, ou juridiques : copyrights, brevets, secrets industriels, etc.
L’histoire raconte que Richard Stallman, hacker au laboratoire d’intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology – ou MIT, l’un des principaux centres de recherche où l’ubique naissante s’était développée depuis l’après-guerre – se trouva confronté à l’impossibilité de modifier le comportement d’une imprimante pour l’adapter afin d’être averti des bourrages papier qui arrivaient fréquemment. La raison de cette impossibilité venait du fait que le constructeur de l’imprimante la livrait avec un logiciel capable de la contrôler – un pilote – en interdisant toute modification de ce logiciel et en ne fournissant pas son code source – la suite d’instructions écrite et lisible par un programmeur ubique – mais uniquement sa version binaire – ces même instructions encodées sous forme de 0 et de 1, exécutable par un ordinateur mais largement inintelligible pour un humain.
Révolté par cette impossibilité d’échapper aux contraintes imposées par l’éditeur du logiciel – ici, le constructeur de l’imprimante, Stallman lança le mouvement du logiciel libre afin de constituer un socle de logiciels inappropriables garantissant la liberté de ses utilisateurs. Il s’appuya pour ce faire sur un instrument juridique, une licence d’utilisation des logiciels définissant les quatre libertés constitutives du logiciel libre : la liberté d’utiliser le logiciel pour n’importe quel usage, la liberté d’étudier son fonctionnement et de le modifier pour ses propres besoins, la liberté d’en redistribuer des copies et la liberté de diffuser ses propres versions modifiées.
Nous pouvons d’ores et déjà tirer quelques constats de cette anecdote narrant la genèse du logiciel libre et la définition de ce dernier selon les quatre libertés que nous venons d’énumérer. Tout d’abord, la liberté dont il est question dans le logiciel libre n’est ni celle de l’éditeur, ni celle du programmeur, mais celle de l’utilisateur de ce logiciel. Celui-ci ne doit pas voir son utilisation du logiciel contrainte par ceux-là. Cela rejoint et satisfait l’exigence éthique de maîtrise du sens donné aux calculs ubiques vis-à-vis du réel. Mais il importe également de réaliser que cette liberté de l’utilisateur repose sur la possibilité de celui-ci à comprendre et modifier le logiciel. Quand bien même il n’aurait pas les compétences techniques pour le faire, rien ne doit le lui en empêcher. C’est donc sur une négation de l’opposition, par essence capitaliste, entre producteur et consommateur, que se base le logiciel libre. Pour ne pas être soumis aux desiderata de la personne ayant produit le logiciel, celle qui l’utilise doit pouvoir à son tour saisir, participer à, et au besoin améliorer son processus de production.
Ensuite, il n’est pas anodin que l’acte de naissance du logiciel libre ait été provoqué par – ou plutôt en réaction contre – l’entreprise de marchandisation du logiciel. Il est peut-être encore un peu tôt pour en déduire que le logiciel libre est fondamentalement anti-capitaliste, mais il est en tout cas indéniable qu’il s’érige contre tout principe d’appropriation – du code et idées logicielles. Il ne s’agit pas d’opposer à la propriété privée, une propriété publique, ni même collective. Du point de vue du logiciel libre, le logiciel se situe complètement en dehors de toute notion de propriété. Et cette exclusion de la sphère de la propriété est en tout point conforme et découle directement de la nature de l’ubique, telle que notre enquête l’a exposée : tout logiciel n’a d’autre principe que d’effectuer des opérations mathématiques sur un modèle numérique de la réalité. Si une opération ou une collection d’opérations mathématiques devenaient appropriables, c’est tout un champ des mathématiques reposant sur ces opérations qui serait inaccessible – sauf à son propriétaire. Le logiciel libre a ce mérite d’avoir mis en évidence que tout logiciel – par nature mathématique – est inappropriable.
Enfin, les libertés qu’énoncent le logiciel libre ont une implication importante : celle d’imposer la disponibilité du code source, seul à même de permettre d’étudier le fonctionnement du logiciel et de le modifier à sa convenance. C’est uniquement cette dernière caractéristique que retiendra l’initiative open source.
Celle-ci s’est fondée sur la crainte que les principes éthiques du logiciel libre soient si drastiques qu’au final ils ne freinent sa propagation et son adoption, en détournant les acteurs économiques – les entreprises – de l’utiliser et de participer à son développement. Face à cette crainte, les promoteurs de l’open source ont mis en avant que l’ouverture du code source s’alignait parfaitement avec les impératifs de réduction des coûts, d’efficacité, de pérennité et de rentabilité des entreprises.
Ce qui a motivé la création de l’open source est d’emblée son adéquation avec les principes capitalistes. Premièrement, même si rien n’interdit de faire payer des licences d’utilisation d’un logiciel open source, le code source étant disponible, n’importe qui peut se le procurer gratuitement. Ainsi utiliser des logiciels open source permet d’économiser sur le coût d’achat des licences. Quant aux entreprises produisant des logiciels open source, elles peuvent monnayer les divers services associés : installation, formation, maintenance, personnalisation, etc. Deuxièmement, le code d’un logiciel open source étant potentiellement exposé à une masse de relecteurs, ses failles sont d’autant plus susceptibles d’être détectées et corrigées, produisant ainsi des logiciels plus sûrs et plus performants. Troisièmement, n’importe qui étant capable de reprendre et faire évoluer le code d’un logiciel open source, les entreprises utilisatrices se libèrent de la soumission à un unique fournisseur.
On comprend donc aisément la nécessité de se distinguer de l’open source dans une éthique visant à s’émanciper du pôle numérique, capitaliste, de l’ubique. Toutefois, il faut bien réaliser qu’un même logiciel peut être considéré comme libre ou open source. Tout dépend de la licence selon laquelle il est distribué : soit celle-ci respecte les quatre libertés du logiciel libre, soit elle se contente de stipuler l’ouverture du code – par exemple en interdisant de redistribuer soi-même toute modification pour que l’éditeur d’origine en garde l’exclusivité. Même un logiciel sous licence libre peut tout à fait être considéré comme open source – puisqu’il implique la disponibilité du code source. L’inverse n’est pas systématiquement vrai, les quatre libertés devant être respectées pour être qualifié de logiciel libre. Ce qui importe en fait, ce sont les motivations ayant présidé à l’élaboration du logiciel.
Ainsi, le célèbre navigateur web Firefox s’est ouvertement revendiqué à sa création de l’open source. Il s’agissait de bâtir un concurrent économique à Internet Explorer – logiciel propriétaire alors en position dominante, édité par Microsoft – qui puisse pallier aux déficiences de ce dernier et lui prendre des parts de marché grâce à de meilleures performances et un respect des standards. Pourtant, comme la licence d’utilisation de Firefox respecte les quatre libertés fondamentales du logiciel libre, il peut également être considéré comme tel. C’est ce qui a permis par exemple le développement de Tor Browser, qui s’appuie sur le code source de Firefox pour proposer un navigateur garant de la vie privée de ses utilisateurs.
On peut ainsi considérer que, schématiquement, la quasi totalité des motivations présidant à l’élaboration d’un logiciel résultent de deux ordres. Soit elles sont économiques : le logiciel est développé pour engendrer un profit, que ce soit de par lui-même en tant que marchandise – si toutefois cela est possible, nous reviendrons sur ce point dans un prochain volet de notre enquête – ou en optimisant un processus de production. C’est bien entendu le cas de tout logiciel dit « commercial », « propriétaire » ou « privateur », distribué uniquement sous forme exécutable par un ordinateur sans dévoiler son code source, seul compréhensible par un humain. Mais c’est également la motivation des logiciels open source, puisque nous venons de voir qu’on les qualifiait ainsi pour mettre en avant leur capacité à coïncider aux injonctions capitalistes.
Soit le développement du logiciel est motivé par la recherche d’une solution ubique à un problème. En d’autres termes, le logiciel est cette fois créé avant tout pour répondre à un besoin. Un logiciel libre ne saurait avoir d’autre but : il est uniquement développé pour l’usage que l’on en fait, en dehors de toute considération économique. De telles considérations économiques n’interviennent pas dans la conception d’un logiciel libre. Ce qui ne signifie pas que ce dernier ne puisse générer par la suite des bénéfices purement économiques. Mais les logiciels libres se situent sur un autre plan, indifférent à leur potentielle valeur économique : celui de la signification des opérations ubiques qu’ils mettent en œuvre. Un logiciel libre n’existe que pour faire ce pour quoi il existe. Et l’intégralité du sens des modélisations ubiques sur lesquelles il opère réside entièrement dans cet objectif. Il n’existe pour un logiciel libre aucune fin — ni économique, ni autre – qui lui soit extérieure. Le logiciel libre s’inscrit dans un plan d’immanence.
Il y a là un renversement complet de la logique capitaliste de la marchandise où la valeur d’usage — ce à quoi sert la marchandise – n’est qu’accessoirement le support de la valeur d’échange – ce que vaut la marchandise. Selon l’exemple classique, il est indifférent au capital que l’on vende des armes ou des jouets, ce qui compte est le prix auquel les marchandises s’échangent. Pour le logiciel libre, ce qui compte est le traitement ubique qu’il met en œuvre.
Que cela génère ou pas un gain économique est une conséquence subsidiaire dont le logiciel libre n’a que faire. Alors que c’est la raison d’être du logiciel open source.
Là est la différence entre open source et logiciel libre. Et là se situe le caractère éminemment éthique du logiciel libre. Or la conscience de cette nature véritablement éthique est largement absente chez les militants du logiciel libre, y compris dans le socle théorique sur lequel s’appuie cette communauté. L’éthique y est pourtant souvent évoquée, mais comme synonyme de la morale, se référant à des valeurs transcendantales, telles que liberté, égalité, fraternité. Il est vrai que ces valeurs s’incarnent dans le logiciel libre. Il est vrai que chacun est libre d’utiliser un logiciel libre comme il l’entend, de l’étudier, de le copier, de l’améliorer et de redistribuer ses versions modifiées. Il est vrai qu’avec le logiciel libre, toutes les utilisatrices et tous les utilisateurs sont égales et égaux, personne n’a de pouvoir sur personne. Il est vrai que le logiciel libre encourage la coopération fraternelle et à aider les autres. Mais ce n’est qu’en distinguant, comme nous l’avons fait au précédent volet de notre enquête, morale et éthique, que se dévoile la puissance profondément éthique du logiciel libre, en permettant aux pratiques ubiques de s’émanciper du pôle numérique en allant à l’encontre des principes capitalistes.
L’affirmation d’un caractère anti-capitaliste intrinsèque au logiciel libre est sans aucun doute un axe à développer, non seulement dans le cadre de notre éthique de l’ubique, mais également dans les pratiques et les discours des militants du logiciel libre. Il faut laisser à l’open source la crainte de déplaire au secteur économique. Au contraire, il s’agit pour le logiciel libre d’assumer une sortie de l’économie. Car toute économie du logiciel est une fiction aux effets pourtant bien réels, empêchant notamment d’échapper au pôle numérique de l’ubique. C’est ce que le prochain volet de notre enquête explorera…
Économie de l’ubique
L’exposition doit faire prendre conscience des mécanismes d’exploitation qui s’épanouissent avec le Web, le numérique ayant transformé les enjeux économiques. Sur Internet, les biens de connaissance ne sont plus rivaux, ils se multiplient sans s’annuler, ce qui a deux conséquences. D’une part, une abondance de données s’offre au cerveau, mais leur nombre même fait que celui-ci ne peut pas leur accorder à toutes de l’attention : la bataille pour le clic est ainsi devenue un enjeu stratégique majeur. D’autre part, les données sont aujourd’hui si faciles à stocker que cette opération est dévaluée au profit de la mise en relation des informations, opération que seul un cerveau humain peut accomplir. On fabrique donc du profit grâce à l’interaction des humains utilisant le Web. Comment mobiliser et connecter le plus grand nombre d’internautes le plus longtemps possible ? En utilisant le plaisir de l’internaute. Qui est exploité ? C’est un “nous”, la somme des perceptions et actions des utilisateurs : nous participons à l’amélioration d’un algorithme en remplissant les captchas, nous travaillons à l’écriture d’un manga/d’une série en débattant sur des forums de fans, nous accroissons l’attractivité d’un produit hors de prix en participant à un concours de logos pour Apple.
Sandra LUCBERT, La Toile, Paris, Gallimard, 2017, p. 102
Notre enquête nous a amenés à distinguer – d’après la nature même de l’ubique qui ne peut agir que dans le champ de ce qui est calculable – deux pôles en son sein. Le premier – que nous avons qualifié de numérique – présente une tendance à préserver et conforter l’ordre social actuel, i.e. le capitalisme. Le second pôle – que nous avons appelé informatique – tend au contraire à produire, à travers une Éthique – que nous avons pris soin de distinguer d’une Morale – des moyens de s’opposer à cet ordre dominant. Dans cette éthique, le logiciel libre – ici encore, à distinguer du logiciel open source – semble constituer une ligne de fuite incontournable, de par sa position en dehors et contre toute considération économique.
Mais quelle peut être une Économie de l’ubique ? Comment le capitalisme, en tant que système dominant reposant en première instance sur l’Économie politique, a pu intégrer dans ses mécanismes de valorisation les produits du travail ubique ?
Car aux yeux de l’Économie – au sens capitaliste du terme – les fruits de l’ubique sont de bien étranges produits, échappant pour l’essentiel aux critères définissant ce qui constitue une marchandise, si bien qu’on a commencé à parler à un moment donné du secteur économique de l’ubique comme d’une nouvelle économie. Les logiciels ont en effet cette particularité d’être soit suffisamment génériques pour être en tant que tels exactement identiques pour l’ensemble de leurs utilisateurs, soit, au contraire, spécifiquement adaptés à un utilisateur particulier, sans aucune utilité pour qui que ce soit d’autre. Dans le premier cas, le coût de reproduction du logiciel étant quasi nul, le prix de cette marchandise tend irrésistiblement vers zéro – soit une marchandise gratuite et donc sans intérêt pour le Capital. Dans le second cas, le logiciel peut être assimilé à une œuvre d’art qui, de par son caractère unique, échappe aux lois du marché quant à la fixation de son prix, qui est inestimable.
Cette double impossibilité à faire du logiciel une marchandise n’a posé aucun problème avant la naissance d’une industrie du logiciel. Au contraire, elle était pleinement assumée, puisqu’on n’imaginait pas alors que le logiciel puisse être une marchandise, seul l’était le coûteux matériel permettant de faire tourner ces logiciels fournis gratuitement et sans restriction d’usage. Mais dès lors que ce sont créées dans les années 1970 des entreprises ayant pour objet de vendre des logiciels, il fallut passer outre la contradiction entre logiciel et marchandise. Ce fut fait par l’intermédiaire de divers artifices juridiques ou techniques : licences d’utilisation, copyrights, brevets, DRM, mécanismes de protection contre la copie…
Ces stratégies permirent dans un premier temps la constitution d’immenses fortunes – au premier rang desquelles, celle de Bill Gates et Microsoft, mais l’on peut également citer Larry Ellison d’Oracle, qui comme Gates a figuré un temps au rang de première fortune mondiale – semblant avaliser le fait que la commercialisation de logiciels offrait un nouvel espoir pour l’accumulation du capital. Cela ne doit pas masquer le fait que ces astuces en trompe-l’œil n’ont pu être mises en œuvre qu’au prix de tordre le cou aux règles régissant fondamentalement le capitalisme, au premier chef à la soi-disant sacro-sainte concurrence libre et non faussée. Le principe commun à tous ces artifices juridiques et techniques est en effet de conférer un monopole à leur détenteur, délimitant de fait une propriété de laquelle tout concurrent est exclu. Mais une propriété bien étrange, entourant d’une clôture non seulement le produit particulier sur lequel elle est revendiquée, mais plus largement, spécialement via des brevets logiciels, sur tout logiciel fonctionnellement ou apparemment similaire.
Or une des caractéristiques économiques d’un logiciel est d’être indivisible, non rival et non exclusif. Indivisible car le coût de production d’un logiciel est indépendant du nombre de ses utilisateurs, une fois le logiciel écrit, le coût de reproduction est quasi nul. Non rival car un logiciel ne s’use pas lorsqu’on l’utilise et reste entièrement utilisable par d’autres. Et non exclusif car celui qui l’utilise ne peut pas a priori exclure tout autre utilisateur potentiel.
C’est à l’encontre de ces propriétés naturelles du logiciel, que se sont dressés les divers artifices juridiques et techniques cités, allant ainsi à rebours de l’activité capitaliste habituelle, qui est de lutter contre la rareté. Avec les brevets, les copyrights, les licences d’utilisation, les mesures techniques de protection, etc. l’industrie du logiciel s’est évertuée à restaurer une rareté artificielle dans une économie d’abondance.
Ces artifices se sont doublés de stratégies commerciales typiquement anticoncurrentielles. On peut citer la vente forcée de logiciels, systèmes d’exploitation, suites bureautiques ou navigateur Web – en l’occurrence Windows, Microsoft Office et Microsift Internet Explorer – avec chaque ordinateur ; ou les stratégies de capture – lock-in – rendant trop coûteuse la migration vers des logiciels concurrents, quand bien même ils posséderaient des avantages techniques ou économiques ; ou encore le rachat de petites entreprises concurrentes dès qu’elles émergent et avant qu’elles n’atteignent un poids susceptible de remettre en question le monopole ; le non-respect volontaire de standards, interdisant à tout concurrent d’interopérer avec le logiciel dominant…
Au final, si des fortunes ont pu s’établir via la marchandisation de logiciel, cela n’a pu advenir qu’au prix d’une dénaturation tout à la fois de ce qu’est un logiciel, mais aussi des préceptes mêmes de la marchandisation. Mais tôt ou tard, la Nature reprend ses droits. De fait, la marchandisation de logiciels en tant que tels est devenue de nos jours une activité marginale.
On peut invoquer comme explication à cet état de fait, la dématérialisation progressive des logiciels, qui ne sont aujourd’hui plus guère distribués autrement qu’en ligne. Alors que lorsqu’un support physique – bande magnétique, cassette, disquette, CD-ROM, DVD… – était nécessaire à leur diffusion, ce dernier pouvait justifier à lui seul qu’un prix soit fixé à leur achat – ce qui a été le mode de vente des sharewares, mais aussi des logiciels libres à leur origine : l’acheteur devait simplement s’acquitter du prix du support et des frais d’expédition. Et cette dématérialisation n’a fait qu’accentuer les caractéristiques – contraires aux principes de marchandisation capitaliste – de non exclusivité, de non rivalité et d’indivisibilité du logiciel, réduit désormais à un bien totalement intangible.
Ainsi privé d’être marchandisé en tant que tel, ce n’est pas tant le logiciel qui est vendu, mais plutôt le droit d’y accéder. Et les mécanismes techniques et juridiques de protection contre la copie, brevets, copyrights, DRM, etc. jouent ici un rôle déterminant pour le contrôle de l’accès aux logiciels et la marchandisation de cet accès. De même, les évolutions technologiques ayant déplacé l’exécution locale des logiciels sur l’ordinateur de l’utilisateur vers des pratiques faisant tourner ces logiciels à distance – dans le cloud – ont conduit à non plus vendre mais proposer de louer l’accès aux logiciels avec un renouvellement périodique de ces abonnements. Mais ici encore, l’artificialité de ces mécanismes semble vouer cette marchandisation à l’échec. Les logiciels libres sont d’ailleurs un vecteur direct de cet échec en revendiquant une totale liberté d’utilisation.
Si bien qu’au bout du compte, la seule manière de marchandiser du logiciel s’avère de le vendre sous forme de service. Formation, maintenance, gestion de l’infrastructure système, personnalisation, développement spécifique, etc., c’est sous ces diverses formes que s’est développée la vente de logiciels en tant que services. Mais d’une part, ceux-ci sont destinés majoritairement aux entreprises et ne peuvent bénéficier de l’effet d’échelle d’une vente massive aux particuliers. Mais surtout, en tant que services, leur valeur est immédiatement consommée, ce qui ne contribue en rien à l’accroissement de valeur exigé par le Capital.
Si le logiciel n’apporte guère de débouchés au capitalisme de l’ubique, ce dernier peut-il en revanche profiter de la marchandisation du matériel ? On revient ici dans une économie classique industrielle où la vente d’un appareil ubique ne paraît pas différente de celle d’une voiture ou d’un quelconque ustensile ménager. Il faut reconnaître que certaines sociétés de l’ubique ont pu faire fortune grâce à la marchandisation de matériel : IBM – qui depuis a peu à peu abandonné la vente de matériel –, Intel, NVidia et bien sûr Apple. Toutefois, le matériel ubique est extrêmement particulier, en cela qu’il revient en fin de compte à une machine universelle de Turing. C’est-à-dire qu’il est d’une part générique, ce qui signifie qu’une entreprise de ce secteur ne parvient à s’imposer qu’au prix de pratiques ici encore anticoncurrentielles, toujours susceptibles de conduire à un démantèlement de la part des autorités de régulation – comme ce fut le cas pour IBM. D’autre part, cela veut dire que le matériel est voué à n’avoir une utilité qu’associé aux logiciels qu’il fait tourner. Ainsi, Apple n’a pu régulièrement devenir l’une des principales capitalisations boursières qu’en érigeant un écosystème fermé où matériel et logiciel sont inextricablement liés et où l’utilisateur se voit forcé d’acheter encore et toujours les appareils de la marque pour continuer d’employer ses logiciels, développés pour ne tourner que sur ceux-ci. On est donc ici à nouveau en présence d’un dévoiement de la libre concurrence qui sous-tend le capitalisme. Cela peut marcher – Apple ou NVidia continuent d’attirer des capitaux – mais jusqu’à un certain point.
Enfin, il est courant de lire ces derniers temps que ce ne serait pas grâce au logiciel, ni au matériel, que l’ubique pourrait constituer une mine d’or, mais plutôt via les données que l’ubique accumule et qui seraient l’or noir de la nouvelle économie. Cependant, s’il existe bel et bien un marché sur lequel sont vendues et achetées des données brutes – collectées à la frontière poreuse entre légalité et illégalité –, ce n’est pas sur celui-ci que ces dernières se valorisent en majorité. C’est bien plus souvent sous la forme d’agrégats permettant la constitution de profils de consommateurs à qui adresser de la publicité ciblée. C’est-à-dire que les données ubiques ne sont principalement valorisées que pour être vendues à des annonceurs. Or le financement de ces ventes ne peut advenir que parce que les dits annonceurs auront généré par ailleurs de la valeur, qu’ils peuvent réinvestir dans la publicité, qui leur est nécessaire pour vendre ces autres marchandises produites par ailleurs et ainsi permettre à cette valeur produite par ailleurs de se réaliser. Dans ce domaine, les fortunes de Google/Alpha et Facebook/Meta sont impressionnantes, mais il ne faut pas oublier qu’elle ne se sont constituées que par captation de la valeur produite par ailleurs par les annonceurs.
L’économie qu’est capable d’engendrer l’ubique s’avère ainsi extrêmement fragile – qu’on la considère du point de vue du logiciel, du matériel, des services ou des données – pour ce qui est de son apport à la valorisation croissante de la valeur que réclame le capitalisme. Il reste toutefois un dernier point à analyser : celui de l’accroissement de productivité que promettrait l’ubique. Cette promesse date de la naissance de l’ubique et ne fait que prolonger celle originelle du capitalisme industriel : le progrès technique remplacera à terme toute nécessité de travailler pour les êtres humains. L’industrialisation a permis des rendements sans précédent par la mécanisation des activités physiques humaines, l’ubiquisation devrait permettre une productivité encore accrue de plusieurs degrés de magnitude en rationalisant les activités intellectuelles accomplies par les humains pour les automatiser. Certains allant jusqu’à prédire une société de loisir, où libéré de la nécessité de travailler, il serait loisible à tout un chacun de s’adonner à de plus nobles activités.
Cependant, le fait que cette promesse soit sans cesse répétée amène tout d’abord à penser qu’elle n’est jamais complètement réalisable. Loin d’avoir libérer l’être humain de la nécessité de travailler, les gains de productivité engendrés par les progrès techniques ont toujours plutôt eu tendance à intensifier l’exploitation du travail humain que ces progrès n’ont pas encore remplacé ou des tâches suscitées par ces mêmes progrès.
Surtout, cette promesse est tout bonnement irréalisable dans un système capitaliste reposant sur la centralité du travail humain comme seule source de la valeur et comme moyen de contrôle des activités humaines. Les effets de la mécanisation, de l’automation et de l’ubiquisation du travail n’ont pas été de supprimer l’exigence d’employer des êtres humains. Le capitalisme ne permettrait pas d’être privé de cette ressource irremplaçable qu’est le travail vivant. Ils ont plutôt été de réduire l’offre d’emplois sur le marché du travail et de déplacer l’offre restante toujours plus de la sphère de production, seule créatrice de valeur, vers celle de la circulation, visant uniquement à ce que la valeur produite soit réalisée.
Les entreprises de l’ubique dont la valeur boursière atteint de nos jours des niveaux encore inimaginables quelques décennies plus tôt, ont un nombre d’employés ridiculement faible par rapport aux géants de l’ère industrielle. Et elles créent moins de valeur qu’elles n’en captent – comme on l’a vu quant à l’utilisation à des fins publicitaires des données collectées par les plateformes ubiques qui, en fin de compte, sont financées par des annonceurs devant créer de la valeur par ailleurs.
En définitive, l’économie de l’ubique est vouée à se développer dans un capitalisme des plus agressifs, faisant fi de ses propres principes constitutifs afin de sans cesse repousser ses limites intrinsèques, conduisant à une exploitation inégalée de toute activité humaine et conditionné par une tendance croissante à la constitution de monopoles. C’est en tout cas ce que montre l’avènement des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – et des fortunes multimilliardaires de l’ubique. Ce que reproduit en somme l’économie de l’ubique, c’est cette volonté de tout accaparer, y compris ce qui n’est pas appropriable par nature. C’est là tout ce qui caractérise le pôle numérique de l’ubique : la même volonté de tout rendre numérisable, de tout faire rentrer dans le champ du calculable, y compris ce qui par nature ne peut l’être.
C’est pourquoi une éthique émancipatrice de l’ubique, soucieuse de privilégier son pôle informatique, devrait lutter contre toute forme de mise en économie de l’ubique. C’est en particulier le cas pour le logiciel libre. Il ne lui suffit plus de se poser – pour des raisons tactiques, on l’aura bien compris — en dehors de l’économie, laissant la porte ouverte au développement de cette dernière – dans l’espoir d’étendre la diffusion du logiciel libre au sein du monde de l’entreprise, et donc de l’économie. La défense des libertés informatiques impose d’assumer une position contre l’économie de l’ubique.
Ubique : clôture de l’enquête
Au Forum, tout le monde œuvre plus ou moins directement à superviser le réel, le contraindre à rentrer dans nos modèles et vérifier qu’il n’en déborde jamais. Des dompteurs d’incertitude.
Bruno MARKOV, Le dernier étage du monde, Paris, Éditions Anne Carrière, 2023, p. 226
C’est pourtant de là que peut venir le danger. De ce monde non mesurable qui ne laisse aucune trace, ne s’intègre à aucun modèle. Tous ces pans de réalité que nos algorithmes ne voient pas.
Bruno MARKOV, Le dernier étage du monde, Paris, Éditions Anne Carrière, 2023, p. 347
Nous sommes arrivés au terme de cette enquête sur l’ubique. Non point qu’elle ne pourrait encore être poursuivie en explorant des pistes que nous avons négligées ou, plus simplement, pas abordées.. Mais les résultats auxquels notre enquête est d’ores et déjà parvenue suffisent à répondre à la question initiale l’ayant motivée. L’ubique est à la fois, de par son pôle numérique, irrémédiablement vouée à se situer du côté conservateur de la domination et de l’oppression capitaliste, mais peut également constituer un instrument d’émancipation révolutionnaire grâce à son pôle informatique.
On aurait certes pu avancer d’emblée cette conclusion en s’épargnant les investigations que nous avons menées. Simplement en arguant du fait que toute science ou technique ne peut rarement, voire jamais, être abordée dans une position manichéenne. En étant encore plus simpliste, on aurait pu pousser jusqu’à décréter que toute science ou technique est intrinsèquement neutre et n’est bénéfique ou préjudiciable que par l’utilisation que l’on en fait. Ç’aurait été une méprise, coupable d’empêcher toute connaissance véritable sur la science ou la technique en question. Tant cette affirmation de neutralité est fausse et confuse, car niant le caractère situé de la genèse des sciences et techniques. Depuis la maîtrise du feu et l’usage d’outils étudiés par la paléontologie, on sait que toute technique n’advient qu’au sein d’un milieu précis, dans une configuration sociale particulière et dans un contexte spécifique faisant intervenir les inventions qui l’ont précédée, les révolutions techniques, biologiques et anthropologiques ayant permis son émergence.
Mais surtout, le chemin poursuivi par notre enquête nous a permis de dégager les caractères essentiels de l’ubique, ce qui amènera dans un instant à reformuler la question de départ. La principale découverte que nous avons faite concerne l’exposition du champ opératoire et de la limite interne indépassable de l’ubique qui ne saurait s’exercer hors du domaine du calculable. Face à cela, il existe deux attitudes possibles, comme notre Éthique l’a exposé : soit les limites sont reconnues et acceptées en déployant l’ubique au sein de ce cadre restreint, soit elles sont refoulées en prétendant que le champ du calculable, et donc de l’ubique, représente la totalité de la réalité. Ce qui nous a amené à distinguer respectivement un pôle informatique et un pôle numérique dans l’ubique, selon l’attitude adoptée.
Dès lors, il nous faut admettre que notre question initiale n’était pas idéalement posée pour cerner la problématique révolutionnaire ou conservatrice de l’ubique. Il n’y a pas lieu d’opérer une disjonction exclusive entre ces deux tendances, irrémédiablement présentes simultanément dans l’ubique. Nous pouvons plus pertinemment la reformuler ainsi : comment résoudre la tension se jouant au sein de l’ubique afin de favoriser son pôle informatique dans un objectif d’émancipation, tout en limitant et combattant son pôle numérique, facteur d’oppression, de reconduction et de renforcement de la domination ?
C’est cette question qui est au centre de notre Éthique et qu’elle s’efforce tout entière de cerner. Les propositions que nous y avons tracées représentent, sinon une réponse à cette question, tout du moins les pistes conceptuelles qu’il importe de suivre pour y parvenir. Nous pouvons en détailler quelques points saillants en guise de clôture de cette enquête.
En premier lieu, le principal danger d’une polarisation numérique de l’ubique consiste en un appauvrissement de la vie réellement vécue. Le numérique – on l’a vu dans l’analogie posée avec le capitalisme – est par nature totalitaire. Il aspire – comme le Capital – à s’étendre à l’infini et à embrasser la totalité du réel. Comme c’est chose impossible en étant restreint au domaine du calculable, le mode opératoire du numérique pour accroître sans limite son emprise, est d’accomplir un renversement : si le champ du calculable est irrémédiablement dévolu à n’occuper qu’une partie de la réalité, alors c’est cette dernière qui doit être restreinte à celui-ci. Rien de ce qui n’est calculable ne doit être tenu comme réel. Si quelque chose, un être, une relation, ne peut être mis sous forme de nombre, cela doit être considéré comme n’existant tout bonnement pas.
C’est ce contre quoi il faut lutter. Contre la réduction de soi aux chiffres établis par le self quantifiying. Contre les pratiques du néomanagement, tant privé que public, élevant au rang de seule réalité chiffrable, les reportings exprimés selon des indicateurs de performance.
Contre les décisions prises automatiquement pour accorder un prêt, évaluer une prime d’assurance, autoriser l’attribution d’une allocation ou sélectionner l’accès aux études supérieures, etc. L’horizon de cette tendance à rejeter tout ce qui ne peut être numérisé est une société gouvernée entièrement de manière cybernétique, c’est-à-dire conformément aux préceptes d’une religion de cinglés !
Contre cela, il y a à développer justement ce qui se situe hors du domaine du calculable. Il y a à s’engouffrer dans les interstices inévitablement laissés par celui-ci. Il y a à occuper les zones de l’indécidable, puisque ce dernier « est par excellence le germe et le lieu des décisions révolutionnaires ». Il y a à respecter une discipline dévolue à l’intensification des liens. Et à ne pas « monadologiser » ceux-ci – à savoir se les représenter comme des entités closes sur elles-mêmes, telles les monades leibniziennes – en considérant qu’ils se nouent entre des individus toujours-déjà donnés, mais bien plutôt entre des êtres engagés dans un processus d’individuation dans une réalité métastable. Il y a également à intensifier les phénomènes minoritaires, au moment où le numérique repose de plus en plus sur le calcul stochastique et où les statistiques, par définition, tendent à conforter et accentuer le fait majoritaire. Bref, il y a à se ménager la possibilité d’un dehors, au sein même d’une technologie numérique se voulant totalisante.
En outre, l’horizon cybernétique que vise le numérique n’a d’autre ciel que l’élimination totale, ou à tout le moins la plus vaste possible, de toute incertitude. Le réel doit être numérisé et rendu calculable pour que de ces calculs ne puisse subsister la moindre once d’imprévisible et d’imprévu. Le déterminisme le plus implacable se trouve dans la mise en chiffres de l’intégralité du monde. Seulement, cela ne fonctionne pas ! Outre le fait que le numérique ne peut s’étendre au-delà des frontières du calculable, même dans les limites de ce domaine, les calculs ne donnent pas toujours le résultat escompté. Dans tout logiciel, subsistent inévitablement des bugs, des erreurs humaines de programmation, des cas que l’on n’avait pas anticipés, etc. Le numérique, ça fuit de partout ! Il y a à se glisser dans ces fuites, à en agrandir les orifices par lesquels elles s’échappent. Il y a à devenir le bug dans la matrice.
À partir de là, il ne fait aucun doute que l’informatique peut être mis à profit dans une optique révolutionnaire. De par la puissance de traitement de l’information qu’elle permet, des moyens de communication qu’elle offre, ou de l’actualisation sans précédent de la liberté d’expression, qu’elle rend possible, il serait impensable et indésirable de vouloir se passer d’informatique lorsque l’on mène des actions révolutionnaires.
En revanche, cela reste une hérésie de s’appuyer pour ce faire sur les services mis à dispositions – même, et c’est souvent le cas, gratuitement – par les entreprises dominantes et monopolistiques du numérique. Adresses de courriel Gmail ou Outlook, messageries WhatsApp ou Messenger, réseaux sociaux X, Facebook, Linkedin ou Instagram, etc., n’ont d’autre utilité que d’accroître la richesse de celles-ci. Certainement pas de soutenir une cause révolutionnaire. Pour cela, des alternatives existent partout basées sur des logiciels libres.
Il y a un effort d’éducation à mener pour que les forces révolutionnaires se servent de ces outils libres. Cet effort devrait être poussé jusqu’à ce que chacun et chacune acquiert une sorte de littératie ubique, de manière à ne plus considérer les opérations et dispositifs ubiques comme des boîtes noires, mais d’en comprendre, ne serait-ce que grossièrement, le fonctionnement. Idéalement, l’apprentissage de la programmation pourrait être élevé au rang de connaissance de base à acquérir, au même titre que la lecture, l’écriture ou le calcul arithmétique. Car ce n’est que par la connaissance intime de comment opère l’ubique, qu’il est possible de distinguer la séparation éthique entre ses composantes numérique et informatique.
Par ailleurs, l’inextinguible soif de données du numérique a conduit à une accumulation sans précédent, concentrée entre les mains de quelques mégacorporations et services étatiques. Cela constitue à n’en pas douter ce que l’on nomme des points de défaillances uniques – SPOF, pour Single Points Of Failures en anglais. C’est-à-dire des faiblesses qui, si elles sont atteintes, remettent en cause l’intégralité de tout l’édifice. De tels talons d’Achille s’avèrent une cible privilégiée pour qui désire ébranler l’ordre établi. Nous ne disons pas que de telles fragilités soient aisées à exploiter. Mais les scénarios à la Mr Robot, les détournements de fonds initiés par Jeremy Hammond, les dénis de services orchestrés par les Anonymous, les révélations exposées par Wikileaks ou, plus prosaïquement, les sabotages de centres de données, sont sans nul doute amenés à se multiplier. Les États s’appuient déjà sur ce genre de tactiques à l’heure où toute nouvelle guerre comporte une composante de cyberwar. L’espionnage industriel et les guerres économiques entre multinationales également. Il n’y a pas de raisons que des organisations révolutionnaires suffisamment structurées n’en fassent autant.
Enfin, pour conclure cette enquête, il nous faut souligner que celle-ci s’est principalement attachée à montrer comment le pôle numérique de l’ubique était en parfaite adéquation avec le capitalisme, renforçant même sa domination. Mais l’analyse pourrait être reconduite et transposées à toute autre forme d’oppression : patriarcat, colonialisme, racisme, homo ou transphobie, etc.
S’il fallait rouvrir notre enquête, ce serait pour établir l’impact de l’ubique, de ses pôles numérique et informatique, dans ses rapports avec chacune de ces formes de domination. Mais, d’ores et déjà, il est possible de la relire – à l’exception bien entendu des volets spécifiquement dédiés à l’axiomatique du capital ou au pôle capitaliste – en substituant au capitalisme l’une ou l’autre de ces autres formes. En particulier, les principes éthiques que nous avons dégagés s’appliquent de manière égale à chacune d’elles.
Cette enquête se ferme donc sur les lignes de fuite que notre Éthique de l’ubique a ouvertes et qu’il convient de poursuivre…










